Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme F... A... C..., M. G... A... C... et Mme I... A... C... ont demandé au tribunal administratif de Lille d'annuler la décision du 17 octobre 2018 par laquelle le Conseil national de l'ordre des médecins a refusé de traduire le docteur E... D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins, d'ordonner le renvoi de la plainte déposée à l'encontre du docteur D... auprès de la chambre disciplinaire de première instance et de condamner le Conseil national de l'ordre des médecins à leur verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n°1811413 du 11 juin 2021, le tribunal administratif de Lille a annulé la décision du 17 octobre 2018 par laquelle le Conseil national de l'ordre des médecins a refusé de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins, a enjoint au Conseil national de l'ordre des médecins de traduire le docteur D... devant cette chambre disciplinaire dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement et a mis à la charge du Conseil national de l'ordre des médecins le versement aux consorts A... C... J... la somme globale de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Procédure devant la cour :
I. Par une requête, enregistrée le 21 juillet 2021 sous le n°21DA01737, le Conseil national de l'ordre des médecins, représenté par la société d'avocats Matuchansky, Poupot et Valdelièvre, demande à la cour :
1°) à titre principal, d'annuler ce jugement ;
2°) à titre subsidiaire, d'annuler ce jugement en tant qu'il a prononcé à son encontre une injonction de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins ;
3°) de rejeter la demande de première instance des consorts A... C... ;
4°) de mettre à la charge des consorts A... C... la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
II. Par une requête, enregistrée le 21 juillet 2021, sous le n°21DA01738, le Conseil national de l'ordre des médecins, représenté par la société d'avocats Matuchansky, Poupot et Valdelièvre, demande à la cour d'ordonner, sur le fondement des dispositions de l'article R. 811-16 du code de justice administrative, la suspension de l'exécution du jugement du tribunal administratif de Lille du 11 juin 2021 ou subsidiairement la suspension de son exécution en tant qu'il a prononcé à son encontre une injonction de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins et de mettre à la charge des consorts A... C... la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Khater, première conseillère,
- et les conclusions de M. Baillard, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Les requêtes n°21DA01737 et n°21DA01738 sont dirigées contre le même jugement et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
2. Le 27 avril 2008, à 6 heures 51 du matin, le docteur E... D..., médecin libéral assurant des missions de médecin régulateur au sein de la direction départementale des services d'incendie et de secours, a été mis en relation avec Mme B... pour des douleurs thoraciques intenses ressenties par son compagnon, M. H... A... C..., alors âgé de vingt-trois ans. Mme B... avait déjà appelé une première fois le centre opérationnel départemental d'incendie et de secours à 6 heures 16 mais avait raccroché, faute d'avoir eu la consigne de rester en ligne et ayant compris qu'on lui envoyait les secours. A 6 heures 46, elle avait appelé une deuxième fois le centre opérationnel qui l'avait mise en relation avec le service d'aide médicale urgente qui avait alors transmis l'appel au médecin régulateur, le docteur D.... A l'issue de l'entretien téléphonique au cours duquel Mme B... avait décrit les intenses douleurs médio-thoraciques ressenties par son compagnon entraînant des hurlements de ce dernier, le docteur D... a décidé d'envoyer une ambulance privée. A 6 heures 55, Mme B... a appelé une troisième fois le centre opérationnel en signalant que M. A... C... ne réagissait et ne respirait plus. Suivant les consignes de l'opérateur du centre opérationnel, Mme B... a alors appelé le service d'aide médicale urgente qui a envoyé un service mobile d'urgence et de réanimation. Arrivée sur place, à 7 heures 09, l'équipe du véhicule de secours et d'assistance aux victimes a pratiqué trois chocs électriques externes puis, dès leur arrivée, les médecins du service mobile d'urgence et de réanimation ont poursuivi la réanimation en effectuant trois nouveaux chocs électriques et une injection d'adrénaline. M. A... C... a été transporté dans un centre de coronarographie et a subi une angioplastie en urgence. Il est resté dans le coma et est décédé le 23 juin 2008 des conséquences tardives d'un infarctus du myocarde étendu.
3. Mme F... A... C..., la mère de M. H... A... C..., M. G... A... C... et Mme I... A... C..., respectivement frère et sœur de celui-ci, ont déposé plainte notamment à l'encontre du docteur D... auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance d'Arras. Une information judiciaire a été ouverte à l'issue de laquelle le docteur D... a été renvoyé devant le tribunal correctionnel des chefs d'homicide involontaire par violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence et de non-assistance à personne en danger. Par un jugement du 22 mars 2018, rendu contradictoirement à l'égard du docteur D..., et dont le ministère public a interjeté appel sur l'action publique ainsi que les parties civiles sur l'action civile, le tribunal correctionnel a prononcé la relaxe du docteur D.... Entre-temps, le 17 novembre 2017, les consorts A... C... ont déposé une plainte à l'encontre de ce médecin devant le conseil départemental du Pas-de-Calais de l'ordre des médecins qui, réuni en séance plénière le 20 février 2018, a décidé de ne pas porter plainte à l'encontre du docteur D.... Par lettre du 12 avril 2018, les consorts A... C... ont alors saisi le Conseil national de l'ordre des médecins en lui demandant de bien vouloir, sur le fondement de l'article L. 4123-2 du code de la santé publique, saisir la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins. Par une décision du 27 septembre 2018, le Conseil national de l'ordre des médecins, sur le fondement des dispositions de l'article L. 4124-2 du code de la santé publique, a décidé de ne pas poursuivre le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins. Par un jugement du 11 juin 2021, dont le Conseil national de l'ordre des médecins relève appel, le tribunal administratif de Lille a annulé cette décision et a enjoint au Conseil national de l'ordre des médecins de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement.
Sur le bien fondé du jugement attaqué :
4. D'une part, aux termes de l'article L. 4123-2 du code de la santé publique : " Il est constitué auprès de chaque conseil départemental une commission de conciliation composée d'au moins trois de ses membres. (...) / Lorsqu'une plainte est portée devant le conseil départemental, son président en accuse réception à l'auteur, en informe le médecin (...) mis en cause et les convoque dans un délai d'un mois à compter de la date d'enregistrement de la plainte en vue d'une conciliation. En cas d'échec de celle-ci, il transmet la plainte à la chambre disciplinaire de première instance avec l'avis motivé du conseil dans un délai de trois mois à compter de la date d'enregistrement de la plainte, en s'y associant le cas échéant. / (...) / En cas de carence du conseil départemental, l'auteur de la plainte peut demander au président du conseil national de saisir la chambre disciplinaire de première instance compétente. Le président du conseil national transmet la plainte dans le délai d'un mois ". Par dérogation à ces dispositions, l'article L. 4124-2 du code de la santé publique prévoit, s'agissant des " médecins (...) chargés d'un service public et inscrits au tableau de l'ordre ", qu'ils " ne peuvent être traduits devant la chambre disciplinaire de première instance, à l'occasion des actes de leur fonction publique, que par le ministre chargé de la santé, le représentant de l'Etat dans le département, le directeur général de l'agence régionale de santé, le procureur de la République, le conseil national ou le conseil départemental au tableau duquel le praticien est inscrit (...) ". Il résulte de ces dispositions que les personnes et autorités publiques mentionnées à cet article ont seules le pouvoir de traduire un médecin chargé d'un service public devant la juridiction disciplinaire à raison d'actes commis dans l'exercice de cette fonction publique.
5. Lorsque le médecin poursuivi exerce une mission de service public, comme en l'espèce dans le cadre du service public de la permanence des soins et de l'aide médicale urgente, et que le Conseil national de l'ordre des médecins est saisi d'une plainte d'une personne qui ne dispose pas du droit de traduire elle-même un médecin en chambre de discipline, il lui appartient de décider des suites à donner à la plainte. Il dispose, à cet effet, d'un large pouvoir d'appréciation et peut tenir compte notamment de la gravité des manquements allégués, du sérieux des éléments de preuve recueillis, ainsi que de l'opportunité d'engager des poursuites compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.
6. D'autre part, aux termes de l'article R. 4127-33 du code de la santé publique : " Le médecin doit toujours élaborer son diagnostic avec le plus grand soin, en y consacrant le temps nécessaire, en s'aidant dans toute la mesure du possible des méthodes scientifiques les mieux adaptées et, s'il y a lieu, de concours appropriés ".
7. Il ressort des pièces du dossier et, en particulier, des expertises diligentées dans le cadre de l'information judiciaire ouverte contre le docteur D..., et dont les rapports ont été établis les 12 mars 2012 et 31 août 2015, que ce médecin n'a pas mis en œuvre les diligences requises d'un professionnel de la médecine, dans l'exercice de sa mission de régulation. Selon les deux experts, la seule évocation, au cours de l'entretien téléphonique avec Mme B..., d'une symptomatologie médio-thoracique, hyperalgique et persistante devait faire évoquer l'existence d'une pathologie potentiellement grave mettant la victime en danger et la nécessité de déclencher les moyens appropriés. Il ressort des constatations de l'un des experts, qui a écouté les échanges téléphoniques en litige, que le docteur D..., au lieu de pousser son interrogatoire de façon sémiologique qui impliquait d'interroger Mme B... sur les irradiations éventuelles, l'intensité et le type de douleur ressentie par M. H... A... C..., les signes associés, les antécédents familiaux de maladie cardiaque, a procédé à un interrogatoire incomplet et directif, " voire désinvolte ", suggérant fortement des douleurs pariétales ou un point de côté, malgré la violence de l'expression de la douleur ressentie par M. H... A... C..., audible sur les bandes d'enregistrement, et la description des symptômes par Mme B.... L'ensemble de ces éléments imposait, malgré la jeunesse du patient qui au demeurant n'excluait pas une pathologie cardiaque, d'adresser par précaution " un moyen médicalisé comportant un médecin capable de faire un examen clinique et un électrocardiogramme, de transmettre un bilan argumenté permettant le choix d'une destination hospitalière adaptée ". Le second expert a conclu dans le même sens, en indiquant que l'importance de la douleur et son siège thoracique ainsi que les vomissements auraient dû faire suspecter une urgence cardiologique et notamment un infarctus du myocarde et justifiaient un approfondissement de l'interrogatoire et l'engagement de moyens plus importants tels que l'envoi d'un véhicule de secours et d'assistance aux victimes et d'un service mobile d'urgence et de réanimation, d'autant qu'il s'agissait d'un deuxième appel. Si les infractions pénales strictement entendues pour lesquelles l'intéressé était poursuivi n'ont pas été regardées par la juridiction répressive de première instance comme constituées, le jugement du tribunal correctionnel a expressément mentionné que le prévenu avait commis une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer et le Conseil national de l'ordre des médecins a lui-même reconnu, dans la décision contestée, que le docteur D... " n'a pas pris la bonne décision et que son interrogatoire n'a pas pris la bonne direction ". Dès lors, et malgré la relaxe prononcée à son encontre, le sérieux des éléments de preuve recueillis et la gravité des manquements reprochés suffisaient à considérer que ce médecin était susceptible de se voir reprocher des manquements disciplinaires devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins, notamment au regard des prescriptions de l'article R. 4127-33 précité du code de la santé publique. Enfin, le seul motif tiré des difficultés inhérentes à la régulation médicale conduisant à un recul constant du volontariat dans la permanence des soins, ne suffisait pas à ôter aux preuves ainsi apportées leur caractère sérieux et aux manquements reprochés leur particulière gravité et ne permettait pas au Conseil national de l'ordre des médecins de considérer comme étant inopportun de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de l'ordre des médecins. Par suite, c'est à juste titre que le tribunal a jugé la décision du 17 octobre 2018 par laquelle le Conseil national de l'ordre des médecins a refusé de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins, comme étant entachée d'une erreur manifeste d'appréciation.
8. Il résulte de tout ce qui précède que le Conseil national de l'ordre des médecins n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a annulé sa décision du 17 octobre 2018.
Sur l'injonction prononcée par les premiers juges :
9. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. / La juridiction peut également prescrire d'office cette mesure ".
10. Il résulte de l'instruction que les consorts A... C... ont demandé aux premiers juges, dès la requête introductive d'instance, d'" ordonner le renvoi de la plainte déposée à l'encontre du docteur D... auprès de la chambre disciplinaire de première instance ". Le Conseil national de l'ordre des médecins ne peut donc utilement se prévaloir de ce que le tribunal administratif lui aurait illégalement de son propre office enjoint de traduire le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins. Eu égard au motif d'annulation retenu par le jugement, confirmé par le présent arrêt, c'est également à bon droit et sans méconnaître son office que le tribunal a considéré que sa décision impliquait nécessairement que le Conseil national de l'ordre des médecins traduise le docteur D... devant la chambre disciplinaire de première instance de l'ordre des médecins, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement. Le tribunal administratif de Lille n'a donc pas entaché d'irrégularité son jugement en prononçant cette injonction, qu'il y a lieu de confirmer.
Sur la demande de sursis à exécution du jugement attaqué :
11. La cour statuant par le présent arrêt sur les conclusions de la requête du Conseil national de l'ordre des médecins tendant à l'annulation du jugement attaqué, les conclusions de sa requête n° 21DA01738 tendant à ce qu'il soit sursis à l'exécution du jugement du 11 juin 2021 sont privées d'objet. Par suite, il n'y a pas lieu d'y statuer.
Sur les frais liés à l'instance :
12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions du Conseil national de l'ordre des médecins tendant au versement d'une somme à ce titre par les consorts A... C..., qui ne sont pas les parties perdantes à l'instance. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions en mettant à la charge du Conseil national de l'ordre des médecins une somme de 2 000 euros à verser aux consorts A... C... au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête n°21DA01738 tendant au sursis à l'exécution du jugement n°1811413 du 11 juin 2021 du tribunal administratif de Lille.
Article 2 : La requête n° 21DA01737 du Conseil national de l'ordre des médecins est rejetée.
Article 3 : Le Conseil national de l'ordre des médecins versera à Mme F... A... C..., à M. G... A... C... et à Mme I... A... C... la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à Mme F... A... C..., à M. G... A... C..., à Mme I... A... C... et au Conseil national de l'ordre des médecins.
Copie sera adressée, pour information, à M. E... D....
2
N°s21DA01737, 21DA01738