Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) à lui verser la somme de 211 017 euros en réparation des préjudices résultant pour lui d'une exposition à des radiations ionisantes à la suite des essais nucléaires en Polynésie française, cette somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter du 19 octobre 2020, date de réception de sa demande, et de la capitalisation de ces intérêts.
Par un jugement n° 2100267 du 30 novembre 2023, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 30 janvier 2024, M. B..., représenté par Me Labrunie, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 30 novembre 2023 ;
2°) de condamner le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à lui verser la somme de 211 017 euros en réparation de ses préjudices, cette somme étant assortie des intérêts au taux légal à compter du 19 octobre 2020 et de la capitalisation de ces intérêts ;
3°) de lui accorder une provision d'un montant de 40 000 euros dans l'hypothèse où la cour ordonnerait une expertise avant de se prononcer sur l'évaluation du préjudice corporel ;
4°) de mettre à la charge du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les conditions de temps, de lieu et de pathologie fixées par la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires sont remplies, permettant une indemnisation de ses préjudices ;
- la loi prévoit une présomption de causalité que le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires ne parvient pas à renverser dès lors que : l'utilisation d'un seuil d'exposition va à l'encontre de l'intention du législateur ; il n'a bénéficié d'aucune surveillance spécifique s'agissant du risque de contamination interne et externe auquel il a été exposé à Tahiti entre août 1968 et juillet 1969, non seulement dans le cadre de ses fonctions de chauffeur mais également tout au long de son séjour ; l'île de Tahiti a été contaminée par les essais nucléaires réalisés en 1966, ainsi que par les deux essais réalisés pendant son séjour les 24 août et 8 septembre 1968 ; les doses efficaces engagées dont fait état le CIVEN sont des données statistiques, et ne justifient ni de ses conditions d'exposition, ni de l'absence de nécessité d'une surveillance individuelle en ce qui le concerne ; l'étude réalisée par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de septembre 2009 à juillet 2010 n'a pas validé les estimations rétrospectives effectuées par le commissariat à l'énergie atomique (CEA) pour reconstituer les doses reçues par la population entre 1966 à 1974, en l'absence de vérification des données sources utilisées par le CEA ;
- les pathologies dont il est atteint ont nécessité une assistance par une tierce personne, pour un montant de 2 430 euros, et ont entraîné des souffrances temporaires, évaluées à 60 000 euros, un préjudice esthétique temporaire, évalué à 10 000 euros, un préjudice fonctionnel permanent, évalué à la somme de 101 017 euros, un préjudice d'agrément, évalué à la somme de 30 000 euros, un préjudice sexuel pour un montant de 10 000 euros, et un préjudice moral lié au caractère évolutif de la maladie, évalué à 70 000 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 13 mai 2024, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à ce que la cour ordonne une expertise avant de se prononcer sur l'évaluation des préjudices.
Il soutient que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- et les conclusions de M. Carpentier-Daubresse, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., né le 23 juillet 1948, a été affecté lors de son service militaire au 502ème groupement terrestre, à Papeete, sur l'île de Tahiti, du 21 août 1968 au 20 juillet 1969 et y a exercé les fonctions de chauffeur de car pour le transport de civils et de militaires. Victime de lésions cancéreuses diagnostiquées en 2005 et 2019, il a déposé le 31 juillet 2019 une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes d'essais nucléaires. Par une décision du 23 novembre 2020, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) a rejeté sa demande. M. B... a saisi le tribunal administratif d'Amiens d'une demande tendant à la condamnation de l'administration à lui verser la somme totale de 211 017 euros en réparation de ses préjudices. Par un jugement du 30 novembre 2023, dont il relève appel, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande.
2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dans sa rédaction applicable au présent litige : " I. Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. / II. Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. Si elle est décédée avant la promulgation de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, la demande doit être présentée par l'ayant droit avant le 31 décembre 2021. (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / (...) 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". Aux termes de l'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 : " I. - Les demandes individuelles d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (...). / V. - Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique. / (...) ". Aux termes de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique : " Les activités nucléaires satisfont aux principes suivants :/ (...) 3° Le principe de limitation, selon lequel l'exposition d'une personne aux rayonnements ionisants résultant d'une de ces activités ne peut porter la somme des doses reçues au-delà des limites fixées par voie réglementaire, sauf lorsque cette personne est l'objet d'une exposition à des fins médicales ou dans le cadre d'une recherche mentionnée au 1° de l'article L. 1121-1 ". Aux termes du I de l'article R. 1333-11 du même code : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 ". Enfin, aux termes de l'article 1er du décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " La liste des maladies mentionnée à l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010 susvisée est annexée au présent décret. / Les maladies figurant sur cette liste mais ayant pour origine des métastases secondaires à une maladie n'y figurant pas ne sont pas retenues pour l'application de ces dispositions ". Cette annexe mentionne notamment le cancer du poumon et le cancer du côlon.
3. Il résulte de ces dispositions que le législateur a entendu, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, qu'il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 millisievert (mSv). Si, pour le calcul de cette dose, l'administration peut utiliser les résultats des mesures de surveillance de la contamination tant interne qu'externe des personnes exposées, qu'il s'agisse de mesures individuelles ou collectives en ce qui concerne la contamination externe, il lui appartient de vérifier, avant d'utiliser ces résultats, que les mesures de surveillance de la contamination interne et externe ont, chacune, été suffisantes au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé. En l'absence de mesures de surveillance de la contamination interne ou externe et en l'absence de données relatives au cas des personnes se trouvant dans une situation comparable à celle du demandeur du point de vue du lieu et de la date de séjour, il appartient à l'administration de vérifier si, au regard des conditions concrètes d'exposition de l'intéressé précisées ci-dessus, de telles mesures auraient été nécessaires. Si tel est le cas, l'administration ne peut être regardée comme rapportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de 1 mSv.
4. Il résulte de l'instruction et il n'est pas contesté que M. B..., en poste en Polynésie française entre août 1968 et juillet 1969 et atteint de deux cancers, affectant le côlon et les poumons, diagnostiqués en 2005 et 2019, remplit les conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par les dispositions citées au point 2, de sorte qu'il peut se prévaloir de la présomption de lien de causalité pour prétendre à la réparation des préjudices résultant des pathologies dont il a été victime.
5. Pour renverser cette présomption, le CIVEN se prévaut des tables de " doses efficaces engagées ", telles qu'établies par une étude du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) de 2006 dont la méthodologie a été approuvée par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) dans son rapport de 2009-2010 relatif à l'exposition du public aux radiations en Polynésie française suite aux essais atmosphériques nucléaires français, et qui prennent en compte tant l'exposition externe que la contamination interne. Ce rapport analyse avec une grande précision, pour les différents sites occupés, la méthodologie utilisée par le CEA pour calculer des doses d'exposition reconstituées à partir des données issues, d'une part, de la surveillance radiologique systématique de l'environnement réalisée depuis 1962, et, d'autre part, de la surveillance particulière réalisée après chacun des essais Aldébaran, Rigel, Arcturus, Encelade, Phoebe et Centaure, dont les conséquences radiologiques potentielles ont été les plus élevées. Les doses ainsi reconstituées tiennent compte de la contamination externe, à court terme lors du passage du panache radioactif et à long terme afin d'intégrer les dépôts des retombées atmosphériques dans le calcul, et de la contamination interne résultant de l'ingestion de radionucléides présents dans les eaux destinées à la consommation et dans les produits alimentaires, tels le lait, les produits agricoles et les produits de la pêche, déterminés en fonction des conditions de vie locales et des habitudes alimentaires de la population. Les experts de l'AIEA ont qualifié d'adapté le programme de prélèvements suivi au cours des essais, dont sont issues les données utilisées pour le calcul des doses reconstituées. Ils ont validé ces doses reconstituées tout en relevant que, reposant sur des valeurs ou des hypothèses pénalisantes, elles tendent à surévaluer les effets de l'exposition réelle.
6. Il ressort des tables de " doses efficaces engagées " que M. B... n'a pas été exposé à des rayonnements ionisants supérieurs à la limite de 1 mSv par an pour la période où il résidait à Papeete, ces mesures faisant état de doses de 0,25 mSv en 1968 et en 1969. Par ailleurs, si M. B... fait état de deux essais nucléaires atmosphériques réalisés pendant son séjour, les 24 août et 8 septembre 1968, il est constant qu'il n'occupait pas de fonctions radiologiquement exposées et vivait à plus de 1 200 kilomètres des sites d'expérimentation nucléaires de Fangataufa et de Mururoa, où ces essais ont été réalisés. La circonstance que le requérant a résidé pendant un an sur l'île de Tahiti et a assuré au cours de cette période le transport en car de militaires qui, travaillant dans les sites d'expérimentation, auraient été exposés à des rayonnements ionisants, selon une fréquence et des modalités qu'il ne précise pas plus en première instance qu'en appel, ne permet pas de contredire les données produites à l'instance par le CIVEN pour justifier du caractère limité des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français. Les conséquences radiologiques des cinq tirs réalisés en 1966, dont M. B... fait encore état, ont été prises en compte dans les tables élaborées par le CEA. Dès lors, si le requérant n'a fait l'objet d'aucune mesure de surveillance de la contamination interne ou externe, et si aucune donnée n'a été produite permettant de comparer sa situation à celle de personnes se trouvant dans une situation comparable à la sienne du point de vue du lieu et de la date de séjour, il ne résulte pas de l'instruction, compte tenu des conditions concrètes dans lesquelles il a été exposé, que de telles mesures étaient en l'espèce nécessaires. Par suite, eu égard aux niveaux de radiations précités, reconstitués pour les années 1968 et 1969, et alors que M. B... n'apporte aucune critique précise de la méthodologie mise en œuvre par le CIVEN, celui-ci doit être regardé comme apportant la preuve de ce que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par le requérant a été inférieure à la limite de 1 mSv et qu'ainsi la présomption de causalité instaurée par la loi du 5 janvier 2010 dont il bénéficie doit être renversée. A cet égard, contrairement à ce que soutient le requérant, la possibilité de renverser cette présomption sous réserve de démontrer un niveau de rayonnements inférieur à un seuil déterminé résulte de l'article 232 de la loi du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 et est donc conforme à la volonté du législateur.
7. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, que M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande. Par suite, ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Délibéré après l'audience publique du 28 janvier 2025, à laquelle siégeaient :
- Mme Marie-Pierre Viard, présidente de chambre,
- M. Jean-Marc Guérin-Lebacq, président-assesseur,
- M. Frédéric Malfoy, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 12 février 2025.
Le président-rapporteur,
Signé : J.-M. Guérin-LebacqLa présidente de chambre,
Signé : M.-P. Viard
La greffière,
Signé : C. Huls-Carlier
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
Par délégation,
La greffière
C. Huls-Carlier
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N° 24DA00191