Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... A... et la SARL A... père et fils ont demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat à leur verser des sommes respectives de 187 884,03 euros et de 33 431,25 euros en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de l'accident dont il a été victime M. A... le 28 octobre 2006 lors de l'ouverture d'une écluse à Saint-Malo. La caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des Côtes-d'Armor, a demandé, pour sa part, au tribunal de condamner l'Etat à lui verser la somme de 152 247,67 euros au titre de ses débours.
Par un jugement no 1900546 du 23 décembre 2021, le tribunal administratif de Rennes a rejeté l'ensemble de ces demandes.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 9 février et 5 juillet 2022,
M. A..., représenté par Me Guillois, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 23 décembre 2021 du tribunal administratif de Rennes ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 221 315,28 euros en réparation de ses préjudices, assortie des intérêts au taux légal à compter du 30 octobre 2018 et de leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ainsi que les entiers dépens.
Il soutient que :
- c'est à tort que le tribunal a jugé qu'il avait commis une imprudence fautive de nature à exonérer entièrement l'Etat de la responsabilité qui incombait à ce dernier, même en l'absence de faute, en sa qualité de maître d'ouvrage, à l'égard des dommages subis par un tiers :
* en s'asseyant sur un muret à proximité de l'écluse, au côté de plusieurs autres spectateurs au milieu d'une foule importante se pressant à proximité de l'écluse pour observer le passage des bateaux, il ne s'est pas sciemment exposé au risque lié au fonctionnement de l'écluse ;
* il n'est pas établi que son état d'alcoolisation le soir de la survenance de
son accident ait été de nature à altérer son attention, son acuité visuelle et
ses réflexes d'une telle façon qu'il l'aurait empêché d'éviter cet accident ;
- l'Etat a, de plus, manqué à ses obligations de signalisation et de sécurisation du site : l'appel au micro par le seul pontier présent sur l'écluse au moment de l'accident et le déclenchement des quatre gyrophares orange étant insuffisants à cet égard, en l'absence notamment la pose de barrières pour empêcher les spectateurs de l'événement nautique d'approcher l'écluse ;
- l'engagement de la responsabilité de l'Etat lui ouvre un droit à réparation des préjudices subis, qui consistent dans :
* des pertes d'exploitation d'un montant total de 28 431,25 euros subies en sa qualité d'associé-gérant de la SARL A... et fils ;
* des pertes de revenus professionnels qui doivent être évalués à 4 794,63 euros ;
* des frais de santé restant à sa charge qui doivent être évalués à 808,94 euros par an pendant dix ans ;
* un déficit fonctionnel temporaire s'élevant à 80 000 euros ;
* des souffrances endurées qui doivent être indemnisées par l'allocation d'une somme de 10 000 euros ;
* un préjudice esthétique temporaire qui doit être indemnisé à hauteur de
10 000 euros ;
* un déficit fonctionnel permanent qui doit être évalué à 50 000 euros ;
* un préjudice d'agrément qui doit être fixé à 10 000 euros ;
* un préjudice esthétique permanent qui doit être évalué à 15 000 euros.
Par un mémoire enregistré le 29 avril 2019, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des Cotes-d'Armor, représentée par la société d'avocats Le Roux - Morin -Baron - Weeger, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 23 décembre 2021 du tribunal administratif de Rennes ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 152 247,68 euros au titre de ses débours, assortie des intérêts au taux légal à compter du 30 octobre 2018 et de leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 080 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion ainsi que celle de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- c'est à tort que le tribunal a jugé que M. A... avait commis, par son imprudence, une faute de nature à exonérer entièrement l'Etat de la responsabilité qui lui incombait en sa qualité de maître d'ouvrage ou du fait de l'insuffisance des précautions prises concernant les conditions de gardiennage de l'ouvrage, dès lors qu'il n'est pas établi que la présence de M. A... à proximité immédiate de l'écluse ait constitué une telle imprudence ou que son état d'alcoolisation ait été à l'origine exclusive de son préjudice ;
- l'engagement de la responsabilité de l'Etat lui ouvre un droit, sur le fondement de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, au remboursement de ses débours, qui consistent dans :
* des frais d'hospitalisation d'un montant de 67 186,36 euros ;
* des frais médicaux, pharmaceutiques et d'appareillage s'élevant à 17 074,36 euros ;
* des frais de transport s'élevant à 3 310,79 euros ;
* des indemnités journalières s'élevant à 29 594,69 euros ;
* des dépenses de santé futures qui doivent être évaluées à la somme de
35 490,48 euros correspondant à l'appareillage, le renouvellement annuel des chaussures orthopédiques et d'orthèses plantaires, à titre viager.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 juillet 2022, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires conclut au rejet de la requête et des demandes de la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) des Côtes-d'Armor.
Il soutient que :
- M. A... a commis une faute de nature à exonérer totalement l'Etat de sa responsabilité, dès lors qu'il a manqué de prudence en s'installant, en dépit de tout bon sens, à proximité d'une écluse, ouvrage potentiellement dangereux, malgré les signalisations de prévention mises en place et qu'il présentait un taux d'alcoolémie très élevé qui avait nécessairement pour effet d'altérer son attention, son acuité visuelle et ses réflexes ;
- les prétentions du requérant ne pourront être accueillies, dès lors que les préjudices invoqués ne sont ni établis ni certains, ou, à tout le moins, les sommes mises à la charge de l'Etat seront ramenées à de plus justes proportions.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- et les conclusions de M. Berthon, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Alors qu'il était assis sur un muret situé sur la voie publique à ... pour assister au départ des bateaux participant à une course transatlantique, M. C... A... a été victime d'un accident le 28 octobre 2006, son pied droit se retrouvant écrasé par le mécanisme d'ouverture d'une écluse située en contrebas du muret. Ayant entendu le cri du requérant, l'agent chargé du fonctionnement de l'écluse, a interrompu l'ouverture de celle-ci et a procédé à sa fermeture afin de permettre aux sapeurs-pompiers de ... de dégager le pied de la victime. M. A... a alors été pris en charge par le centre hospitalier de ..., où une fracture ouverte de l'avant-pied au niveau du 1er métatarsien avec ischémie du 1er orteil et
fractures fermées des 3ème et 4ème métatarsiens ont été diagnostiquées, puis par le centre hospitalier universitaire de Rennes, où il a subi une amputation du gros orteil droit. Le 17 février 2014, M. A... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes d'ordonner une expertise notamment médicale. Le médecin généraliste, désigné le 17 juillet 2014 en qualité d'expert médical par le tribunal a conclu, dans son rapport d'expertise du 6 mai 2015, notamment à la consolidation de l'état de santé de M. A... à la date du 11 avril 2008. Toutefois, M. A..., continuant à ressentir des douleurs quotidiennes à son avant-pied droit, a subi, le
9 août 2016, une nouvelle opération chirurgicale du pied. Le 12 mai 2017, M. C... A..., a alors demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes d'ordonner une expertise médicale afin de fixer une nouvelle date de consolidation des séquelles résultant de l'accident survenu le 28 octobre 2006. Le 11 septembre 2017, le juge des référés a fait droit à cette nouvelle demande et le chirurgien orthopédiste désigné par le tribunal, a déposé le 31 juillet 2018 un rapport fixant la date de consolidation de l'état de santé du requérant au 4 décembre 2016. M. A... et la SARL A... père et fils ont alors formé une réclamation indemnitaire auprès du préfet d'Ille-et-Vilaine, qui a été reçue le 30 octobre 2018, en vue de la réparation par l'Etat, en sa qualité de maître d'ouvrage, des préjudices qu'ils estiment avoir subis, en tant que tiers, du fait du fonctionnement de l'écluse. Leur réclamation n'ayant pas été accueillie, M. A... et la SARL A... père et fils ont demandé au tribunal de condamner l'Etat à les indemniser de ces préjudices et la CPAM des Côtes-d'Armor a demandé de condamner l'Etat à lui verser la somme de 152 247,67 euros au titre de ses débours. M. A... et la CPAM des Côtes-d'Armor relèvent appel du jugement du 23 décembre 2021 par lequel le tribunal a rejeté leurs demandes.
Sur les conclusions à fin d'indemnisation :
2. Le maître de l'ouvrage est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement. Il ne peut dégager sa responsabilité que s'il établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d'un cas de force majeure.
3. Il résulte de l'instruction, compte tenu notamment des mentions du procès-verbal de constat d'huissier dressé, à la demande du requérant, le 19 février 2022, que l'accident en litige s'est produit sur la chaussée Eric Tabarly qui est partiellement mobile et peut s'ouvrir en coulissant vers un espace prévu à cet effet au sud, afin de permettre aux navires présents dans les bassins d'accéder aux écluses fermant la sortie du port. Il en résulte aussi que des deux côtés de la chaussée coulissante se trouvent des espaces libres, entre la partie mobile de la chaussée et sa partie fixe, qui sont insuffisamment larges pour qu'un pied puisse passer entre les deux sans y être coincé. Il est, en outre, constant que l'ouverture du pont mobile, au moment de l'accident, avait bien été signalée au microphone, tant avant que pendant cette manœuvre, qui était la première de la soirée, et que des alarmes sonores et visuelles, sous forme de quatre gyrophares orange, ont fonctionné pendant la translation. De plus, l'éclusier se trouvait sur le pont pour faire reculer la foule qui s'y trouvait pour regarder les bateaux sortir du port, lorsque l'accident s'est produit, au milieu de la manœuvre. Il est vrai, ainsi que le soutient le requérant, qu'aucune barrière n'empêchait alors les spectateurs de l'événement d'accéder à pied au pont et que les policiers de Saint-Brieuc qui devaient, selon le dispositif de sécurité prévu, empêcher les personnes présentes d'accéder au pont n'étaient pas encore arrivés au moment de l'accident, et que plusieurs autres personnes se trouvaient à proximité du lieu où il est survenu. Cependant, même dans ces circonstances, la proximité d'une écluse, le déclenchement des alarmes et les consignes données, notamment par l'éclusier, pour éloigner les piétons du pont permettaient à ceux-ci d'avoir conscience de l'existence d'un risque tenant à leur présence en ce lieu. Surtout, il résulte de l'instruction qu'au moment de cet accident, le requérant se trouvait dans un état d'alcoolisation importante, avec un taux de 1,5 gramme par litre de sang. Si les témoins interrogés dans le cadre de l'enquête pénale qui a eu lieu sur les faits n'ont pas remarqué l'état d'ébriété du requérant, son ivresse a cependant été relevée par les sapeurs-pompiers qui sont intervenus pour le secourir. Ainsi que le fait valoir l'administration, cet état marqué d'ébriété a nécessairement entraîné une baisse de l'acuité visuelle, de la vigilance et de la réactivité de l'intéressé qui a été de nature à l'empêcher de prendre les précautions indispensables dès que l'ouverture de l'écluse a été signalée et d'être dans un état de vigilance suffisant pour éviter tout accident. A cet égard, il résulte de l'instruction qu'aucune des personnes qui se trouvaient avec le requérant n'a été blessée et qu'aucun accident de cette nature ne s'était encore produit, selon les déclarations du fonctionnaire responsable du fonctionnement de l'écluse. Par suite, dans les circonstances de l'espèce, le requérant doit être regardé comme ayant commis une grave imprudence qui a été entièrement à l'origine du dommage subi et est donc de nature à exonérer complètement l'Etat de sa responsabilité en qualité de maître de l'ouvrage.
4. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... et la CPAM des Côtes-d'Armor ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leurs demandes.
Sur les frais liés au litige :
5. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties (...) ".
6. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de maintenir les frais d'expertise, taxés et liquidés à la somme globale de 7 115,80 euros, à la charge définitive de M. A....
7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie tenue aux dépens, la somme que M. A... et la CPAM des Côtes-d'Armor demandent au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. A... et les conclusions de la CPAM des Côtes-d'Armor sont rejetées.
Article 2 : Les frais d'expertise sont laissés à la charge définitive de M. A....
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A..., à la caisse primaire d'assurance maladie des Cotes-d'Armor et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Délibéré après l'audience du 16 février 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Salvi, président,
- Mme Brisson, présidente-assesseure,
- M. Catroux, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 mars 2023.
Le rapporteur,
X. B...
Le président,
D. Salvi
Le greffier,
R. Mageau
La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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No 22NT003712