Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de condamner l'État à lui verser une somme de 125 220,38 euros en réparation de son préjudice financier et de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral, résultant de l'illégalité fautive de la décision du ministre de l'intérieur du 15 juillet 2010 prononçant son licenciement pour inaptitude physique.
Par une ordonnance n° 1602656 du 25 février 2016, le président du tribunal administratif de Paris a transmis sa demande au tribunal administratif de Cergy-Pontoise.
Par un jugement n° 1601947 du 6 juin 2019, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a condamné l'État à verser à M. A... B..., d'une part, une somme correspondant à la réparation de son préjudice financier constitué par la perte de traitements subie au cours de la période comprise entre le 15 juillet 2010 et le 2 mars 2015, calculée selon les modalités fixées au point 7 du jugement, dans la limite de la somme de 99 120,38 euros et d'autre part, une somme de 1 000 euros en réparation de son préjudice moral, et a rejeté le surplus de sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 2 août 2019 et 28 décembre 2020,
M. B..., représenté par Me Benaiem, avocat, demande à la cour :
1°) de réformer ce jugement ;
2°) de condamner l'État à lui verser les sommes de 42 067,25 euros en réparation de son préjudice financier et de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral résultant de son licenciement illégal ;
3°) de condamner l'État à lui verser la somme de 10 000 euros en réparation du préjudice résultant du délai déraisonnable dans lequel sa réintégration est intervenue ;
4°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 500 euros en application de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- l'illégalité fautive de l'arrêté du 15 juillet 2010 prononçant son licenciement pour inaptitude physique lui a causé un préjudice financier dont il est fondé à demander réparation à hauteur de 42 067,75 euros ;
- cette même illégalité fautive lui a causé un préjudice d'ordre moral qui doit faire l'objet d'une indemnisation à hauteur de 30 000 euros ;
- la responsabilité de l'État doit également être engagée du fait de sa réintégration tardive, laquelle constitue une faute qui lui a causé un préjudice moral évalué à 10 000 euros.
..........................................................................................................
Par un courrier du 18 octobre 2021, les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt à intervenir était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office tiré de ce que les premiers juges ont méconnu leur office en ne faisant pas usage de leur pouvoir d'instruction pour préciser l'étendue du préjudice économique accordé au requérant, après avoir considéré que ce préjudice était établi.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le décret n° 95-654 du 9 mai 1995 ;
- le décret n° 2004-1439 du 23 décembre 2004 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Danielian, rapporteur,
- les conclusions de M. Huon, rapporteur public.
- et les observations de Me Roest substituant Me Benaiem, pour M. B....
Considérant ce qui suit :
1. M. B... a été nommé gardien de la paix stagiaire et affecté à la compagnie républicaine de sécurité de Vaucresson à compter du 1er septembre 2006. A la suite d'un grave accident de la circulation, survenu le 21 décembre 2006, il a été placé en congé de maladie ordinaire avant de reprendre ses fonctions le 26 novembre 2007. Il a bénéficié de deux reports de titularisation, du 26 novembre 2007 au 1er novembre 2008 et du 2 novembre 2008 au
1er avril 2009, et a été placé en position de détachement à la direction zonale des compagnies républicaines de Paris au pool automobile à compter du 1er septembre 2009 dans cette attente. Le 31 mai 2010, le médecin chef de la police nationale a conclu à l'inaptitude définitive de
M. B... à un service actif dans la police nationale. Suivant l'avis de la commission administrative paritaire locale des compagnies républicaines en date du 29 juin 2010, le ministre de l'intérieur a licencié l'intéressé pour inaptitude physique définitive par arrêté du 15 juillet 2010. Par un jugement n° 1207521 du 3 octobre 2014, le tribunal administratif de
Cergy-Pontoise a annulé cet arrêté pour erreur d'appréciation. Par une réclamation préalable du 16 janvier 2015, M. B... a sollicité le versement d'une indemnité de 155 220,38 euros, en réparation de ses préjudices financier et moral du fait de son licenciement illégal et de son absence de titularisation. A la suite de l'avis de la commission administrative paritaire du
11 mars 2015, le ministre de l'intérieur a, par arrêté du 30 mars 2015, réintégré M. B... en prononçant sa titularisation au premier échelon du grade de gardien de la paix le 14 avril 2008, avec une ancienneté fixée au 1er septembre 2006. M. B... fait appel du jugement du
6 juin 2019 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise en tant qu'il n'a pas entièrement fait droit à sa demande d'indemnisation.
Sur la régularité du jugement :
2. Par le jugement contesté, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rappelé que l'arrêté du 15 juillet 2010 par lequel le ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales a licencié M. B... pour inaptitude physique, a été annulé par un jugement n° 1207521 du 3 octobre 2014, devenu définitif, au motif que cette mesure d'éviction reposait sur une erreur d'appréciation, et a jugé que cette illégalité était constitutive d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'État, dont l'intéressé était en droit d'obtenir réparation du préjudice direct et certain qui a pu en résulter. Il ressort des termes du jugement attaqué, qu'après avoir estimé qu'il y avait lieu d'allouer à M. B... une somme correspondant au montant de la perte du traitement ainsi que celle des primes et indemnités que l'intéressé aurait dû percevoir au cours de sa période d'éviction, du 15 juillet 2010 au 2 mars 2015, s'il avait bénéficié du déroulement de carrière retenu par l'arrêté du 30 mars 2015, diminué du montant des revenus que l'intéressé s'est procuré au titre de cette période, qu'il a chiffré à 76 480 euros, le tribunal, qui n'a en revanche pas procédé au chiffrage précis des traitements qu'il aurait dû percevoir, s'est borné, au point 7 de son jugement, à renvoyer l'intéressé devant le ministre afin qu'il soit procédé à la liquidation et au paiement de la somme due au titre de la perte de traitement, selon ces modalités de calcul et dans la limite de la somme de 99 120,38 euros sollicitée, sans toutefois faire usage de son pouvoir d'instruction. Les premiers juges ont ainsi méconnu la règle, applicable même sans texte à toute juridiction administrative, qui leur impartit, sauf dans le cas où un incident de procédure y ferait obstacle, d'épuiser leur pouvoir juridictionnel. Il y a, par suite, lieu d'annuler le jugement attaqué en tant qu'il n'a pas, dans son article 1er, fixé le montant de la réparation allouée à M. B... au titre de son préjudice financier constitué par la perte de traitements.
3. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les conclusions tendant à la réparation du préjudice tenant à la perte de traitement présentées par M. B... et de statuer par la voie de l'effet dévolutif de l'appel sur les autres conclusions indemnitaires.
Sur les conclusions tendant à la réparation du préjudice financier relatif à la perte de traitement :
En ce qui concerne l'exception de la prescription quadriennale opposée par le ministre de l'intérieur :
4. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics : : " Sont prescrites, au profit de (...), toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". L'article 2 de la même loi précise que " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance (...) / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ".
5. Lorsqu'un litige oppose un agent public à son administration sur le montant des rémunérations auxquelles il a droit et que le fait générateur de la créance se trouve ainsi dans les services accomplis par l'intéressé, la prescription est acquise au début de la quatrième année suivant chacune de celles au titre desquelles ses services auraient dû être rémunérés ; qu'il en va cependant différemment lorsque, comme en l'espèce, la créance de l'agent porte sur la réparation d'une mesure illégalement prise à son encontre et qui a eu pour effet de le priver de fonctions ; qu'en pareille hypothèse, comme dans tous les autres cas où est demandée l'indemnisation du préjudice résultant de l'illégalité d'une décision administrative, le fait générateur de la créance doit être rattaché, non à l'exercice au cours duquel la décision a été prise mais à celui au cours duquel elle a été régulièrement notifiée.
6. M. B... a formé un recours pour excès de pouvoir contre la décision de licenciement prise à son encontre le 15 juillet 2010, lequel doit s'analyser comme un recours relatif au fait générateur de la créance en litige, et cette décision a été annulée par un jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 3 octobre 2014, passé en force de chose jugée avant le 31 décembre 2014 faute d'avoir fait l'objet d'un appel dans le délai de deux mois à compter de sa notification conformément à l'article R. 811-2 du code de justice administrative. Il résulte des dispositions précitées des articles 1er et 2 de la loi du 31 décembre 1968 qu'un nouveau délai de prescription de la créance en litige a ainsi recommencé à courir à compter du 1er janvier 2015 et la prescription s'est trouvée acquise au 31 décembre 2018. Il résulte de l'instruction que les créances n'étaient dès lors pas prescrites lorsque M. B... a présenté sa réclamation préalable le 16 janvier 2015. L'administration n'est dès lors pas fondée à opposer l'exception de la prescription quadriennale, et ses conclusions d'appel incident ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.
En ce qui concerne la perte de traitement et de primes :
7. En vertu des principes généraux qui régissent la responsabilité de la puissance publique, un agent public irrégulièrement évincé a droit à la réparation intégrale du préjudice qu'il a effectivement subi du fait de la mesure illégalement prise à son encontre. Sont ainsi indemnisables les préjudices de toute nature avec lesquels l'illégalité commise présente, compte tenu de l'importance respective de cette illégalité et des fautes relevées à l'encontre de l'intéressé, un lien direct de causalité. Pour l'évaluation du montant de l'indemnité due, doit être pris en compte le montant net des rémunérations non perçues au cours de la période d'éviction illégale, sans qu'il y ait lieu de tenir compte des indemnités afférentes à l'exercice effectif des fonctions. Il y a lieu de déduire de ce montant les autres revenus de remplacement que l'intéressé a pu percevoir pendant cette période, ce qui inclut, notamment, les autres revenus éventuellement perçus, les allocations de chômage ou encore les indemnités de licenciement dont il a bénéficié.
8. D'une part, il résulte de l'instruction que par un arrêté du 30 mars 2015, le ministre de l'intérieur a procédé à la reconstitution de la carrière de M. B... en prévoyant la titularisation de ce dernier au premier échelon du grade de gardien de la paix, le 14 avril 2008 avec une ancienneté fixée au 1er septembre 2006, sa promotion au 2ème échelon de son grade le 1er septembre 2008, au 3ème échelon le 1er juin 2010, au 4ème échelon le 1er février 2012 et au 5ème échelon au 1er octobre 2013. M. B... est fondé à solliciter le versement d'une indemnité correspondant aux traitements qu'il aurait dû percevoir au cours de sa période d'éviction, entre le 15 juillet 2010 et le 2 mars 2015, soit 35 740,80 euros en ce qui concerne la période au cours de laquelle il a été promu au 3ème échelon, 39 999,69 euros pour celle correspondant au 4ème échelon et, enfin, 35 720,88 euros pour le 5ème échelon, soit 111 461,37 euros. En revanche, la somme supplémentaire de 1 318,72 euros correspondant à un manque à gagner entre le 14 avril 2008, date de la titularisation du requérant, et le 15 juillet 2010 ne saurait être retenue dès lors que, dans cette mesure, le préjudice allégué, antérieur à la décision de licenciement du 15 juillet 2010, se rattache à un fait générateur distinct de l'illégalité de cette dernière, et est ainsi dépourvu de lien de causalité direct avec elle. De cette somme de 111 461,37 euros doivent être déduits les revenus que l'intéressé s'est procurés au cours de cette période, évalués au vu des pièces recueillies au cours de l'instruction à la somme non sérieusement contestée de 70 712,34 euros, soit 1 965,84 euros en 2010, 16 772 euros en 2011, 15 613 euros en 2012, 16 973 euros en 2013, 15 559 euros en 2014 et 3 829,50 euros en 2015. Dès lors, M. B... est fondé à solliciter une indemnisation à hauteur de 40 749,03 euros au titre de la perte de traitement subie du fait de la décision de licenciement illégale.
9. D'autre part, M. B... demande également la réparation de son manque à gagner correspondant à l'absence d'indemnisation des heures supplémentaires et des frais de déplacement à laquelle il aurait pu prétendre au cours de sa période d'éviction. Toutefois, l'intéressé n'établit pas qu'il aurait eu une chance sérieuse d'accomplir des heures supplémentaires répondant aux besoins de son employeur. Il ne démontre pas davantage avoir perdu une chance sérieuse d'obtenir le remboursement de frais de déplacement, dont il ne précise au demeurant pas la nature. Le préjudice financier de M. B..., évalué à la somme de 26 100 euros, présente ainsi un caractère éventuel et ne lui ouvre, dès lors, aucun droit à indemnisation. Les conclusions indemnitaires présentées en ce sens doivent, dès lors, être rejetées.
Sur les autres conclusions indemnitaires :
En ce qui concerne le préjudice moral lié au licenciement fautif :
10. L'éviction de M. B... du corps des gardiens de la paix doit être regardée comme étant à l'origine d'un préjudice moral, dès lors que l'intéressé, dont la réputation a été atteinte du fait de son licenciement, a dû recourir, pendant une période significative de près de cinq années, à plusieurs emplois d'agent de sécurité, plus précaires et moins valorisants au regard de ses qualifications professionnelles, que le métier de gardien de la paix qu'il pouvait prétendre exercer. Il en résulte que la condamnation de l'État, fixée par l'article 2 du jugement attaqué à la somme de 1 000 euros, doit être portée à la somme de 4000 euros et que le jugement doit être réformé dans cette mesure.
En ce qui concerne le préjudice moral lié au caractère déraisonnable du délai dans lequel est intervenue sa réintégration :
11. M. B... soutient que sa réintégration tardive au sein de la police nationale constitue une illégalité fautive susceptible d'engager la responsabilité de l'État, laquelle lui a causé un préjudice moral estimé à 10 000 euros. S'il est constant que l'administration était tenue de procéder à la réintégration de M. B..., en exécution du jugement du 3 octobre 2014 annulant l'arrêté de licenciement, il résulte toutefois de l'instruction que l'arrêté de réintégration du 30 mars 2015 est intervenu moins de six mois après ce jugement, après que l'administration ait initié la procédure de réintégration de l'agent dès le 23 février 2015 en l'invitant à formuler des vœux d'affectation. Dès lors, le délai entre l'annulation de la décision de licenciement et la réintégration effective de M. B..., qui s'est accompagnée d'une reconstitution de carrière, ne présente pas un caractère déraisonnable et n'est pas constitutif d'une faute susceptible d'engager la responsabilité de l'État. Dans ces conditions, et à les supposer recevables, ces conclusions doivent, en tout état de cause, être rejetées.
Sur les frais irrépétibles :
12. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'État la somme de 2000 euros à verser à M. B... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : L'article 1er du jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 6 juin 2019 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. B... une somme de 40 749,03 euros en réparation de son préjudice financier constitué par la perte de traitements subie au cours de la période comprise entre le 15 juillet 2010 et le 2 mars 2015.
Article 3 : L'État est condamné à verser à M. B... une somme de 4 000 euros en réparation de son préjudice moral lié au licenciement fautif.
Article 4 : L'article 2 du jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise du 6 juin 2019 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 3 de cet arrêt.
Article 5 : Le surplus de la demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise et le surplus des conclusions de la requête sont rejetés.
Article 6 : L'État versera à M. B... la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 7 : Les conclusions d'appel incident du ministre de l'intérieur sont rejetées.
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N° 19VE02941