La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/10/2024 | FRANCE | N°22VE02798

France | France, Cour administrative d'appel de VERSAILLES, 2ème chambre, 11 octobre 2024, 22VE02798


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Orléans de condamner la région Centre-Val de Loire à lui verser la somme de 40 000 euros en réparation de faits de harcèlement moral, et de mettre à la charge de cette collectivité la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1903332 du 3 mai 2022, le tribunal administratif d'Orléans a rejeté cette demande.



Procédure devant la

cour :



Par une requête et des mémoires complémentaires, enregistrés le 15 décembre 2022...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Orléans de condamner la région Centre-Val de Loire à lui verser la somme de 40 000 euros en réparation de faits de harcèlement moral, et de mettre à la charge de cette collectivité la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1903332 du 3 mai 2022, le tribunal administratif d'Orléans a rejeté cette demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires complémentaires, enregistrés le 15 décembre 2022, le 10 mai 2024, le 2 juin 2024, le 14 juin 2024 et le 5 juillet 2024, M. A... B..., représenté par Me Aubry, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de condamner la région Centre-Val de Loire à lui verser la somme de 40 000 euros en réparation des préjudices subis en raison des faits de harcèlement moral dont il dit avoir été victime ;

3°) de mettre à la charge de la région Centre-Val de Loire une somme de 3 000 euros hors taxes sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement est entaché d'erreurs de droit ;

- il a subi des faits de harcèlement moral ; ses attributions ont été réduites, il a été isolé, stigmatisé et humilié ; il a été porté atteinte à sa dignité ; ces faits ont été reconnus par la région, qui lui a accordé à ce titre le bénéfice de la protection fonctionnelle ;

- il a subi de ce fait un préjudice moral qui doit être réparé à hauteur de 40 000 euros.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 17 avril 2024, le 15 mai 2024 et le 19 juin 2024, la région Centre-Val de Loire, représentée par Me Le Chatelier, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 2 000 euros soit mise à la charge de M. B....

La région soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 15 juillet 2024, la clôture de l'instruction a été fixée en dernier lieu au 2 septembre 2024, en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.

La demande d'aide juridictionnelle présentée par M. B... a été rejetée par une décision du 11 octobre 2022.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Cozic,

- les conclusions de M. Frémont, rapporteur public,

- et les observations de Me Bosquet, représentant la région Centre-Val de Loire.

Considérant ce qui suit :

1. M. A... B..., admis à faire valoir ses droits à la retraite à compter du 31 août 2023, était titulaire du grade d'agent de maîtrise territorial et occupait le poste de responsable de cuisine du lycée Dessaigne, à Blois, lorsqu'il a été directement impliqué, le mardi 5 février 2018, dans un grave accident de la circulation, qui a causé la mort d'une jeune fille de quatorze ans. À la suite de cet accident, M. B... a été placé en arrêt maladie du 5 février 2018 au 11 mars 2018, et a repris ses fonctions au sein du lycée Dessaigne le 12 mars 2018. Par un arrêté du 15 avril 2019 du président du conseil régional de la région Centre-Val de Loire, M. B... a été placé en congé longue maladie à compter du 17 septembre 2018. Il a demandé la reconnaissance de l'imputabilité au service de l'accident dont il a été victime, survenu le 17 septembre 2018, mais cette demande a été rejetée par arrêté du 16 décembre 2019 du président du conseil régional. Sa demande de reconnaissance de l'origine professionnelle de sa maladie a été rejetée par un arrêté du 21 février 2020. Par deux courriers du 4 juin 2019, M. B... a sollicité, d'une part, le bénéfice de la protection fonctionnelle, d'autre part, l'indemnisation à hauteur de 40 000 euros des préjudices qu'il allègue avoir subis en raison de faits de harcèlement survenus entre mars et septembre 2018. Par une même décision du 15 juillet 2019, le président du conseil régional de la région Centre-Val de Loire a accordé à M. B... la protection fonctionnelle et a rejeté sa demande indemnitaire. M. B... demande à la cour d'annuler le jugement n° 1903332 du 3 mai 2022 par lequel le tribunal administratif d'Orléans a rejeté sa demande et de condamner la région à réparer les préjudices qu'il allègue avoir subis en raison de faits de harcèlement moral, à hauteur de 40 000 euros.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Hormis le cas où le juge de première instance a méconnu les règles de compétence, de forme ou de procédure qui s'imposaient à lui et a ainsi entaché son jugement d'une irrégularité, il appartient au juge d'appel, non d'apprécier le bien-fondé des motifs par lesquels le juge de première instance s'est prononcé sur les moyens qui lui étaient soumis, mais de se prononcer directement sur les moyens dirigés contre la décision administrative contestée dont il est saisi dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel. M. B... ne peut donc utilement se prévaloir des erreurs de droit qu'auraient commises les premiers juges pour demander l'annulation du jugement attaqué.

Sur la responsabilité de la région Centre-Val de Loire :

3. Aux termes du premier alinéa de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa version en vigueur, applicable au présent litige : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. ".

4. Il appartient à un agent public, qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile.

5. M. B... soutient qu'à son retour au lycée Dessaignes de Blois, à l'issue de son congé maladie, le 12 mars 2018, il s'est vu imposer plusieurs mesures ayant pour objet d'aménager l'exercice de ses fonctions de chef de cuisine. Il soutient qu'il a ainsi été exclu des réunions de direction du lycée, en dépit de sa qualité de chef de service, qu'il lui a été interdit d'entrer en contact avec tous les élèves du lycée, ainsi qu'avec l'ensemble des agents et chefs de service de l'établissement et de passer les temps de pause avec ces derniers, et qu'il lui a été interdit de se rendre dans les locaux de l'établissement à l'exception des locaux de la cuisine, et d'entrer et de sortir du lycée par l'entrée principale, pour utiliser exclusivement l'accès réservé aux fournisseurs. Il ajoute que ses prérogatives professionnelles ont été réduites, et que les fonctions de supervision des équipes, de gestion des stocks et de la cuisine, et de planification des repas ont été confiées à d'autres agents. M. B... fait valoir que ces mesures sont constitutives d'une modification " drastique et vexatoire ", " humiliante et brutale " des conditions d'exercice de ses fonctions, qui a produit des effets répétés, cette organisation ayant été maintenue jusqu'à la rentrée scolaire de septembre 2018.

6. M. B... souligne que cette réorganisation de ses fonctions et l'ensemble des interdictions auxquelles il a été soumis ont conduit à son isolement, ont porté atteinte à sa dignité et l'ont fragilisé psychologiquement, ce qui a déclenché un syndrome dépressif l'ayant conduit à être placé en arrêt de travail le 17 septembre 2018.

7. Les faits précités, mentionnés aux points 5 et 6 du présent arrêt, sont de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral.

8. Toutefois, contrairement à ce que soutient M. B..., il ne résulte pas de l'instruction que ce dernier se serait vu interdire d'entrer en contact avec les autres agents de l'établissement et de partager des temps de pause avec eux. En outre, la circonstance que le président de la région Centre-Val de Loire a accordé à M. B... la protection fonctionnelle est sans incidence sur la qualification à donner aux faits en cause en l'espèce. Cette décision n'est pas davantage constitutive d'une forme de reconnaissance par la région de sa responsabilité ou de l'existence des faits de harcèlement moral tels qu'allégués par l'intéressé.

9. En outre, il résulte de l'instruction que, dans la perspective de la reprise des fonctions de M. B..., la région et la direction du lycée ont entendu aménager les conditions d'exercice des fonctions de ce dernier, au regard du caractère particulièrement délicat de la situation résultant de l'accident de la circulation survenu le 5 février 2018. L'administration a ainsi pris en considération l'implication directe de M. B... dans la survenance de cet accident mortel, la circonstance que la jeune fille décédée lors de cet accident était la sœur d'un élève du lycée Dessaignes, et que des rumeurs visaient M. B..., ainsi qu'en attestent différentes pièces versées au dossier, en particulier le témoignage de la fille de l'appelant, alors qu'un article de presse paru dans un journal local relatait les circonstances de l'accident et que M. B... faisait l'objet de poursuites pénales pour homicide involontaire. Pour les mêmes raisons, la direction du lycée a pu évoquer auprès des agents de l'établissement l'accident venant de se produire, non pour divulguer des renseignements personnels, mais afin d'échanger sur la situation et d'inviter les agents à faire preuve de bienveillance et de solidarité, ainsi que d'une certaine réserve à l'égard des rumeurs pouvant circuler.

10. S'il résulte effectivement de l'instruction que, comme le souligne le requérant, l'administration ne s'est fondée sur aucun avis médical prescrivant l'aménagement du poste de travail de l'intéressé, la gravité de l'accident du 5 février 2018, l'identité de la victime, la durée du congé maladie de M. B... à la suite de cet accident et la circonstance que ce dernier était suivi plusieurs fois par semaine par un psychologue, étaient de nature à légitimement faire présumer l'important retentissement de l'évènement sur l'état psychique et émotionnel de l'intéressé, et à justifier la décision d'aménager la reprise de ses fonctions, tant dans l'intérêt personnel de M. B..., que dans l'intérêt du service. En outre, il résulte de l'instruction que M. B... avait lui-même personnellement demandé à ne plus assurer la distribution des repas des élèves en cantine, afin d'éviter des contacts directs avec ces derniers. Or, c'est précisément pour ce même motif qu'il lui a été demandé d'entrer et de sortir du lycée par le portail des personnels le matin et par le portail des fournisseurs en fin de journée, et de ne plus passer par la cour d'honneur, afin d'éviter d'y croiser des élèves de l'établissement, en particulier le frère de la victime.

11. Il résulte également de l'instruction que l'aménagement des fonctions de M. B..., à compter de mars 2018, a été prévu à titre conservatoire et temporaire, afin que l'intéressé " puisse exercer ses fonctions le plus sereinement possible ". M. B... reconnaît d'ailleurs expressément dans ses écritures que ces mesures ont été appliquées durant trois mois, avant d'être allégées à l'occasion de la rentrée scolaire de septembre 2018.

12. Si la gestion des agents de plonge du service de restauration du lycée a été retirée des fonctions assurées jusqu'alors par M. B..., et a été confiée à la responsable de l'équipe d'entretien de l'établissement, il résulte de l'instruction que l'administration a ainsi entendu éviter que des comportements et propos malveillants soient exprimés par certains agents de ce service, alors que le management de M. B... à leur égard était regardé par sa hiérarchie comme " assez rude au quotidien ". Ces mesures de précaution, décidées par l'administration dans l'intérêt du service et dans celui de M. B..., apparaissent justifiées dans le contexte très particulier du retour de l'intéressé dans ses fonctions. À cet égard, peu après la nouvelle rentrée scolaire, après avoir giflé un cuisinier le 14 septembre 2018, M. B... a lui-même spontanément expliqué, dans un courriel rédigé à l'issue de cet incident, qu'il était " à bout " et qu'il avait " beaucoup de mal à accepter les sous-entendus, les réflexions ou les vannes ".

13. M. B... soutient enfin que l'un des aménagements de ses fonctions n'a pas été décidé en vue de faciliter son retour. Toutefois, il résulte de l'instruction que l'instauration d'un mode participatif d'élaboration des menus, et d'un management plus souple de l'équipe de cuisiniers, conduite par le second de cuisine durant le congé maladie de M. B..., avait donné satisfaction, et que la direction de l'établissement entendait poursuivre cette récente réorganisation, impliquant certes une adaptation professionnelle de la part de M. B.... Une telle mesure ne saurait cependant être regardée comme ayant excédé les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique.

14. Il résulte de l'ensemble des éléments précités que les faits allégués par M. B... ne sont pas constitutifs d'un harcèlement moral. La responsabilité de l'administration ne saurait en conséquence être recherchée à ce titre.

15. Il résulte de ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Orléans a rejeté sa demande.

Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la région Centre-Val de Loire, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par M. B... au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens. Il n'y a pas davantage lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. B... la somme demandée par la région Centre-Val de Loire sur ce même fondement.

D É C I D E :

Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.

Article 2 : Les conclusions de la région Centre-Val de Loire présentées sur le fondement de l'article L.761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et à la région Centre-Val de Loire.

Délibéré après l'audience du 26 septembre 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Mornet, présidente de la formation de jugement en application de l'article R. 222-26 du code de justice administrative,

Mme Aventino, première conseillère,

M. Cozic, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 octobre 2024.

Le rapporteur,

H. CozicLa présidente,

G. Mornet

La greffière,

I. Szymanski

La République mande et ordonne au préfet du Loir-et-Cher, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme

La greffière,

2

N° 22VE02798


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de VERSAILLES
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22VE02798
Date de la décision : 11/10/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

Responsabilité de la puissance publique - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité - Fondement de la responsabilité - Responsabilité pour faute.

Travail et emploi - Conditions de travail - Médecine du travail.


Composition du Tribunal
Président : Mme MORNET
Rapporteur ?: M. Hervé COZIC
Rapporteur public ?: M. FREMONT
Avocat(s) : AUBRY

Origine de la décision
Date de l'import : 20/10/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-10-11;22ve02798 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award