Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B... A... a demandé au tribunal administratif d'Amiens d'annuler la décision du 21 janvier 2020 par laquelle la ministre chargée du travail, d'une part, a retiré sa décision implicite de rejet du recours hiérarchique de la société Nutrimaine, née le 20 décembre 2019, d'autre part a annulé la décision de l'inspecteur du travail du 12 juillet 2019 portant refus d'autoriser le licenciement de M. A... puis a autorisé ce licenciement. Il a également demandé que soit mise à la charge de l'Etat, la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n° 2000866 du 5 mai 2022, le tribunal administratif d'Amiens a annulé les décisions de la ministre chargée du travail en date du 21 janvier 2020 et a mis à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à M. A... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 1er juillet 2022, le 30 novembre 2022 et le 6 février 2023, la société par actions simplifiée (SAS) Nutrimaine, représentée par Me Launay, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter les demandes présentées par M. A... devant le tribunal administratif d'Amiens ;
3°) de mettre à la charge de M. A..., à verser à la société Nutrimaine, une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement attaqué est entaché d'erreurs de fait et d'appréciation en ce qui concerne la réalité du motif économique ;
- le motif de sauvegarde de la compétitivité retenu par la ministre du travail pour autoriser le licenciement est fondé ; il repose sur la baisse de la consommation en France des poudres chocolatées qui a généré une diminution régulière du volume des ventes entre 2010 et 2019 ; les parts de marché de Nutrimaine ont diminué entre 2018 et 2019 ; sa capacité à organiser des campagnes publicitaires et à innover est largement inférieure par rapport aux concurrents ; son activité est fortement tributaire de la volatilité des cours du cacao ; construite en 1972, l'usine de Faverolles constitue un outil de production vétuste ; pour l'appréciation de la menace pour la compétitivité, les choix de gestion de l'employeur quant à la stratégie commerciale ou quant aux investissements qui seraient nécessaires pour moderniser l'usine et les lignes de production ne peuvent être utilement invoqués par les salariés.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 28 octobre 2022 et le 18 janvier 2023, M. A..., représenté par Me Ghenim, conclut au rejet de la requête présentée par la société Nutrimaine et à ce qu'une somme de 1 500 euros soit mise à sa charge au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les moyens soulevés dans la requête d'appel ne sont pas fondés ;
- la décision autorisant son licenciement est entachée d'erreur d'appréciation quant au motif économique dans la mesure où il n'existe aucune menace sur la compétitivité de la société Nutrimaine.
Par un mémoire, enregistré le 9 janvier 2023, le ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion conclut à ce qu'il soit fait droit à la requête de la société Nutrimaine et à l'annulation du jugement.
Par une ordonnance du 6 février 2023, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 27 février 2023 à 12 h 00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code du travail ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Frédéric Malfoy, premier conseiller,
- les conclusions de M. Nil Carpentier-Daubresse, rapporteur public,
- et les observations de Me Maazouz, pour la société Nutrimaine, et de Me Ghenim, pour M. A....
Considérant ce qui suit :
1. Filiale française indirecte du groupe allemand Krüger GmbH et Co.KG, la société par actions simplifiée (SAS) Nutrimaine est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation, sous les marques Banania et Benco, de poudres chocolatées et dérivés tels que la pâte à tartiner et les capsules. Au début de l'année 2018, elle employait quarante-huit salariés dont quarante sur son site de production de Faverolles, situé dans le département de la Somme. Le 6 décembre 2018, la société Nutrimaine a fait connaître un projet de réorganisation de son activité prévoyant la fermeture de son unique unité de production française et le transfert de la production à Bergisch Gladbach, en Allemagne, s'accompagnant de la mise en œuvre d'un plan de sauvegarde de l'emploi, pour sauvegarder sa compétitivité économique. Dans le cadre du projet de fermeture de l'usine de Faverolles, la société Nutrimaine a sollicité l'autorisation de licencier, pour motif économique, sept salariés bénéficiant du statut de salarié protégé, parmi lesquels, M. B... A..., conducteur process détenant un mandat de membre élu titulaire à la délégation du personnel au sein du comité social et économique (CSE) de l'entreprise. Par une décision du 12 juillet 2019, l'inspecteur du travail de la 6ème section d'inspection du travail de l'unité territoriale de la Somme a refusé d'autoriser la société Nutrimaine à licencier M. A..., au motif que la menace sur la compétitivité de l'entreprise n'était pas avérée. La ministre chargée du travail qui, dans un premier temps, avait implicitement rejeté le recours hiérarchique formé le 14 août 2019 par la société Nutrimaine, a, par une décision du 21 janvier 2020, retiré ce rejet implicite, puis annulé le refus de l'inspecteur du travail et autorisé le licenciement de M. A.... La société Nutrimaine relève appel du jugement du 5 mai 2022 par lequel le tribunal administratif d'Amiens a annulé la décision du 21 janvier 2020 par laquelle la ministre chargée du travail a notamment autorisé le licenciement de M. A....
Sur le bien-fondé du jugement :
2. Aux termes de l'article L. 1233-3 du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige : " Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment : (...)3° A une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ; (...) Les difficultés économiques, les mutations technologiques ou la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise s'apprécient au niveau de cette entreprise si elle n'appartient pas à un groupe et, dans le cas contraire, au niveau du secteur d'activité commun à cette entreprise et aux entreprises du groupe auquel elle appartient, établies sur le territoire national, sauf fraude. (...) Le secteur d'activité permettant d'apprécier la cause économique du licenciement est caractérisé, notamment, par la nature des produits biens ou services délivrés, la clientèle ciblée, ainsi que les réseaux et modes de distribution, se rapportant à un même marché. (...) ".
3. En vertu des dispositions du code du travail, le licenciement des salariés protégés, qui bénéficient, dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent, d'une protection exceptionnelle, est subordonné à une autorisation de l'inspecteur du travail dont dépend l'établissement. Lorsque le licenciement d'un de ces salariés est envisagé, ce licenciement ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées ou l'appartenance syndicale de l'intéressé. Dans le cas où la demande d'autorisation de licenciement est fondée sur un motif de caractère économique, il appartient à l'inspecteur du travail et, le cas échéant, au ministre, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si la situation de l'entreprise justifie le licenciement, en tenant compte notamment de la nécessité des réductions envisagées d'effectifs et de la possibilité d'assurer le reclassement du salarié dans l'entreprise ou au sein du groupe auquel appartient cette dernière. Il résulte également des dispositions précitées que la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise peut constituer un motif de licenciement économique à la seule condition que soit établie une menace pour la compétitivité de l'entreprise, laquelle s'apprécie, lorsque l'entreprise appartient à un groupe, au niveau du secteur d'activité commun à cette entreprise et aux entreprises du groupe auquel elle appartient, établies en France.
Sur le motif économique du licenciement :
En ce qui concerne le secteur d'activité :
4. Il ressort des pièces du dossier que l'usine de Faverolles produit des poudres chocolatées commercialisées dans la grande distribution sous les marques Banania et Benco mais aussi sous les " marques des distributeurs " (MDD) vendues en hypermarché, ainsi que pour le marché export MDD à destination de l'Espagne. L'usine de Faverolles constitue le seul site de production de la société Nutrimaine en France dans le secteur d'activité de la poudre chocolatée et dérivés comprenant la fabrication de poudre de cacao pour la préparation des boissons chocolatées instantanées et la fabrication de dérivés tels que la pâte à tartiner ou les capsules de chocolat en poudre. Pour l'application des dispositions de l'article L. 1233-3 du code du travail précité, la cause économique du licenciement doit, par suite, être appréciée au niveau de ce secteur d'activité.
En ce qui concerne l'existence d'une menace pour la compétitivité :
5. Lorsqu'il est saisi d'un recours hiérarchique contre une décision d'un inspecteur du travail statuant sur une demande d'autorisation de licenciement d'un salarié protégé, le ministre chargé du travail doit, soit confirmer cette décision, soit, si celle-ci est illégale, l'annuler puis se prononcer de nouveau sur la demande d'autorisation de licenciement compte tenu des circonstances de droit et de fait à la date à laquelle il prend sa propre décision.
6. Pour estimer qu'était établie l'existence de menaces pesant sur la compétitivité nécessitant une réorganisation de la société Nutrimaine, la ministre chargée du travail s'est fondée sur la baisse régulière de la consommation, en France, des poudres chocolatées et corrélativement du tonnage produit par l'entreprise dans un contexte de marché fortement concurrentiel, sur la diminution significative de son résultat d'exploitation entre 2016 et 2018, sur la très forte volatilité du cours du cacao qui a connu une augmentation de 30 % au premier trimestre 2018, sur la moindre capacité d'investissements publicitaires et d'innovation de la société Nutrimaine, dans un secteur d'activité largement dominé par les groupes Nestlé (marque Nesquik) et Eurazeo (marque Poulain) et enfin sur un outil de production vétuste et non-adapté aux évolutions du marché.
7. En premier lieu, il est constant qu'entre 2010 et 2018, le phénomène de déconsommation massive des poudres chocolatées en France, a entraîné un recul général du volume des ventes, de l'ordre de 27 %. Selon la note économique établie par la société Nutrimaine, cette tendance s'est accentuée sur la période 2016-2018 où des baisses de 7,2 % en volume ont été enregistrées, atteignant même 30 % sur les seuls mois de juillet à septembre 2018. Dans ce contexte, il ressort des données du cabinet d'analyses des performances économiques produites par la société Nutrimaine, que cette dernière a subi, durant cette dernière période, une réduction du volume de ses ventes de 15,9 % tandis que la tendance observée chez les autres acteurs principaux du marché montre une baisse moyenne de 9,5 %. Selon le même cabinet, sur la même période, les données relatives aux parts de marché montrent que la société Nutrimaine est passée de 13,7 % à 12,7 % de parts de marché. Si ce taux lui permet de se maintenir au quatrième rang, elle se trouve confrontée à un marché fortement concurrentiel, dominé par les groupes Nestlé et Eurazeo ainsi que par les marques des distributeurs qui, en juillet 2019, représentaient respectivement 41,4%, 20,3 % et 16,5 % de parts de marché. Dans ce contexte, la société Nutrimaine a maintenu, entre les années 2015 et 2017, son chiffre d'affaires à une valeur moyenne de 21 millions d'euros et a enregistré un résultat d'exploitation en légère diminution passant de 2,75 millions d'euros en 2015 à 2,36 millions d'euros en 2017, mais son résultat prévisionnel pour l'année 2018, estimé à 1,54 million d'euros marque une baisse significative. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que la stabilité de son chiffre d'affaires s'explique par le développement des pâtes à tartiner et capsules, qui représentent 13,30 % de celui-ci mais ne sont pas produites par l'usine de Faverolles, alors que, parallèlement, la part des poudres chocolatées de marques Banania et Benco fabriquées par les lignes de production de cette usine, dans ce même chiffre d'affaires, est passée de 83,4 % en 2015 à 78,8 % en 2017.
8. En deuxième lieu, si, pour les besoins de sa production, la société Nutrimaine a bénéficié des achats de cacao effectués par le groupe Krüger dont elle est une filiale et si les données du rapport du cabinet d'expertise comptable mandaté par le CSE font état d'une baisse du prix d'achat au kilo du cacao de 20 % entre les années 2016 et 2018, ces données ne sont pas contradictoires avec celles du rapport cité au point 7 qui relèvent que, sur les trois premiers mois de l'année 2018, les prix des contrats à terme ont enregistré une hausse de 25 % sur la bourse des matières premières de Londres et de 37 % sur le Nymex de New York. Ces variations brutales du prix des matières premières, confirment ainsi que la société Nutrimaine exerce son activité dans un secteur fortement dépendant de la volatilité du cours du cacao.
9. En troisième lieu, pour caractériser le risque d'atteinte à sa compétitivité, la société Nutrimaine invoque sa moindre capacité d'investissement pour promouvoir ses produits et pour innover, comparativement aux moyens détenus par ses concurrents Nestlé et Eurazeo. A cet égard, les données chiffrées de la note économique, non contestées, montrent que la société Nutrimaine dispose d'un budget publicitaire très inférieur à ses deux concurrents directs alors que, dans un contexte fortement concurrentiel, elle souhaite renforcer sa stratégie commerciale visant à mieux valoriser sa marque Banania, qui dispose d'un fort taux de notoriété, en développant de nouveaux produits sous cette appellation.
10. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment des rapports d'un cabinet spécialisé dans l'ingénierie des bâtiments et d'un bureau d'études, spécialisé notamment dans la gestion des risques afférents aux constructions, que l'usine de Faverolles, en service depuis 1972, présentait de nombreuses non-conformités en regard, d'une part, de la réglementation sur l'amiante présente dans une grande partie des locaux et, d'autre part, de ses performances énergétiques. Il ne ressort d'aucun de ces rapports que la poursuite de l'activité aurait été rendue impossible en regard des contraintes d'hygiène et de sécurité alimentaire ainsi qu'en atteste l'attribution, depuis sept ans, de la note de 97 % au titre de la certification International Food Standard (IFS). Toutefois, il ressort des pièces du dossier qu'en raison de la vétusté des lignes de production de l'usine de Faverolles et en particulier de leur manque d'adaptabilité, la société Nutrimaine n'a pu répondre à un appel d'offres pour le marché ibérique, étant dans l'incapacité de produire en continu des poudres sans gluten dans des formats de 1,3 kg équipés d'une étiquette dite " sleeve ", induisant une perte de commande de 650 tonnes représentant 9% de la production annuelle de l'usine. Enfin, si, les salariés font valoir que la mise en conformité des locaux, évaluée par le bureau d'études susmentionné à la somme de 891 000 euros, ainsi que l'adaptation de lignes de production de l'usine, qu'ils estiment réalisable à hauteur de 30 000 euros, pouvaient être envisagées à un coût nettement inférieur à celui de 10,3 millions d'euros estimé par le cabinet spécialisé dans l'ingénierie des bâtiments pour un projet de construction d'une nouvelle usine dotée de nouvelles lignes de conditionnement, une telle appréciation relève des choix de gestion de l'employeur et non du juge administratif.
11. Il résulte ainsi de l'ensemble de ces éléments que la ministre chargée du travail n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en considérant qu'il existait une menace sur la compétitivité de l'entreprise, justifiant qu'elle autorise, sur le fondement de l'article L. 1233-3 du code du travail, le licenciement pour motif économique de M. A....
12. Il résulte de tout ce qui précède que la société Nutrimaine est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Amiens a annulé la décision du 21 janvier 2020 de la ministre du travail en tant qu'elle a autorisé le licenciement de M. A....
13. Il s'ensuit que la demande présentée par M. A... devant le tribunal administratif d'Amiens ne peut qu'être rejetée.
Sur les frais liés au litige :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la société Nutrimaine, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme dont M. A... demande le versement au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens. Par ailleurs, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. A... la somme dont la société Nutrimaine demande le versement sur le fondement des mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du 5 mai 2022 du tribunal administratif d'Amiens est annulé.
Article 2 : La demande présentée par M. A... devant le tribunal administratif d'Amiens et ses conclusions présentées devant la cour sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société Nutrimaine sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A..., à la société par actions simplifiée Nutrimaine et au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion.
Délibéré après l'audience publique du 7 novembre 2023 à laquelle siégeaient :
- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 novembre 2023.
Le rapporteur,
Signé : F. Malfoy
La présidente de chambre,
Signé : M-P. Viard
La greffière,
Signé : N. Roméro
La République mande et ordonne au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme
La greffière,
N. Roméro
N° 22DA01397 2