CASSATION PARTIELLE sur le pourvoi formé par :
- X... Joseph, partie civile,
- la caisse régionale d'assurances mutuelles agricoles (CRAMA) de la Seine-Maritime, partie intervenante,
contre un arrêt de la cour d'appel de Rouen (chambre correctionnelle) en date du 20 mars 1986 qui, dans la procédure suivie contre Thierry Y... pour blessures involontaires, s'est prononcé sur les intérêts civils.
LA COUR,
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 1382 du Code civil, 20 de la loi n° 62-933 du 8 août 1962, 485, 512 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué confirme le jugement évaluant le préjudice économique du demandeur sans tenir compte de l'indemnité d'entraide due au frère de la victime ;
" aux motifs qu'aucun débours ni préjudice n'a été subi en raison de l'intervention du frère du demandeur ; que sauf à titre compensatoire en cas de prestation non équivalente, le versement de toute somme en paiement de l'aide apportée conduirait à dénaturer, voire même à nier le principe de l'entraide familiale et du caractère gratuit qui en découle ;
" alors, d'une part, que seuls le bénéficiaire et le prestataire de l'entraide sont fondés à en invoquer la gratuité - tenant à l'échange de services - dans leurs rapports réciproques ;
" alors, d'autre part, que l'entraide est réalisée entre agriculteurs par des échanges de services en travail et en moyens d'exploitation ; que si elle est un contrat à titre gratuit, elle implique la réciprocité des services ; que, par suite, en retenant que le frère du demandeur n'a pas été indemnisé pour son intervention, quand il résultait des constatations de l'expert qu'il a effectué 540 heures de travail, de sorte que le demandeur devra, en échange, lui rendre des services équivalents et se trouve bien, à ce titre, tenu de l'indemniser même s'il ne s'agit point d'un dédommagement pécuniaire, la cour d'appel a statué par un motif inopérant ;
" alors, de troisième part, que l'agriculteur, victime d'un accident, qui doit recourir au service d'un autre agriculteur dans le cadre de l'entraide, se trouve débiteur envers le prestataire, auquel il doit en échange rendre des services équivalents ; qu'il subit manifestement à ce titre un préjudice en relation directe avec l'accident ;
" alors, enfin, que le tiers responsable doit l'entière réparation du préjudice subi et ne saurait se prévaloir de la gratuité de l'entraide, résultant d'un contrat auquel il est étranger, pour échapper à l'indemnisation de l'entier préjudice de la victime " ;
Vu lesdits articles, ensemble l'article 3 du Code de procédure pénale ;
Attendu que, si les juges du fond apprécient souverainement le préjudice dans la limite des conclusions des parties, ils doivent tenir compte de tous les chefs de dommage, aussi bien matériels que corporels ou moraux, découlant des faits objet de la poursuite, pour en réparer l'intégralité ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué et les pièces de procédure, que Joseph X..., agriculteur, ayant été victime d'un accident dont Thierry Y..., reconnu coupable de blessures involontaires, a été déclaré responsable, et ayant été atteint d'une incapacité totale de travail pendant plusieurs mois, a été remplacé à la tête de son exploitation pendant cette période par son frère Hubert, lui-même agriculteur dans une localité voisine ; qu'Hubert X... a ainsi travaillé pendant 540 heures pour le compte de la victime et que cette prestation de services a été évaluée par expertise à 56 160 francs ; que Joseph X... a réclamé cette somme à Y... en faisant valoir qu'ayant bénéficié d'une entraide entre agriculteurs il était obligé de fournir à son frère une prestation équivalente ;
Attendu que pour rejeter cette prétention les juges énoncent " qu'aucun débours ni préjudice n'a été subi en raison de l'intervention d'Hubert X... ; que, sauf à titre compensatoire en cas de prestation non équivalente (...), le versement de toute somme en paiement de l'aide apportée conduirait à dénaturer, voire même à nier le principe de l'entraide familiale et du caractère gratuit qui en découle " ;
Mais attendu qu'en se déterminant de la sorte alors que l'entraide entre agriculteurs implique non seulement la réciprocité, mais encore l'équivalence des services échangés, qu'ainsi, du fait de l'accident, Joseph X... se trouvait débiteur envers son frère, et que cette dette constituait pour la victime un élément de préjudice certain, personnel et découlant directement de l'infraction, la cour d'appel a méconnu le principe ci-dessus rappelé ;
D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;
Par ces motifs :
CASSE ET ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Rouen en date du 20 mars 1986, mais seulement en ce qu'il a rejeté la demande d'une indemnité au titre de l'entraide à laquelle la partie civile avait dû recourir, toutes autres dispositions dudit arrêt étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit statué à nouveau conformément à la loi dans les limites de la cassation ainsi prononcée :
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Caen.