Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Chalair Aviation a saisi le Tribunal administratif de deux demandes tendant, d'une part, à l'octroi d'une provision, d'autre part, à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 1 026 544 euros, assortie des intérêts capitalisés, outre des conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n° 1709852/3-1, 1709825/3-1 du 15 février 2018, le Tribunal administratif de Paris, d'une part, a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande à fin de référé provision n° 1709852, d'autre part, a condamné l'Etat à verser à la société Chalair Aviation la somme de 1 026 544 euros, assortie des intérêts à compter du 7 mars 2017, a mis à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions de la demande 1709825.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 9 avril 2018, et un mémoire en réplique, enregistré le 12 novembre 2018, le ministre de l'intérieur demande à la Cour :
1°) d'annuler les articles 2 et 3 de ce jugement du 15 février 2018 du Tribunal administratif de Paris ;
2°) de rejeter la demande de la société Chalair Aviation devant le Tribunal administratif de Paris.
Il soutient que :
- c'est à tort que les premiers juges ont estimé que la procédure de passation du marché litigieux était irrégulière tant au titre du critère technique du nombre d'aréonefs de remplacement que de l'analyse financière des offres s'agissant des prestations supplémentaires éventuelles ;
- à titre subsidiaire, à supposer même que la Cour confirme ces irrégularités, c'est à tort que les premiers juges ont estimé qu'il existait un lien de causalité directe entre ces irrégularités et l'éviction de la société Chalair Aviation ;
- à titre très subsidiaire, l'évaluation du préjudice est exagérée.
Par un mémoire en défense, enregistré le 27 août 2018, la société Chalair Aviation, représentée par Me A..., conclut au rejet de la requête et demande, en outre, qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que les moyens soulevés par le ministre de l'intérieur ne sont pas fondés.
Par une ordonnance du 31 octobre 2018, la clôture d'instruction a été fixée au 19 novembre 2018 à 12 heures.
Un mémoire a été déposé par la société Chalair Aviation le 24 mai 2019 postérieurement à la clôture de l'instruction.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de M. Baffray, rapporteur public,
- les observations de M. C... pour le ministre de l'intérieur,
- et les observations de Me A... pour la société Chalair Aviation.
Une note en délibéré présentée pour la société Chalair Aviation a été enregistrée le 11 mars 2020.
Considérant ce qui suit :
1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié au BOAMP et au JOUE le 1er novembre 2014, le ministère de l'intérieur a lancé un appel d'offres ouvert ayant pour objet la mise à disposition, pour une durée d'un an reconductible 4 fois, d'un avion de transport, à titre exclusif, pour les besoins de la direction générale de la police nationale (DGPN) et de la direction générale des étrangers de France (DGEF) en vue d'assurer des missions de transport de personnels et de fret. Le marché comprenait également la mise à disposition d'un emplacement de stationnement, la mise en oeuvre de l'avion (hors équipage) et la formation des équipages de l'administration. Le jugement des offres devait s'apprécier selon deux critères : la valeur technique affectée d'une note de 60/100 déclinée en cinq sous-critères et le prix, affecté d'une note de 40/100. Les sociétés Chalair Aviation et Twin Jet ont chacune déposé une offre. La commission d'appel d'offre s'est réunie le 23 décembre 2014, puis le marché a été attribué à la société Twin Jet dont l'offre a été regardée comme étant économiquement la plus avantageuse puisqu'elle avait obtenu une note finale de 100 alors que la société Chalair Aviation avait obtenu la note de 89,82. Par courrier électronique du 30 décembre 2014, la société Chalair Aviation a été informée du rejet de son offre. Le 4 mars 2015, la société Chalair Aviation a porté plainte pour favoritisme. Par courrier du 7 mars 2017, elle a adressé une demande indemnitaire au ministère de l'intérieur. Le silence gardé sur cette demande par l'administration a fait naitre une décision implicite de rejet. La société Chalair Aviation a saisi le Tribunal administratif de deux demandes tendant, d'une part, à l'octroi d'une provision, d'autre part, à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 1 026 544 euros, assortie des intérêts capitalisés, outre des conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Par un jugement du 15 février 2018, le Tribunal administratif de Paris, d'une part, a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande à fin de référé provision n° 1709852, d'autre part, a condamné l'Etat à verser à la société Chalair Aviation la somme de 1 026 544 euros, assortie des intérêts à compter du 7 mars 2017, a mis à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions de la demande 1709825. Le ministre de l'intérieur relève appel des articles 2 et 3 de ce jugement.
Sur la régularité de la procédure d'attribution du marché :
2. La division nationale des enquêtes de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie d'une enquête préliminaire sur des faits susceptibles d'être qualifiés de favoritisme et de trafic d'influence actif et passif en raison de malversations survenues dans la procédure de renouvellement du marché en cause. Par un jugement du 15 janvier 2018, ayant autorité absolue de chose jugée au pénal, le tribunal correctionnel de Paris a considéré que des faits délictueux de favoritisme avaient été commis lors de la procédure d'attribution de ce marché. La société Chalair aviation soutient, sur la base des conclusions du rapport de l'IGPN en date du 29 mai 2015, que les irrégularités ayant entaché la procédure de passation du contrat mises en évidence par ce rapport d'enquête et ce jugement ont été la cause directe de son éviction.
3. Il résulte en effet de l'instruction que le critère de la valeur technique de l'offre, pondéré à 60%, se décomposait notamment en un sous-critère relatif au nombre d'aéronefs de remplacement identiques évalué sur 20 points. Or, l'offre de la société Twin Jet attributaire mentionnait : " Il est à noter que Twin Jet est le 1er exploitant européen de Beechcraft 1900D. La compagnie exploite 10 appareils de ce type : (..) L'appareil de remplacement éventuel sera exactement du même type que l'appareil du marché (...) Dans tous les cas d'indisponibilité prévus dans le marché, Twin jet fournira un appareil de substitution. Ce sera prioritairement le F-GUME Beechcraft 1900 D construit en 1999 ". Il ressort du rapport de choix et de décision du 24 décembre 2014, établi par le service de l'achat, des équipements et de la logistique de la sécurité intérieure (SAAELSI) que 20 points ont été attribués à la société Twin Jet au motif qu'elle " propose 9 aéronefs de remplacement aux caractéristiques techniques et opérationnelles parfaitement identiques " alors que la société Chalair aviation n'a obtenu que 6,66 points au motif qu'elle ne propose que " 3 appareils de remplacement du même type ". Ainsi c'est par une interprétation erronée de l'offre de la société attributaire dont les termes n'induisaient nullement qu'elle proposait 9 appareils de remplacement aux caractéristiques techniques et opérationnels identiques, qu'elle s'est vu attribuer à tort la note maximale à ce sous critère, comme le relève le rapport de l'IGPN. Le ministre de l'intérieur n'est donc pas fondé à soutenir que c'est tort que les premiers juges ont estimé que l'analyse financière des offres ne s'était pas déroulée dans des conditions régulières.
Sur l'existence d'un lien de causalité directe entre l'irrégularité de la procédure de passation du marché et l'éviction de la société Chalair Aviation :
4. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité est établie, de vérifier qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et les préjudices dont le candidat demande l'indemnisation. Il s'en suit que lorsque l'irrégularité ayant affecté la procédure de passation n'a pas été la cause directe de l'éviction du candidat, il n'y a pas de lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à raison de son éviction. Sa demande de réparation des préjudices allégués ne peut alors qu'être rejetée.
5. Il résulte de l'instruction que les deux sociétés concurrentes ont eu des notes similaires dans 4 des 6 sous-critères de la valeur technique de l' offre (à savoir " ancienneté de l'appareil proposé ", " équipement instrumental et aides au pilotage ", " distance franchissable maximum avec 15 passagers " et " prestation de parking sur l'aéroport Le Bourget ") et que seuls les sous-critères " nombre total d'heures de vol de l'appareil principal " et " nombre d'aéronefs de remplacements identiques " ont fait l'objet d'une notation différente, conduisant à ce que la valeur technique de la société Chalair Aviation soit notée à 50,70/60 et celle de la société Twin Jet à 60. Le nombre de points attribués aux sociétés Chalair Aviation et Twin Jet présentant des différences très faibles (respectivement 4,36 et 4,04) s'agissant du sous-critère " nombre total d'heures de vol de l'appareil principal ", c'est à juste titre que le tribunal a estimé que l'interprétation erronée de l'offre de la société Twin Jet en ce qui concerne le sous-critère " nombre d'aéronefs de remplacement identiques " pour lequel elle a obtenu la note maximale de 20/20 tandis que la société Chalair n'obtenait que 6,66 points à ce sous critère, a été à l'origine directe de son éviction, la différence de note attribuée au critère prix étant infime.
6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs invoqués par la société Chalair, que l'irrégularité constatée dans la procédure d'analyse des offres qui vient d'être exposée a eu directement pour effet d'évincer la société Chalair Aviation de l'attribution du marché en cause.
Sur l'évaluation du préjudice subi par la société Chalair Aviation :
7. En vue d'obtenir réparation de ses droits lésés, le concurrent évincé a la possibilité de présenter devant le juge du contrat des conclusions indemnitaires, à titre accessoire ou complémentaire à ses conclusions à fin de résiliation ou en contestation de la validité du contrat. Il peut également engager un recours de pleine juridiction, tendant exclusivement à une indemnisation du préjudice subi à raison de l'illégalité de la conclusion du contrat dont il a été évincé. Dans les deux cas, la présentation de conclusions indemnitaires par le concurrent évincé n'est pas soumise au délai de deux mois suivant l'accomplissement des mesures de publicité du contrat, applicable aux seules conclusions tendant à sa résiliation ou à son annulation. La recevabilité des conclusions indemnitaires, est en revanche soumise, selon les modalités du droit commun, à l'intervention d'une décision préalable de l'administration de nature à lier le contentieux, le cas échéant en cours d'instance. Elles doivent également, à peine d'irrecevabilité, être motivées et chiffrées.
8. Lorsqu'une entreprise candidate à l'attribution d'un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce dernier, il appartient au juge de vérifier d'abord si l'entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a droit à aucune indemnité, dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché et dans quelle mesure le préjudice est certain. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre, lesquels n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. Dans le cas où le marché est susceptible de faire l'objet d'une ou de plusieurs reconductions si le pouvoir adjudicateur ne s'y oppose pas, le manque à gagner ne revêt un caractère certain qu'en tant qu'il porte sur la période d'exécution initiale du contrat, et non sur les périodes ultérieures qui ne peuvent résulter que d'éventuelles reconductions.
9. Eu égard au faible écart de notation des offres présentées par la société Chalair Aviation et la société Twin Jet seules candidates à l'attribution du marché en litige, la société Chalair Aviation est fondée à soutenir que l'irrégularité constatée dans la procédure de passation du marché mentionnée au point 3 est à l'origine, pour elle, de la perte d'une chance sérieuse d'emporter le marché en cause.
10. Dans ces conditions, la société Chalair Aviation a droit à l'indemnisation de l'intégralité de son manque à gagner, incluant nécessairement, en l'absence de stipulation contraire du contrat, les frais de présentation de l'offre intégrés dans ses charges. Ce manque à gagner doit être déterminé non en fonction du taux de marge brute constaté dans son activité mais en fonction du bénéfice net que lui aurait procuré le marché si elle l'avait obtenu. Par ailleurs, ce manque à gagner doit être apprécié pour la seule année initiale du contrat et non, comme l'avait estimé à tort les premiers juges, pour les deux années suivantes aux termes desquelles le contrat était susceptible de faire l'objet d'une reconduction du contrat.
11. La société Chalair Aviation a produit en première instance une attestation de la société KPMG, commissaire aux comptes, dont il ressort une évaluation du bénéfice net comptable escompté pour l'exercice courant du 25 février 2015 - 25 février 2016 à 336 928 euros. Cette évaluation, effectuée sur la base d'une étude réalisée par la société ID Consult, prend en compte le montant escompté du marché ainsi que les charges d'exploitation de l'avion (prix de la location pour la mise à disposition de l'avion, salaires, charges et frais d'équipage, coût des assurances, coûts d'entretien de l'avion, frais d'assistance en escale, frais de carburant et redevances de navigation aérienne et aéroportuaire). La société Chalair aviation admet toutefois que la marge calculée ne déduit pas la quote-part des frais généraux et de structure évalués à 5 000 euros par an. Il y a donc lieu de déduire ce dernier montant de la somme de 336 928 euros et, en définitive de ramener la condamnation indemnitaire de l'Etat de la somme de 1 026 544 euros, à la somme de 331 928 euros, assortie des intérêts à compter du 7 mars 2017.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur est seulement fondé à soutenir que la condamnation indemnitaire de l'Etat doit être ramenée de la somme de 1 026 544 euros, à la somme de 331 928 euros, assortie des intérêts à compter du 7 mars 2017. Le surplus de ses conclusions doit être rejeté. Enfin, dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : La condamnation indemnitaire de l'Etat au profit de la société Chalair Aviation est ramenée de la somme de 1 026 544 euros, à la somme de 331 928 euros, assortie des intérêts à compter du 7 mars 2017.
Article 2 : Le jugement n° 1709852/3-1, 1709825/3-1 du 15 février 2018 du Tribunal administratif de Paris est réformé en tant qu'il est contraire au present arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions du ministre de l'intérieur est rejeté.
Article 4 : Les conclusions de la société Chalair Aviation présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et à la société Chalair Aviation.
Délibéré après l'audience du 10 mars 2020 à laquelle siégeaient :
- Mme Fuchs Taugourdeau, président de chambre,
- M. Niollet, président assesseur,
- M. B..., premier conseiller.
Lu en audience publique, le 26 mai 2020.
Le rapporteur,
D. PAGES
Le président,
O. FUCHS TAUGOURDEAU
Le greffier,
T. ROBERT
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 18PA01174