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01/02/2024 | FRANCE | N°21BX04185

France | France, Cour administrative d'appel de BORDEAUX, 2ème chambre, 01 février 2024, 21BX04185


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. B... F... et Mme E... F... ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner solidairement l'Etat et la société Lisea à leur verser une indemnité de 315 000 euros en réparation des préjudices subis du fait de la présence et du fonctionnement de la route nationale n° 10 (RN 10) et de la ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique (LGV SEA) à proximité de leur propriété.



Par un jugement n° 1904854 du 22 septembre 2021, le tribunal a r

ejeté leur demande.



Procédure devant la cour :



Par une requête enregistrée le 12 ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... F... et Mme E... F... ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner solidairement l'Etat et la société Lisea à leur verser une indemnité de 315 000 euros en réparation des préjudices subis du fait de la présence et du fonctionnement de la route nationale n° 10 (RN 10) et de la ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique (LGV SEA) à proximité de leur propriété.

Par un jugement n° 1904854 du 22 septembre 2021, le tribunal a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 12 novembre 2021 et un mémoire enregistré

le 17 mars 2023, M. et Mme F..., représentés par Me Ferrer, demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de condamner solidairement, ou selon la répartition qu'il plaira à la cour, l'Etat et la société Lisea à leur verser une indemnité de 330 000 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la réception de leur réclamation préalable et capitalisation ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat et de la société Lisea les sommes de 7 636,13 euros au titre des frais d'expertise et de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- dès lors que les nuisances sonores générées par la RN 10 et la LGV SEA ne peuvent être différenciées dans leur contribution à la réalisation du dommage, l'Etat et la société Lisea doivent être condamnés solidairement à indemniser leur préjudice ;

- contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, ils résident dans la maison la moitié du temps ; au demeurant, le temps d'occupation peut seulement être pris en compte pour évaluer le préjudice, et non pour apprécier l'anormalité et la spécialité du dommage ;

- les émergences sonores mises en évidence sont de 7,6 décibels pondérés A (dBA) pour la RN 10 et de 5,8 dBA pour la LGV SEA de nuit, et de 9,8 dBA pour la LGV SEA de jour ;

en 2016, le trafic moyen journalier sur la RN 10 était de 42 396 véhicules dont 24,2 % de camions dont le passage la nuit ne cesse d'augmenter, et cette route a été classée en catégorie 1 des axes les plus bruyants ; l'expert a conclu à un bruit permanent avec une impossible tranquillité à l'extérieur ou avec les fenêtres ouvertes ; c'est à tort que le tribunal, qui n'a pas tenu compte des nuisances caractérisées par l'émergence du bruit combinée à la durée cumulée de son apparition, s'est fondé sur les seuils réglementaires pour apprécier l'anormalité de leur préjudice ;

- ils ne peuvent pas jouir des espaces extérieurs et sont contraints de vivre fenêtres fermées, ce qui est anormal dans un environnement rural ; la RN 10 est une source de bruit continu, en particulier au niveau de la façade sud où se situent la pièce principale et la majorité des chambres, avec une émergence de 3,2 dBA le jour et 7,6 dBA la nuit compte tenu de la circulation des poids lourds ; l'incidence cumulée et permanente des deux infrastructures caractérise un préjudice anormal ;

- le préjudice est spécial dès lors que la coexistence rapprochée des deux infrastructures n'existe qu'au niveau de la commune de Marsas ; le merlon de terre faisant obstacle à la propagation directe du bruit généré par les passages de trains s'interrompt au niveau de leur propriété, et aucun dispositif anti-bruit n'a été mis en place le long de la RN 10 à hauteur du lieudit Bonnecaze ; c'est à tort que le tribunal n'a pas retenu le caractère spécial du dommage, lequel doit être apprécié à l'échelle du pays dès lors que les ouvrages sont d'intérêt national ;

- le décret du 18 juillet 2006 a déclaré d'utilité publique les travaux nécessaires à la réalisation de la LGV SEA conformément aux plans annexés, lesquels imposaient une construction en déblai dans le secteur en litige, ce qui aurait permis d'éviter les nuisances sonores ; ils sont recevables et fondés à invoquer cette violation du décret ; contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, la modification est substantielle ; si, comme le fait valoir la société Lisea, le choix de ne pas respecter les plans de la DUP avait été fait avec l'Etat, leur responsabilité serait solidaire ;

- le non-respect par la société Lisea de l'implantation des protections acoustiques prévue dans le dossier des engagements communaux est également fautif ;

- ils sont propriétaires de la maison principale et du parc depuis 1982, la RN 10 a été aménagée en deux fois deux voies en 1995, avec une augmentation du trafic de 33 % entre 2008 et 2018, et la LGV SEA a été mise en service en juillet 2017 ; le sapiteur, qui n'a pas trouvé de propriété comparable dans le cubzaguais, a pu tenir compte de l'unique offre d'achat

à 630 000 euros qui leur a été présentée pour évaluer à 270 000 euros la perte de valeur de leur propriété par rapport à une estimation à 900 000 euros en l'absence de nuisances sonores ;

- ils résident à Marsas environ huit mois par an depuis la cessation de leurs activités professionnelles le 1er janvier 2015 ; le bruit ne permet pas de profiter des extérieurs et impose de vivre fenêtres fermées ; le préjudice est également visuel car la LGV est nettement visible depuis la terrasse ; ils subissent ainsi un préjudice de jouissance, dont ils demandent la réparation à hauteur de 60 000 euros sur la base de 15 000 euros par an depuis la mise en service de la LGV en juillet 2017.

Par un mémoire en défense enregistré le 13 mai 2022, le ministre de la transition écologique et solidaire conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :

- le tribunal n'a pas évalué le préjudice au regard d'un caractère de résidence secondaire de la propriété, mais du degré de gravité des préjudices ;

- les émergences sonores mesurées par l'expert sont inférieures aux seuils fixés par les arrêtés du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires et du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières, et la réglementation fixée par le code de la santé publique, inapplicable aux infrastructures de transport, ne peut être utilement invoquée ;

- comme l'ont relevé les premiers juges, les émergences sonores de la RN 10 sont très faibles, et leur durée d'apparition limitée ;

- le préjudice n'est pas spécial dès lors que d'autres habitations du voisinage sont affectées par le trafic sur la RN 10 et la LGV SEA ;

- si la cour retenait l'existence d'un préjudice anormal et spécial, l'évaluation

à 15 000 euros du préjudice de jouissance n'est pas justifiée, et la perte de valeur vénale du bien n'est pas davantage démontrée en appel qu'en première instance ;

- pour le surplus, il s'en rapporte à ses écritures de première instance, qu'il produit.

Par des mémoires en défense enregistrés les 16 janvier et 19 mai 2023, la société Lisea, représentée par la SELARL Symchowicz, Weissberg et Associés, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire à ce que la condamnation prononcée à son encontre soit limitée à 40 % des préjudices, et demande à la cour de mettre à la charge

de M. et Mme F... une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que :

- une prétendue modification substantielle par rapport au plan annexé à la déclaration d'utilité publique ne saurait engager sa responsabilité, et comme l'ont relevé les premiers juges, la modification invoquée n'est pas substantielle ; au demeurant les requérants sont irrecevables à se prévaloir d'un manquement à un contrat auquel ils ne sont pas parties, et seule la responsabilité de l'Etat pourrait être engagée en cas de modification du projet issu de la DUP ;

- les requérants ne contestent pas l'appréciation des premiers juges selon laquelle leur préjudice visuel n'est pas significatif ; les émergences sonores de la LGV SEA, qui respectent les seuils réglementaires, sont relativement limitées dans leur fréquence et leur intensité, et ne caractérisent pas un préjudice grave ;

- les émergences sonores de la LGV SEA ne contribuent que de manière résiduelle à un environnement bruyant et préexistant dû au trafic routier sur la RN 10 ;

- le préjudice ne présente pas de caractère spécial dès lors que des dispositifs de protection ont été conçus en amont de la construction de la ligne, au regard des niveaux de bruit attendus pour chaque habitation située à proximité, et que le niveau d'exposition au bruit de la propriété des requérants est le même que celui des autres habitations situées à la même distance de la ligne ;

- les conclusions de l'expert et du sapiteur ne permettent pas d'établir une perte de valeur de la propriété susceptible de caractériser l'existence d'un préjudice anormal et spécial ;

A titre subsidiaire :

- si la cour devait retenir sa responsabilité, elle ne peut être condamnée solidairement et intégralement à réparer des préjudices causés par le fonctionnement de la RN 10 ; la cour devra donc répartir la charge de la condamnation entre elle-même et l'Etat, et elle ne saurait supporter plus de 40 % du montant de la condamnation.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de la santé publique ;

- l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières ;

- l'arrêté du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme C...,

- les conclusions de Mme Isoard, rapporteure publique,

- et les observations de Me Ferrer, représentant M. et Mme F... et A... D... représentant la société Lisea.

Considérant ce qui suit :

1. M. et Mme F... sont propriétaires, sur le territoire de la commune de Marsas, d'un bien immobilier appartenant à la famille de M. F... depuis plusieurs générations, constitué d'une chartreuse girondine du 19ème siècle à un étage, d'une emprise au sol de 350 m² et d'une surface habitable de 470 m², d'une piscine avec pool house, d'une dépendance principale comportant un garage, un chai et un logement mis en location, initialement destiné au gardien, et d'une dépendance secondaire à usage d'atelier de peinture et de salle de jeu. Les bâtiments sont regroupés au nord-ouest d'un vaste tènement de 33 866 m² aménagé en parc boisé, avec un étang en partie sud. Au plus proche, où sont implantées les constructions, la propriété est située à 500 m de la route nationale n° 10 (RN 10) aménagée à deux fois deux voies en 1995, et à 360 m de la ligne à grande vitesse Sud Europe Atlantique (LGV SEA) mise en service en juillet 2017. Par une ordonnance n° 1704880 du 8 mars 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, saisi par M. et Mme F..., a missionné un expert afin d'évaluer les nuisances sonores et visuelles causées par ces deux infrastructures. Dans son rapport remis le 7 mai 2019, l'expert a conclu que les émergences sonores provoquées par les deux infrastructures de transport constituaient une gêne certaine, à l'origine d'un préjudice de jouissance et d'une perte de valeur vénale de la propriété. Après avoir présenté à l'Etat et à la société Lisea, concessionnaire de la LGV SEA, des réclamations préalables restées sans réponse,

M. et Mme F... ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux de les condamner solidairement à leur verser une indemnité de 315 000 euros, avec intérêts et capitalisation. Ils relèvent appel du jugement du 22 septembre 2021 par lequel le tribunal a rejeté leur demande.

Sur la responsabilité pour faute :

2. En premier lieu, le plan concernant la commune de Marsas annexé au décret du 18 juillet 2006 déclarant d'utilité publique et urgents les travaux nécessaires à la réalisation de la LGV SEA entre les communes de Villognon et d'Ambarès-et-Lagrave représente une construction en déblai dans le secteur de la propriété de M. et Mme F..., laquelle n'a pas été réalisée. Toutefois, comme l'ont relevé les premiers juges, cette modification n'affecte pas substantiellement les caractéristiques essentielles de l'opération déclarée d'utilité

publique. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à invoquer la méconnaissance du décret

du 18 juillet 2006.

3. En second lieu, le dossier des engagements communaux de septembre 2007 fait apparaître que la commune de Marsas a demandé la mise en place d'une protection sonore sous forme de merlons tout le long du trajet de la LGV, et que Réseau Ferré de France lui a répondu que les protections acoustiques, implantées conformément à la réglementation sur le bruit

en vigueur, seraient précisées et présentées lors de la concertation au stade des études

de l'avant-projet sommaire. Alors que l'expert a constaté que les émergences sonores mesurées au niveau de leur propriété étaient inférieures aux seuils fixés par l'arrêté du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires, M. et Mme F... ne sont, en tout état de cause, pas fondés à soutenir que la société Lisea n'aurait pas respecté le dossier des engagements communaux.

Sur la responsabilité sans faute :

4. Le maître d'ouvrage est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement, dès lors que le lien de causalité entre l'ouvrage public et le dommage est établi et que le préjudice présente un caractère grave et spécial. Saisi de conclusions indemnitaires en ce sens, il appartient au juge du plein contentieux de porter une appréciation globale sur l'ensemble des chefs de préjudice allégués, aux fins de caractériser l'existence ou non d'un dommage revêtant, pris dans son ensemble, un caractère grave et spécial. La RN 10 et la LGV SEA sont des ouvrages publics à l'égard desquels M. et Mme F... ont la qualité de tiers.

5. En premier lieu, il résulte de l'instruction que l'arrêté du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires et l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières, qui ne sont pas méconnus en l'espèce, fixent des niveaux sonores maximaux admissibles, et ne prennent pas en compte les émergences produites par le bruit des passages de trains ou de la circulation routière, alors que la nuisance perçue par l'oreille humaine résulte de l'émergence d'un bruit particulier, combinée à la durée cumulée de son apparition. L'expert retient que des émergences supérieures à 5 dBA (décibels pondérés A) le jour et 3 dBA la nuit constituent une gêne certaine. La circonstance que ces seuils, fixés pour les bruits de voisinage par l'article R. 1336-7 du code de la santé publique, ne sont pas réglementairement applicables aux infrastructures de transport, est sans incidence sur leur pertinence pour apprécier la gêne causée par le bruit de la circulation sur la RN 10 et la LGV SEA.

6. L'expert a précisé que le trafic sur la RN 10, qui avait augmenté de 33 % entre 2008 et 2018, était supérieur à 45 000 véhicules par jour, dont 30 % de poids lourds, que la nuisance sonore était proportionnelle à l'évolution du trafic, et que la circulation routière sur la RN 10 provoquait un bruit de fond constant, le niveau continu équivalent pondéré par le filtre A (LAeq) au niveau de la façade sud de la maison, la plus exposée, étant voisin de 46 dBA en l'absence de passage de train sur la LGV. Par comparaison avec les mesures effectuées sur la façade nord la moins exposée, il a évalué l'accroissement permanent du niveau de pression acoustique en façade sud imputable à ce bruit de fond entre 3 et 8 dBA sur une durée de 24 heures, l'accroissement étant le plus important en fin de journée et dans la nuit. En outre, les mesures réalisées sur la façade sud ont fait apparaître un accroissement de la pression acoustique diurne (6 h à 22 h) de 9,8 dBA supplémentaires pendant 66 minutes cumulées pour le passage de 59 trains, et nocturne (22 h à 6 h) de 5,8 dBA pendant 9 minutes cumulées pour le passage de 9 trains. L'expert a estimé que ces bruits constants et quotidiens ne permettaient pas de " trouver l'ambiance calme, paisible et reposante de la campagne ". Si les mesures réalisées à l'intérieur de la maison, portes et fenêtres fermées, n'ont pas fait apparaître de gêne significative, il résulte de l'instruction qu'il en va différemment avec les fenêtres ouvertes.

7. En deuxième lieu, le sapiteur, expert immobilier, a estimé que le " bourdonnement incessant " de la RN 10 et l'effet de souffle du passage fréquent des TGV étaient dévalorisants pour cette " très belle propriété rurale dont la clientèle fortunée capable de supporter un coût d'entretien élevé attend la tranquillité et sanctionne durement de telles nuisances ". Il a évalué la décote à environ 25 % par référence aux normes d'abattement des experts pour ce type de nuisances.

8. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que les trains ne sont visibles qu'en période hivernale, lorsque les arbres qui forment écran ont perdu leur feuillage, et dans un angle de vision limité à 15 ° face au sud-ouest dans un paysage à 180 °, à une distance de 450 m du point possible d'observation sur la terrasse de la maison. En conséquence, l'expert n'a pas retenu de préjudice visuel.

9. Si la propriété en litige n'est pas la résidence principale de M. et Mme F..., ils l'occupent environ la moitié de l'année depuis qu'ils sont retraités, et y reçoivent leurs enfants et petits-enfants. Dans ces circonstances, leur préjudice de jouissance peut être évalué

à 5 000 euros.

10. Le sapiteur a recherché des propriétés comparables à celle de

M. et Mme F..., caractérisées par l'éloignement de Bordeaux, la qualité et le prestige de l'architecture et des prestations, la superficie de l'habitation principale, la nature des annexes

et du terrain, l'environnement sociologique et le coût d'entretien. Il en a trouvé six, vendues entre 2012 et 2018 à des prix variant de 625 000 euros, avec des travaux à prévoir, à 1 000 000 euros, et une septième proposée à la vente à 1 000 000 euros à la date de l'expertise, cette dernière étant située à Marsas, mais non exposée aux nuisances de la LGV SEA et de la RN 10. Pour évaluer la propriété de M. et Mme F... à 900 000 euros en l'absence de ces nuisances, il a affecté un prix au m² aux différentes constructions, en tenant compte du bon état de la maison principale et de travaux à prévoir dans la dépendance principale, notamment en ce qui concerne le logement " du gardien ". Cette évaluation n'apparaît pas excessive au regard des caractéristiques de la propriété. Toutefois, alors qu'il avait évalué la décote à 25 % ainsi qu'il a été dit au point 7, le sapiteur a procédé à un calcul erroné en déduisant de la présentation d'une unique offre d'achat à 630 000 euros lors de la mise en vente de la propriété que sa perte de valeur était de 270 000 euros. Il y a lieu d'évaluer cette perte à 25 % de 900 000 euros,

soit 225 000 euros.

11. Il résulte de ce qui précède que les nuisances sonores causées par la RN 10 et la LGV SEA sont à l'origine d'un préjudice total de 230 000 euros devant être qualifié de grave. Ce préjudice présente en outre un caractère spécial dès lors, d'une part, que comme le précise l'expert, la propagation directe du bruit est rendue possible par l'interruption, à hauteur de la propriété, du merlon de terre construit sur une longueur de 447 m pour protéger les habitations riveraines des nuisances de la LGV, et d'autre part, qu'il n'existe pas davantage de protection antibruit le long de la RN 10 au niveau du secteur naturel et agricole en cause, distant du bourg de Marsas, de sorte que les requérants ne se trouvent pas dans une situation similaire à celle des propriétaires de maisons situées à des distances équivalentes des infrastructures litigieuses. Eu égard aux caractéristiques respectives des nuisances engendrées par la LGV et la RN 10 décrites aux points 6 et 7, qui ne permettent pas de retenir une condamnation solidaire, il y a lieu de fixer la part de responsabilité de la société Lisea à 80 % et celle de l'Etat à 20 %.

12. Il résulte de tout ce qui précède que le jugement du tribunal administratif

de Bordeaux du 22 septembre 2021 doit être annulé, et que la société Lisea et l'Etat doivent

être condamnés à verser à M. et Mme F... les sommes respectives de 184 000 euros

et de 46 000 euros.

Sur les intérêts et leur capitalisation :

13. D'une part, lorsqu'ils sont demandés, les intérêts au taux légal sur le montant de l'indemnité allouée sont dus, quelle que soit la date de la demande préalable, à compter du jour où cette demande est parvenue à l'autorité compétente ou, en l'absence d'une telle demande préalablement à la saisine du juge, à compter du jour de cette saisine. D'autre part, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond. Cette demande ne peut toutefois prendre effet que lorsque les intérêts sont dus au moins pour une année entière, sans qu'il soit besoin d'une nouvelle demande à l'expiration de ce délai. De même, la capitalisation s'accomplit à nouveau, le cas échéant, à chaque échéance annuelle ultérieure, sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande.

14. Il résulte de l'instruction que les réclamations préalables ont été reçues par la société Lisea et les services de l'Etat le 5 juillet 2019, et que les intérêts et leur capitalisation ont été demandés devant le tribunal le 27 septembre 2019. Par suite, M. et Mme F... ont droit aux intérêts au taux légal à compter du 5 juillet 2019, et à leur capitalisation à compter

du 5 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :

15. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, liquidés et taxés

à la somme de 7 636,13 euros par une ordonnance du président du tribunal administratif

de Bordeaux du 8 mars 2018, à la charge de la société Lisea pour leur totalité.

16. Il y a lieu de mettre à la charge de la société Lisea et de l'Etat une somme

de 1 000 euros chacun au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

17. La société Lisea, qui est une partie perdante, n'est pas fondée à demander qu'une somme soit mise à la charge de M. et Mme F... au titre des frais qu'elle a exposés

à l'occasion du présent litige.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux n° 1904854 du

22 septembre 2021 est annulé.

Article 2 : La société Lisea est condamnée à verser une somme de 184 000 euros

à M. et Mme F..., avec intérêts au taux légal à compter du 5 juillet 2019 et capitalisation à compter du 5 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Article 3 : L'Etat est condamné à verser une somme de 46 000 euros à M. et Mme F..., avec intérêts au taux légal à compter du 5 juillet 2019 et capitalisation à compter

du 5 juillet 2020 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Article 4 : Les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif

de Bordeaux, liquidés et taxés à la somme de 7 636,13 euros par une ordonnance du président

du tribunal administratif de Bordeaux du 8 mars 2018, sont mis à la charge de la société Lisea.

Article 5 : La société Lisea et l'Etat verseront chacun une somme de 1 000 euros

à M. et Mme F... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... F... et Mme E... F..., au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et à la société Lisea. Des copies en seront adressées pour information à l'expert et au sapiteur.

Délibéré après l'audience du 9 janvier 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,

M. Olivier Cotte, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 1er février 2024.

La rapporteure,

Anne C...

La présidente,

E... GiraultLe greffier,

Fabrice Benoit

La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 21BX04185


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de BORDEAUX
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 21BX04185
Date de la décision : 01/02/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Anne MEYER
Rapporteur public ?: Mme ISOARD
Avocat(s) : CABINET SYMCHOWICZ WEISSBERG & ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-02-01;21bx04185 ?
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