AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-trois novembre mil neuf cent quatre-vingt-quinze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller ROMAN, les observations de Me X... et de la société civile professionnelle GUIGUET, BACHELLIER et POTIER de la VARDE, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général AMIEL ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- LA SOCIETE SOMAGEL, partie civile, contre l'arrêt de la cour d'appel de PARIS, 9ème chambre, en date du 24 novembre 1994, qui l'a déboutée de ses demandes contre Guy A..., relaxé des chefs d'escroquerie, faux et usage de faux, contre Louisa Y..., relaxée du chef d'escroquerie mais déclarée coupable de faux et d'usage de faux, et contre la société TECTRA, citée en qualité de civilement responsable de Louisa Y... ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Sur le moyen unique de cassation pris de la violation des articles 405 de l'ancien Code pénal, 313-1 du nouveau Code pénal, 1315 et 1382 du Code civil, 2, 427 et suivants, 459 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de réponse aux conclusions, défaut et contradiction de motifs, renversement de la charge de la preuve, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt infirmatif attaqué a relaxé Louisa Y... et Guy A... des fins de la poursuite du chef d'escroquerie, après avoir déclaré cette prévenue coupable de faux et d'usage de faux, pour débouter la partie civile de sa demande de dommages-intérêts dirigée contre les prévenus et le civilement responsable de Louisa Y... ;
"aux motifs que, si la thèse soutenue par Louisa Y..., selon laquelle les prestations facturées à la partie civile étaient réelles, n'a jamais pu être vérifiée en raison du refus de celle-ci de révéler les identités véritables des personnes ayant, selon elle, travaillé sous un nom d'emprunt, aucun élément déterminant du dossier ne permet de l'écarter ;
"que les nombreuses personnes interrogées sur le nombre d'ouvriers ayant effectivement travaillé sur le chantier ont émis des opinions contradictoires ;
"que la partie civile elle-même n'a pas été en mesure de définir avec précision, et en fonction de l'avancement des travaux, ses besoins en main-d'oeuvre intérimaire, ni la part revenant à la société Tectra dans la fourniture de cette main-d'oeuvre ;
"que le contrôle effectué par la partie civile le 10 octobre 1991, qui a fait apparaître que seuls huit ouvriers intérimaires étaient présents, alors que la société Tectra, pour cette même journée, en avait facturé vingt-quatre, n'est pas probant, en raison des instructions expresses données, la veille, à Guy A..., par son employeur, de réduire le nombre d'intérimaires sur le chantier ;
"qu'en l'état de ces énonciations, il ne peut être tenu pour établi que le nombre d'ouvriers dont la fourniture a été facturée par la société Tectra à la société Somagel était supérieur au nombre d'ouvriers ayant effectivement travaillé sur le chantier ;
"qu'en conséquence, la preuve n'étant pas rapportée que des sommes aient été versées par la société Somagel, comme étant des salaires, au nom d'ouvriers n'ayant travaillé sur le chantier, ni sous leur identité réelle, ni sous un nom d'emprunt, le délit d'escroquerie n'est pas caractérisé, en l'absence de préjudice ;
"que, pour les mêmes motifs, Guy A... sera renvoyé des fins de la poursuite du chef d'escroquerie ;
"qu'en ce qui concerne les délits de faux et d'usage de faux qui lui sont reprochés, ce prévenu soutient qu'il ignorait le système frauduleux utilisé par Louisa Y..., n'ayant pas la possibilité, en raison des lourdes tâches qui lui incombaient en sa qualité de chef de chantier, de vérifier les identités de tous les ouvriers ;
"que ces affirmations ne sont pas sérieusement contredites par les éléments de la procédure ;
"qu'en effet, si le prévenu a reconnu avoir remarqué, d'une part, l'absence de concordance entre l'origine étrangère de la plupart des ouvriers et la consonnance française de leurs patronymes, et, d'autre part, la présence sur le chantier de plusieurs frères, il ne peut être déduit de ses seules déclarations la preuve qu'il savait, en remplissant les feuilles d'attachement, que les identités qui y figuraient étaient fausses ;
"que l'absence de livre du personnel ne saurait être regardée comme une preuve de la culpabilité de Guy A..., alors qu'il n'est pas établi qu'un tel livre existât avant son arrivée, ni que ce fût de façon délibérée que le prévenu se soit abstenu de tenir un tel registre ;
"que de surcroît, Louisa Y..., a, de manière constante, affirmé que Guy A... était étranger à ses agissements ;
"que la demande de dommages-intérêts formée par la partie civile, et tendant à la réparation du remboursement des salaires que la partie civile prétend avoir indûment réglés pour des ouvriers qui n'ont jamais travaillé sur le chantier, n'est pas en relation de causalité directe avec les seules infractions dont Louisa Y... sera déclarée coupable : les délits de faux et usage de faux ;
"alors que, d'une part, si c'est aux parties poursuivantes, ministère public et partie civile, qu'il appartient de rapporter la preuve de tous les éléments constitutifs de l'infraction à la charge du prévenu, c'est à ce dernier, qui invoque une exception destinée à faire échec aux poursuites, qu'il incombe d'en établir le bien-fondé ;
que, dès lors, en l'espèce où, pour déclarer Louisa Y... coupable des délits de faux et d'usage de faux, la Cour a constaté que cette prévenue, qui était responsable d'une agence de travail intérimaire, avait reconnu avoir constitué des faux contrats d'attachement d'ouvriers et les avoir transmis à la partie civile pour se faire régler les prestations y afférentes, les juges du fond ne pouvaient , sans renverser la charge de la preuve et priver leur décision de motifs, refuser d'admettre l'existence du délit d'escroquerie visé par l'acte de la poursuite sous prétexte que, si la thèse de la prévenue, selon laquelle les prestations facturées à la demanderesse étaient réelles parce que correspondant à des salaires payés "au noir", n'a jamais pu être vérifiée en raison du comportement de cette prévenue, aucun élément du dossier ne permet de l'écarter ;
"alors que, d'autre part, la Cour ayant constaté que, lors du contrôle effectué par la partie civile le 10 octobre 1991, seul huit ouvriers intérimaires étaient présents sur le chantier, alors que pour cette même journée la société dont Louisa Y... était la responsable en avait facturé vingt-quatre, les juges du fond se sont mis en contradiction flagrante avec eux-mêmes en prétendant, contre toute évidence, qu'il n'est pas établi que, pendant la période visée par la prévention, le nombre d'ouvriers dont la fourniture a été facturée par cette société à la partie civile était supérieur au nombre d'ouvriers ayant effectivement travaillé sur le chantier, sous le prétexte inopérant que, la veille dudit contrôle, l'un des deux prévenus avait reçu des instructions pour réduire le nombre des intérimaires ;
"et qu'enfin, la Cour a omis de répondre au moyen de la partie civile, considéré par le tribunal comme révélateur de la culpabilité de Guy A..., et tiré de l'existence d'importants versements inexpliqués sur le compte bancaire de ce prévenu pendant la période visée par la prévention" ;
Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué et du jugement qu'il confirme mettent la Cour de Cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, qui n'a pas renversé la charge de la preuve, a, sans insuffisance ni contradiction, et en répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, exposé les motifs pour lesquels, en l'état des éléments soumis à son examen, elle a estimé que la preuve du délit d'escroquerie n'était pas rapportée à la charge des deux prévenus, ni celle des délits de faux et usage de faux à l'égard de Guy A..., et que le préjudice invoqué par la société Somagel ne découlait pas des faux et usage de faux commis par Louisa Y..., et a ainsi justifié sa décision déboutant la partie civile de ses demandes ;
D'où il suit que le moyen, qui se borne à remettre en question l'appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause, ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, ne saurait être admis ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Gondre conseiller doyen, faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, M. Roman conseiller rapporteur, MM.
Culié, Schumacher, Martin, Farge conseillers de la chambre, MM. de Z... de Massiac, de Larosière de Champfeu conseillers référendaires, M. Amiel avocat général, Mme Mazard greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;