Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme B... D... a demandé au tribunal administratif de Mayotte
de condamner l'Etat à lui verser une indemnité d'un montant total de 2 454 723,53 euros
en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de l'illégalité de l'arrêté
du 11 octobre 2011 par lequel le préfet de Mayotte a supprimé la charge d'huissier dont elle avait été titulaire et de l'absence de désignation d'un huissier intérimaire pour assurer la gérance de l'étude.
Par un jugement n° 1500550 du 4 décembre 2017, le tribunal a rejeté les conclusions relatives à l'indemnisation d'un préjudice moral ainsi que des sommes exposées au titre des frais de procédure consécutifs à la suppression de la charge d'huissier, de la location des locaux de l'étude et du capital restant à rembourser sur des emprunts professionnels, et a ordonné une expertise avant de statuer sur le surplus de la demande.
Par un jugement n° 1500550 du 21 octobre 2020, le tribunal a rejeté le surplus
de la demande et a mis les frais d'expertise de 39 340 euros à la charge de Mme D....
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 16 décembre 2020 et des mémoires enregistrés
le 21 décembre 2020, le 4 mai 2021, le 10 mai 2021 et le 4 juillet 2022, Mme D..., représentée par la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer le premier jugement en ce que, après avoir retenu des fautes de l'Etat et ordonné une expertise partielle, il a rejeté certaines de ses demandes, et d'annuler intégralement le second ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser les sommes de 1 126 869 euros ou subsidiairement de 1 017 216,99 euros au titre de son préjudice financier, de 28 613,32 euros au titre du licenciement de son personnel et de 500 000 euros au titre de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat les dépens incluant les frais d'expertise, ainsi qu'une somme de 15 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la minute du jugement du 4 décembre 2017 ne comporte pas l'ensemble des signatures exigées par l'article R. 741-7 du code de justice administrative, et le jugement
du 21 octobre 2020 est insuffisamment motivé en ce qu'il ne comporte aucun visa ni aucune mention du rapport d'expertise que les juges avaient pourtant ordonné dans leur premier jugement avant dire droit ;
- le premier jugement a omis d'examiner la responsabilité sans faute de l'Etat pour rupture de l'égalité devant les charges publiques ;
- l'Etat a commis une faute en supprimant la charge d'huissier dont elle était titulaire et en s'abstenant de faire procéder à la désignation d'un huissier intérimaire chargé de la gérance de l'étude comme le prescrivait l'article 13 de l'acte n° 29 du 31 décembre 1970 de la chambre des députés de Mayotte, de sorte que le compte professionnel de l'étude n'a plus fonctionné tant en débit qu'en crédit ; ces fautes retenues par le tribunal ouvrent droit à réparation ; au demeurant l'arrêté du 11 octobre 2011 n'était pas motivé ;
- à titre subsidiaire, la responsabilité sans faute de l'Etat est engagée pour rupture d'égalité devant les charges publiques ;
En ce qui concerne la régularité de l'expertise :
- l'arrêté du 11 octobre 2011 a été pris par le préfet de Mayotte, et le ministre de la justice, qui n'avait que le statut d'observateur, n'avait pas à intervenir dans le cadre de l'expertise ; le contradictoire a été respecté à l'égard du préfet de Mayotte lors de l'expertise, qui n'est donc pas irrégulière :
- si la cour retenait une irrégularité, l'expertise conserve sa valeur probante à titre d'élément d'information ;
En ce qui concerne les restants dus :
- contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, l'absence de désignation d'un huissier intérimaire a empêché le fonctionnement de son compte professionnel en débit et en crédit, ce qui a d'ailleurs conduit le procureur de la République à saisir le tribunal de Mamoudzou
le 21 décembre 2011 en vue de sa liquidation judiciaire au motif que l'arrêté préfectoral
du 11 octobre 2011 lui interdisait d'accomplir tout acte relevant de son ministère d'huissier ; le blocage de son compte professionnel tant au débit qu'au crédit à la suite de la suppression de l'étude a été établi par l'expertise et admis par l'administration dans son mémoire enregistré
le 17 octobre 2019 ; l'expert a constaté qu'aucune écriture n'avait été passée au-delà
du 31/12/2012 et a isolé des restants dus pour un montant total de 1 407 143 euros ; c'est ainsi à tort que le tribunal a jugé que le préjudice n'était pas certain ;
- l'expert a constaté qu'elle s'était trouvée dans l'incapacité de recouvrer les honoraires dus sur les différentes natures de dossier et a procédé à une détermination fiable et précise des sommes à recouvrer qu'il a fixée à 1 126 869 euros après application d'un taux
de non- recouvrement ; cette somme correspond au bénéfice personnel qu'elle aurait réalisé, et il n'y a pas lieu d'appliquer un taux de charges de 46 % dès lors qu'elle a supporté et payé les charges sans pouvoir encaisser les produits ; à titre subsidiaire, elle demande 1 017 216,99 euros après application d'un taux de non-recouvrement ;
- le rapport d'audit du 3 mars 2011 réalisé pour le compte de la Chambre nationale des huissiers de justice a entraîné l'ouverture d'une information judiciaire ; le juge d'instruction s'est fondé sur une nouvelle expertise dont le rapport remis le 15 juin 2012 n'a fait état ni de facturations indues, ni d'une comptabilité frauduleuse ou non probante en raison d'une prétendue utilisation inadaptée du logiciel comptable, et une ordonnance de non-lieu a été rendue
le 16 mai 2013 ; aucun défaut de méthode ne saurait être reproché à l'expert missionné par le tribunal qui a qualifié la comptabilité de " classique " et a examiné la situation de l'étude
à la date du 31 décembre 2012, alors que la comptabilité avait été régularisée à la fin de
l'année 2011 comme il est précisé dans l'ordonnance de non-lieu du 16 mai 2013 ;
- si l'article 2489 du code civil créé par ordonnance du 23 mars 2006 a rendu ce
code applicable à Mayotte, il n'y a pas rendu applicable l'ancien article 2272, en vigueur jusqu'au 19 juin 2008, selon lequel l'action des huissiers pour le salaire des actes qu'ils signifient et des commissions qu'ils exécutent se prescrit par un an ; quand bien même
l'article 2272 aurait été applicable à Mayotte, cette circonstance n'aurait pas empêché l'application à ses créances de la prescription quinquennale prévue à l'article 2224 du code civil applicable à compter du 19 juin 2008, de sorte qu'elles seraient restées exigibles en
octobre 2011, et même en 2012 ; subsidiairement, la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 étant d'application immédiate, la prescription ne concernerait que les créances nées avant
le 17 juin 2007, de sorte que le préjudice devrait être fixé à 1 017 216,99 euros ;
En ce qui concerne les autres préjudices :
- elle est recevable et fondée à contester le rejet, par le jugement du 4 décembre 2017, des demandes de 500 000 euros au titre de son préjudice moral, qu'elle élargit en appel aux troubles dans ses conditions d'existence , de 120 000 euros au titre du préjudice lié aux frais de procédure, de 161 000 euros au titre de la location des locaux de l'étude et de 473 778,17 euros représentant le montant cumulé du capital restant à rembourser au titre de quatre emprunts professionnels souscrits auprès de la Caisse des dépôts et consignations ; elle renvoie à ses écritures de première instance, qui sont jointes ;
- elle justifie de l'écho médiatique et de la suspicion entraînées par la fermeture de son étude ; les journaux locaux l'ont présentée comme une délinquante, la Caisse des dépôts et consignations a justifié le blocage de son compte professionnel auprès des établissements bancaires en affirmant qu'elle faisait l'objet d'une liquidation judiciaire et qu'elle avait émis des chèques postérieurement au 11 octobre 2011 au mépris d'une interdiction bancaire, et le procureur de la République a demandé sa liquidation judiciaire ; elle a engagé de nombreuses démarches pour faire reconnaître ses droits et se trouve privée depuis près de dix ans
de 1 126 869 euros au titre des restants dus et de 754 778,17 euros au titre des autres préjudices, ce qui a nécessairement une incidence sur ses projets professionnels et personnels ; l'Etat doit ainsi être condamné à lui verser la somme de 500 000 euros au titre de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence ;
- elle n'a jamais entendu abandonner la demande de 28 631,32 euros présentée dans sa demande introductive de première instance, mais l'avait incluse dans le préjudice plus général de frais de procédure résultant de la suppression de la charge d'huissier, au titre duquel elle demandait 120 000 euros dans son mémoire enregistré le 25 septembre 2017 ; la suppression de sa charge a été la cause directe du licenciement de ses dix salariés dès lors que si un successeur avait été désigné, il aurait dû poursuivre l'activité de l'étude avec ses salariés en vertu de
l'article L. 122-12 du code du travail alors applicable à Mayotte ; elle a ainsi droit à la somme
de 28 631,32 euros, sans que l'administration puisse utilement faire valoir qu'il se serait agi d'une charge pouvant être déduite de la déclaration fiscale.
Par un mémoire en défense enregistré le 3 juin 2022, le garde des sceaux, ministre
de la justice, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire à la limitation
de la responsabilité de l'Etat à 50 % des préjudices subis après déduction de la somme
de 558 478,29 euros correspondant aux créances prescrites, et à titre très subsidiaire à ce que la condamnation de l'Etat soit déterminée après déduction de cette dernière somme.
Il fait valoir que :
- c'est à bon droit que le jugement du 4 décembre 2017 a rejeté les demandes relatives au préjudice moral, aux frais de procédure, aux frais d'honoraires des mandataires désignés par le tribunal de grande instance et aux loyers des locaux de l'étude, et aucun élément nouveau n'est apporté en appel concernant ces préjudices ;
- alors qu'il est défendeur à l'instance, l'expertise n'a pas été réalisée à son contradictoire, de sorte qu'elle est irrégulière ; ainsi, le rapport d'expertise ne peut établir la réalité d'aucun des postes de préjudices invoqués, lesquels apparaissent ainsi injustifiés ;
- l'article 13 de l'acte n° 29 du 31 décembre 1970 ne s'applique pas au cas dans lequel il est mis fin d'office aux fonctions d'un huissier ayant atteint l'âge de 60 ans révolus ; au demeurant, à la date de l'arrêté du 11 octobre 2011, le procureur de la République près le tribunal supérieur d'appel de Mamoudzou avait été supprimé par voie de conséquence de la suppression de ce tribunal par l'article 1er du décret n° 2011-338 du 29 mars 2011, de sorte qu'il était impossible de nommer un huissier intérimaire ;
- Mme D... aurait dû s'assurer du recouvrement des créances invoquées avant d'atteindre l'âge de 60 ans, d'autant que nombre de ses créances étaient très anciennes et remontaient aux années 2001 à 2006 ; un huissier intérimaire n'aurait pas été en mesure de
les recouvrer, alors que la requérante avance un nombre de 400 dossiers non soldés et
qu'un nouveau titulaire aurait pu être nommé très rapidement ; ainsi, l'absence de mise en
œuvre des procédures de recouvrement des créances est imputable à la seule négligence
de Mme D... ;
- à titre subsidiaire, si la cour estimait que le procureur de la République près le tribunal supérieur d'appel était tenu de désigner un huissier intérimaire, la négligence de
Mme D... est de nature à décharger l'Etat de 50 % de sa responsabilité, après déduction des créances prescrites qui ne pouvaient plus être recouvrées ;
- le rapport d'évaluation du 3 mars 2011 de la mission diligentée par la Chambre nationale des huissiers de justice fait état de la conservation dans les fonds de l'étude
de 500 000 à 700 000 euros qui auraient dû être reversés à la clientèle, et de ce que l'utilisation d'un code inapproprié pour l'application des tarifs a conduit à de nombreux trop perçus, rendant très difficile l'appréciation du montant des créances dues à l'étude ; dans ce contexte, l'absence de vérification préalable par l'expert du bien-fondé des facturations rend nécessairement inexact les montants des restants dus qu'il a retenus ; de graves anomalies de comptabilité ont été également relevées dans l'ordonnance de non-lieu du 16 mai 2013 ;
- le logiciel Softouest, dont la restauration de la sauvegarde a permis à l'expert d'évaluer les montants des restants dus, permettait la comptabilisation d'écritures sur une période de plusieurs mois au lieu de prévoir une clôture mensuelle au 20 du mois suivant ; cette anomalie avait une incidence importante sur la trésorerie de l'étude, comme l'a relevé le rapport
du 3 mars 2011 ; alors que 6 dossiers constituaient 52 % des restants dus présumés au titre des actes classiques de l'étude, l'expert n'a pas vérifié auprès des débiteurs si les créances invoquées n'avaient pas été soldées ; la mission confiée à l'expert lui imposait à tout le moins de vérifier la fiabilité, ou a minima les paramétrages du logiciel ;
- eu égard aux graves anomalies de sa comptabilité, Mme D... doit être regardée comme ne justifiant pas du préjudice lié au non-recouvrement des sommes dues à son étude ;
- entre le 24 mars 2006, date d'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2006-346
du 23 mars 2006 dont est issu l'article 2489 du code civil qui rend ce code applicable à Mayotte, et le 19 juin 2008, date d'entrée en vigueur de la prescription de cinq ans prévue à l'article 2224, les créances des huissiers à Mayotte étaient soumises à une prescription d'un an ; ainsi, les créances nées avant le 19 juin 2008 dont se prévaut Mme D... étaient prescrites pour un montant de 558 478,29 euros ; à titre subsidiaire, si la cour entendait retenir le montant de l'indemnité de 1 126 869 euros fixé par l'expert, il conviendrait de déduire a minima la somme de 558 478,29 euros, sous réserve de l'identification par la cour d'autres créances prescrites.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- la loi n° 2001-616 du 11 juillet 2001 ;
- la loi n° 2010-1487 du 10 novembre 2010 ;
- l'ordonnance n° 2012-579 du 26 avril 2012, ratifiée par la loi n° 2012-1270
du 20 novembre 2012 ;
- le décret n° 2011-338 du 29 mars 2011 ;
- l'acte n° 29 de la chambre des députés des Comores du 31 décembre 1970 relatif aux huissiers et aux agents d'exécution ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- les conclusions de Mme Gallier, rapporteure publique,
Considérant ce qui suit :
1. Par un arrêté du 5 février 2001, le préfet de Mayotte a délivré à Mme D... une commission d'huissier de droit local relevant de l'acte de la chambre des députés
des Comores n° 29 du 31 décembre 1970 relatif aux huissiers et aux agents d'exécution. Cet acte prévoyait l'attribution des charges d'huissier par décision de l'autorité publique, sans qu'ils aient à acquérir un office et sans qu'ils aient le droit de présenter un successeur, et son article 5 disposait qu'il était mis fin d'office aux fonctions des huissiers lorsqu'ils atteignaient l'âge de soixante ans révolus. Par un arrêté du 11 octobre 2011, le préfet a mis fin aux fonctions d'huissier de Mme D... à compter du 14 octobre 2011, date à laquelle elle avait atteint cet âge, a supprimé la charge dont elle avait été titulaire, et a désigné le titulaire de l'autre charge d'huissier existant alors à Mayotte comme attributaire à titre définitif des minutes attachées à la charge supprimée. Mme D... a attaqué cet arrêté devant le tribunal administratif de Mayotte. Par un arrêt n° 13BX00287 du 7 février 2015, la cour a annulé le jugement qui avait rejeté la demande, et a annulé l'arrêté du 11 octobre 2011 en tant seulement qu'il avait supprimé la charge d'huissier, en estimant que cette décision, relative à l'organisation du service public de la justice à Mayotte, présentait un caractère réglementaire et ne relevait pas de la compétence du préfet. Le pourvoi en cassation de Mme D... sur le surplus de sa demande a été rejeté par une décision du Conseil d'Etat n° 388603 du 8 juin 2016.
2. Après avoir présenté au préfet de Mayotte une réclamation préalable restée sans réponse, Mme D... a saisi le tribunal administratif de Mayotte d'une demande
de condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité de 2 454 723,53 euros en réparation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait de l'illégalité de la suppression de la charge d'huissier et de l'absence de désignation d'un huissier intérimaire pour assurer la gérance
de l'étude. Par un premier jugement du 4 décembre 2017, le tribunal a retenu la responsabilité pour faute de l'Etat du fait de l'incompétence du préfet pour décider cette suppression et de l'absence de désignation par le procureur de la République d'un huissier intérimaire pour assurer la gérance de l'étude jusqu'à la désignation d'un successeur, a rejeté les demandes
de Mme D... relatives à l'indemnisation de son préjudice moral, de frais de procédure, de frais de location et du capital restant à rembourser sur des emprunts professionnels, et a ordonné une expertise avant de statuer sur les demandes relatives aux frais et honoraires non recouvrés, aux pertes de frais et honoraires liés aux saisies arrêts des rémunérations et aux pertes sur frais et émoluments au titre de l'aide juridictionnelle. L'expert a évalué les sommes recouvrables restant dues à l'étude lors de l'arrêt de son activité à un total
de 1 126 869 euros. Par un second jugement du 21 octobre 2020, le tribunal a rejeté le surplus des conclusions indemnitaires au motif que les préjudices invoqués ne présentaient
pas un caractère certain, et a mis les frais d'expertise de 39 430 euros à la charge de
Mme D.... Cette dernière relève appel des jugements du 4 décembre 2017 et
du 21 octobre 2020.
Sur la régularité des jugements :
3. Il ressort des pièces du dossier que la minute du jugement du 4 décembre 2017 a été signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et la greffière d'audience, conformément aux dispositions de l'article R. 741-7 du code de justice administrative. La circonstance que l'ampliation qui en a été notifiée aux parties ne comporte pas ces signatures est sans incidence sur la régularité du jugement.
4. Le tribunal n'était tenu ni de viser le rapport d'expertise, ni de se fonder sur ses conclusions, et les premiers juges ont suffisamment motivé le rejet de la demande dans le second jugement en retenant l'absence de caractère certain du préjudice. La contestation de ce motif relève du bien-fondé, et non de la régularité du jugement du 21 octobre 2020. Si la responsabilité sans faute est d'ordre public, le tribunal est réputé l'avoir implicitement écartée. Il n'a donc pas davantage entaché son jugement d'une insuffisance de motivation en s'abstenant de se prononcer expressément sur ce fondement, dès lors que Mme D... ne l'avait pas invoqué.
Sur les conclusions à fin d'indemnisation :
5. En premier lieu, aux termes de l'article LO 3511-1 du code général des collectivités territoriales : " A compter de la première réunion suivant le renouvellement de son assemblée délibérante en 2011, la collectivité départementale de Mayotte est érigée en une collectivité régie par l'article 73 de la Constitution, qui prend le nom de " C... de Mayotte "
et exerce les compétences dévolues aux départements d'outre-mer et aux régions d'outre-mer. " Aux termes de l'article 76 de la loi du 11 juillet 2001 relative à
Mayotte : " I. - Lorsqu'une délibération de l'assemblée territoriale ou un acte de la chambre des députés des Comores, intervenus dans une matière ne relevant pas de la compétence de la collectivité départementale de Mayotte, renvoie, pour son exécution, à l'édiction de dispositions réglementaires, celles-ci sont prises, par analogie avec le régime en vigueur dans les départements pour la matière en cause, par décret en Conseil d'Etat, par décret ou par arrêté ministériel. " Aux termes de 7 de l'acte n° 29 du 31 décembre 1970 de la chambre des députés des Comores relatif aux huissiers et aux agents d'exécution : " Le Président du Conseil de Gouvernement (...) institue les charges d'huissier, en fixe le siège et le ressort. "
6. L'arrêt de la cour du 7 février 2015, qui juge que la décision de supprimer la charge d'huissier de Mme D..., prise sur le fondement de l'article 7 de l'acte
du 31 décembre 1970, présente un caractère réglementaire, et qu'elle est ainsi au nombre des décisions qui, entrant dans le champ des dispositions du I de l'article 76 de la loi
du 11 juillet 2001, relèvent de la compétence du ministre de la justice, est revêtu de l'autorité de la chose jugée. Par suite, l'illégalité retenue du fait d'une incompétence du préfet de Mayotte pour décider la suppression de la charge d'huissier est constitutive d'une faute.
7. Lorsqu'une personne sollicite le versement d'une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l'illégalité d'une décision administrative entachée d'incompétence, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l'espèce, par l'autorité compétente. Dans le cas où il juge qu'une même décision aurait été prise par l'autorité compétente, le préjudice allégué ne peut alors être regardé comme la conséquence directe du vice d'incompétence qui entachait la décision administrative illégale.
8. Il résulte de l'instruction que dans la perspective de l'entrée en vigueur à Mayotte de la législation de droit commun relative à la profession d'huissier de justice, un contrôle de l'étude de Mme D... a été réalisé les 26 et 27 janvier 2011 par deux huissiers de justice et un expert-comptable missionnés par le président de la Chambre nationale des huissiers de justice. Le rapport de cette mission a relevé de graves anomalies, ce qui a conduit à l'ouverture, par le parquet de Saint-Denis de La Réunion, d'une information du chef d'abus de confiance par officier public ou ministériel, et un non-lieu a finalement été prononcé en l'absence de charges suffisantes par une ordonnance du vice-président chargé de l'instruction
du 16 mai 2013. Il résulte d'un courriel du 4 octobre 2011, adressé au procureur général
de Saint-Denis de La Réunion par le sous-directeur des professions judiciaires et juridiques du ministère de la justice, que l'arrêté du préfet de Mayotte du 14 octobre 2011 a été préparé par les services du ministère de la justice, dont l'intention était de supprimer la charge dès lors qu'il n'apparaissait pas envisageable de la pourvoir avant le passage au droit métropolitain, et de transférer les minutes au titulaire de l'autre charge d'huissier de Mayotte. Ainsi, la même décision de suppression de la charge, qui n'apparaît entachée d'aucune illégalité invocable, aurait pu légalement intervenir et il résulte de l'instruction qu'elle aurait été prise, dans les circonstances de l'espèce, par le ministre de la justice.
9. Il résulte de ce qui précède que Mme D..., qui ne peut par ailleurs utilement invoquer un défaut de motivation à l'encontre d'un acte dont le caractère règlementaire a été reconnu par une décision irrévocable, n'est pas fondée à se prévaloir de l'incompétence du préfet de Mayotte pour demander l'indemnisation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la décision du 14 octobre 2011 supprimant la charge d'huissier dont elle avait été titulaire.
10. En deuxième lieu, aux termes de l'article 13 de l'acte du 31 décembre 1970 : " Lorsqu'un huissier se trouve hors d'état d'exercer ses fonctions pour une durée supérieure ou présumée supérieure à un mois, un huissier intérimaire chargé de la gérance de l'étude
et nommé par le Procureur de la République près le Tribunal Supérieur d'Appel sur avis
du titulaire de la charge, si celui-ci est en état d'en formuler un, ou d'office dans le cas contraire. / L'huissier intérimaire est astreint au serment et à toutes les obligations de l'huissier. Il jouit des mêmes droits. / En cas de vacance d'une charge, il est procédé de même jusqu'à la nomination du nouveau titulaire. "
11. Dès lors qu'il avait été mis fin d'office aux fonctions de Mme D... pour atteinte de la limite d'âge en application de l'article 5 de l'acte du 31 décembre 1970, la charge attachée à la commission d'huissier qui lui avait été délivrée par arrêté du 5 février 2011 pouvait soit être supprimée, soit être déclarée vacante. Cette charge a été supprimée concomitamment par le même arrêté, et cette suppression a pris effet jusqu'à son annulation rétroactive par l'arrêt de la cour du 7 février 2015. Dans ces circonstances, il ne peut être reproché au procureur de la République de n'avoir pas nommé un huissier intérimaire sur une charge qui n'existait plus.
12. En troisième lieu, si Mme D... invoque pour la première fois en appel la responsabilité sans faute de l'Etat sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques, les préjudices qu'elle invoque ne sont pas la conséquence de décisions prises dans l'intérêt général, mais de la situation dans laquelle elle s'est elle-même placée en n'anticipant pas la cessation d'office de ses fonctions entraînée par l'atteinte de la limite d'âge de soixante ans.
13. Il résulte de tout ce qui précède que Mme D... n'est pas fondée à se plaindre de ce que, par les jugement attaqués, le tribunal administratif de Mayotte a rejeté l'ensemble de ses demandes.
Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :
14. Aux termes de l'article R. 676-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise (...). / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties. / L'Etat peut être condamné aux dépens. " Dans les circonstances particulières de l'espèce, il y a lieu de partager les frais d'expertise, liquidés et taxés à la somme de 39 430 euros par une ordonnance du tribunal administratif de Mayotte du 25 septembre 2019, à parts égales entre Mme D...
et l'Etat, soit 19 715 euros chacun.
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, au titre des frais exposés par Mme D... à l'occasion du présent litige.
DÉCIDE :
Article 1er : Les frais et honoraires de l'expertise ordonnée par le jugement du 4 décembre 2017, liquidés et taxés à la somme de 39 430 euros par une ordonnance du tribunal administratif de Mayotte du 25 septembre 2019, sont mis à la charge de Mme D... et de l'Etat à hauteur de 19 715 euros chacun.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Mayotte n° 1500550 du 21 octobre 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme D... est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... D... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 28 février 2023 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Olivier Cotte, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 mars 2023.
La rapporteure,
Anne A...
La présidente,
Catherine GiraultLe greffier,
Fabrice Benoit
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20BX04082