CASSATION sur les pourvois formés par :
- X... Patrice, Y... Philippe, prévenus,
- Z... Joël, Z... Michel, parties civiles,
contre l'arrêt de la cour d'appel de Rouen, chambre correctionnelle, en date du 10 juin 1999, qui a condamné Patrice X..., pour abus de pouvoirs, et Philippe Y..., pour complicité de ce délit, chacun à 100 000 francs d'amende et a prononcé sur les intérêts civils.
LA COUR,
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu les mémoires en demande et en défense, et les mémoires additionnel et complémentaire produits ;
Sur le premier moyen de cassation, proposé pour Patrice X... et Philippe Y..., pris de la violation des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 101 à 105, 107 et 108, et 437 de la loi du 24 juillet 1966, 121-7 du Code pénal, 591 et 593 du Code de procédure pénale :
" en ce que la Cour a déclaré les prévenus coupables d'abus des pouvoirs sociaux détenus dans une société d'expertise comptable et de complicité de ce délit ;
" aux motifs propres et adoptés que la convention conclue le 6 juin 1986 entre la société Eure Expertise et la société France Expertise Associés, dont Philippe Y..., Patrice X... et Jean A... étaient administrateurs communs, eu égard à la nature, au volume, à la durée et au coût des prestations qui en faisaient l'objet, et au fait qu'en exécution de celle-ci, la rémunération de Patrice X..., président du conseil d'administration d'Eure Expertise, désormais devenu salarié de France Expertise Associés détaché par celle-ci pour assurer cette fonction et celle d'expert-comptable, était facturée par cette dernière, ne portait pas sur des " opérations courantes et conclues à des conditions normales " au sens de l'article 102 de la loi du 24 juillet 1966 mais relevait du régime juridique des articles 101 et 103 de la loi précitée, et à ce titre devait être soumise à l'autorisation préalable du conseil d'administration de la société Eure Expertise, ou, en l'absence d'autorisation, soumise à l'approbation de l'assemblée générale (arrêt p. 24) ; que le passage contesté de la convention litigieuse était rédigé en ces termes : " France Expertise Associés met à la disposition d'Eure Expertise un certain nombre de services et de moyens afin de favoriser le développement de l'exercice des missions d'Eure Expertise, dans les domaines suivants : stratégie et politique générale contrôle budgétaire (principe et suivi) définition des produits et services méthodologie (FEA apporte ses méthodes actuelles et fera profiter EE de toutes les améliorations) contrôle qualité. Eure Expertise réglera à ce titre une redevance forfaitaire égale à 5 pour cent (5 %) du chiffre d'affaires produit avec effet du 1er mai 1986 " ; qu'il fallait déterminer si une telle convention couvrait des opérations courantes et était conclue à des conditions normales ; que, si tel était le cas, la convention n'étant pas soumise aux dispositions de l'article 101 de la loi du 24 juillet 1966, et il ne pouvait être reproché à Patrice X... et Philippe Y... d'avoir commis le délit d'abus de pouvoirs sociaux ; que, selon les termes mêmes des prévenus, la convention procédait à une véritable sous-traitance de ce qui faisait l'essence même du mandat social, puisque celle-ci prévoyait de mettre au service d'Eure Expertise, notamment et en particulier, les services et moyens suivants : stratégie et politique générale, contrôle budgétaire (principe et suivi), d'autant que la rémunération de Patrice X..., président statutaire d'Eure Expertise devenu salarié de France Expertise Associés et détaché par celle-ci pour assurer cette fonction et celle d'expert-comptable, était fixée par cette dernière, qui facturait à la première ses prestations ; que ce simple mécanisme, indépendamment du surcoût éventuel pour Eure Expertise, démontrait par lui-même qu'il ne pouvait s'agir d'une opération courante conclue à des conditions normales au sens de l'article 102 de la loi du 24 juillet 1966 ; qu'en conséquence, cette convention de 1986 devait suivre la procédure de l'article 101 précité, donc être autorisée par le conseil d'administration (jugement p. 7 et 8) ;
" 1° alors que, d'une part, la Cour n'a retenu que des considérations générales et abstraites, ne faisant pas apparaître le caractère anormal du prix stipulé à la convention, et n'a pas recherché, comme l'y invitaient pourtant les prévenus (conclusions p. 5, paragraphes 8 et suivants, p. 9, paragraphes 4 et suivants), si l'objet de la convention ne couvrait pas des prestations fournies depuis plusieurs années par la société mère de la société Eure Expertise et encore fournies après l'annulation de la convention litigieuse, prestations que le commissaire aux comptes de cette dernière avait toujours considéré comme des opérations courantes et conclues à des conditions normales ;
" aux motifs que le fait que Joël Z..., unique administrateur du conseil d'administration d'Eure Expertise non intéressé à la convention, aurait été seul à donner ou non son autorisation, ne constituait pas un obstacle à l'application de l'article 101 de la loi du 24 juillet 1966 ; qu'aucune disposition légale ou réglementaire ne prévoyait un minimum de votants pour la régularité des décisions du conseil d'administration, et Joël Z..., seul administrateur non intéressé, pouvait valablement autoriser la convention ou refuser de l'autoriser (arrêt p. 25, paragraphe 1) ; que les prévenus, experts-comptables pour qui la loi du 24 juillet 1966 constituait la matière courante de leur profession, auraient pu informer le commissaire aux comptes de la situation et faire voter par l'assemblée générale, dûment informée par son conseil d'administration, l'autorisation préalable relevant de l'article 101 lors de la réunion prévue pour le 30 juin 1986 et finalement non tenue, l'assemblée générale ordinaire pouvant prendre souverainement toutes les décisions autres que celles visées aux articles 153 et 154 ; que les prévenus avaient en réalité cherché à éviter le veto de Joël Z... (arrêt p. 25, paragraphe 2) ;
" et, aux motifs adoptés que le mécanisme mis en place avait permis de supprimer la prérogative essentielle du conseil d'administration d'Eure Expertise de fixer lui-même la rémunération de ses membres (jugement p. 8) ;
" 2° alors que, d'autre part, l'article 103, alinéa premier, de la loi du 24 juillet 1966 dispose que l'autorisation du conseil d'administration résulte d'un vote, et que les administrateurs intéressés aux conventions discutées ne peuvent prendre part au vote, ce dont il résulte qu'une pluralité d'administrateurs doit être appelée à se prononcer, et que le conseil ne peut valablement délibérer et que la procédure d'autorisation ne peut ni ne doit être suivie, lorsque tous les membres du conseil, sauf un, sont intéressés ;
" 3° alors que, de troisième part, les attributions des organes de la société anonyme sont spécialisées et fixées de manière impérative par la loi du 24 juillet 1966, et l'assemblée générale, qui ne peut empiéter sur le rôle dévolu au conseil d'administration, ne peut être appelée à donner son approbation préalable aux conventions conclues avec une personne morale dotée d'administrateurs communs, les articles 103 à 105 de la loi prévoyant seulement l'approbation par l'assemblée après l'autorisation par le conseil ou la couverture par l'assemblée de la nullité de la convention non autorisée par le conseil ;
" 4° alors que, de quatrième part, il résulte des articles 107 et 108 de la loi du 24 juillet 1966 que la rémunération des administrateurs est en grande partie fixée par l'assemblée générale, notamment concernant les jetons de présence, et que le conseil ne dispose donc pas d'une supposée prérogative essentielle consistant à fixer lui-même la rémunération de ses membres ;
" aux motifs propres et adoptés que, par ailleurs, l'élément intentionnel résultait, notamment, de l'application ultérieure de l'article 105 de la même loi (annulation de la convention litigieuse) par les prévenus, qui admettaient implicitement que celle-ci avait eu des conséquences dommageables pour Eure Expertise, puisque ce constat était nécessaire pour permettre l'application de ce texte ; que ces conséquences dommageables résultaient d'ailleurs très nettement des résultats d'Eure Expertise après application de la convention, la situation n'étant redressée que par une réduction inévitable du capital entraînant celle des parts de capital des actionnaires minoritaires évincés par la fusion intervenue ultérieurement au bénéfice de France Expertise Associés, elle-même dans l'orbite d'une nébuleuse commerciale (jugement p. 8) ; qu'en signant cette convention le 6 juin 1986, sans avoir obtenu l'autorisation requise par la loi alors qu'ils ne pouvaient ignorer l'irrégularité de l'acte et l'avantage financier que devait en retirer la société France Expertise Associés, Patrice X..., président du conseil d'administration d'Eure Expertise avait de mauvaise foi fait des pouvoirs qu'il possédait en cette qualité un usage qu'il savait contraire aux intérêts de la société Eure Expertise pour favoriser une autre société dans laquelle il était intéressé directement en sa qualité d'administrateur, et Philippe Y... s'était rendu complice de ce délit (arrêt p. 25 et 26) ;
" 5° alors que, de cinquième part, la Cour n'a pas recherché, comme l'y invitaient les prévenus (conclusions p. 13) si l'annulation de la convention par l'assemblée générale en 1987 n'avait pas entraîné l'anéantissement de toutes ses conséquences, sous forme d'émission au profit de la société Eure Expertise d'un avoir de montant équivalant à celui des sommes versées par elle en application de la convention, si tout préjudice n'avait pas en conséquence été exclu pour cette société, même à supposer la convention intrinsèquement désavantageuse, et si donc l'élément matériel de l'infraction ne faisait pas défaut ;
" 6° alors que, de sixième part, la Cour n'a pas recherché, comme l'y invitaient les prévenus (conclusions p. 13) si, par suite de l'annulation de la convention par l'assemblée générale, la facturation des prestations fournies par la société France Expertise Associés n'avait pas repris selon les modalités antérieurement pratiquées et abouti, rétroactivement pour la période pendant laquelle la convention avait été appliquée, à faire supporter par la société Eure Expertise des sommes supérieures à celles facturées en exécution de la convention, ces éléments révélant que la convention était plus avantageuse pour la société Eure Expertise que les modalités pratiquées avant et après, et que sa conclusion et son exécution n'avaient pu causer de préjudice à la société ni révéler l'abus de pouvoirs des prévenus ;
" 7° alors que, de septième part, la Cour, qui s'est limitée à la considération inopérante, et d'ailleurs non étayée par des éléments de fait précis, selon laquelle les conséquences dommageables de la convention étaient attestées par les résultats négatifs enregistrés par la société Eure Expertise par suite de l'exécution de ce contrat, et qui n'a pas fait apparaître que les prévenus auraient, dès la conclusion de la convention, eu conscience de faire courir un risque à la société, n'a pas caractérisé l'élément intentionnel de l'abus des pouvoirs ;
" 8° alors, enfin, que la Cour n'a pas recherché, comme l'y invitaient les prévenus (conclusions p. 14), si leur qualité de cautions de la société Eure Expertise n'excluait pas toute éventuelle volonté de fragiliser la situation d'une société dont les engagements pouvaient être mis à leur charge, et n'excluait donc pas l'élément intentionnel de l'infraction " ;
Vu l'article 593 du Code de procédure pénale, ensemble l'article 437. 4°, de la loi du 24 juillet 1966 ;
Attendu que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance des motifs équivaut à leur absence ;
Attendu que Patrice X... et Philippe Y... ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel des chefs d'abus de pouvoirs sociaux pour le premier, en sa qualité de président du conseil d'administration de la société Eure Expertise, et de complicité de ce délit pour le second, en sa qualité d'administrateur de la même société, pour avoir passé, le 6 juin 1986, une convention, contraire aux intérêts de celle-ci, avec la société France Expertise Associés dans laquelle Patrice X... était l'un des administrateurs et Philippe Y..., directeur général ;
Attendu que, pour déclarer les prévenus coupables des faits reprochés, l'arrêt attaqué énonce, par motifs propres et adoptés, que la convention conclue, procédant à une véritable sous-traitance de l'objet social en raison de la nature, du volume, de la durée et du coût des prestations qui en font l'objet, et du fait que la rémunération de Patrice X..., désormais salarié de France Expertise Associés, détaché par celle-ci, était facturée par cette dernière à Eure Expertise, ne portait pas sur des opérations courantes conclues à des conditions normales au sens de l'article 102 de la loi du 24 juillet 1966, mais relevait des articles 101 et 103 de cette loi et qu'elle aurait dû être soumise à l'autorisation préalable du conseil d'administration ;
Que les juges relèvent qu'en signant la convention sans avoir obtenu cette autorisation, les prévenus ne pouvaient ignorer l'irrégularité de l'acte et l'avantage financier que devait en retirer France Expertise Associés, que Patrice X... a bien, de mauvaise foi, fait des pouvoirs qu'il possédait un usage contraire aux intérêts de la société Eure Expertise, que Philippe Y... s'est bien rendu complice de ce délit et que les conséquences dommageables résultent très nettement des résultats d'Eure Expertise après l'application de la convention ;
Mais attendu qu'en l'état de ces seules énonciations, qui ne démontrent pas, d'une part, que lors de la signature de la convention litigieuse, les prévenus aient sciemment cherché à favoriser France Expertise Associés au détriment d'Eure Expertise, et, d'autre part, qu'une atteinte ait été portée aux intérêts de cette dernière, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision ;
D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;
Et sur le moyen additionnel de cassation, proposé pour Patrice X... et Philippe Y..., pris de la violation des articles 437 de la loi du 24 juillet 1966, 2, 3 et 591 du Code de procédure pénale :
" en ce que la Cour a déclaré recevable l'action civile exercée à titre personnel par deux actionnaires (Joël et Michel Z...) d'une société anonyme d'expertise comptable (la société Eure Expertise) en réparation du prétendu préjudice subi du fait de l'abus de pouvoirs sociaux commis par le président (Patrice X...) et par un administrateur (Philippe Y...) de cette société ;
" aux motifs que l'abus de pouvoirs sociaux reproché aux prévenus était susceptible d'affecter la détermination du bénéfice social de la société Eure Expertise, et était de nature à causer un préjudice direct tant à la société elle-même qu'à ses actionnaires ; que la constitution de partie civile de Joël et Michel Z..., qui étaient actionnaires de la société Eure Expertise, en tant qu'ils entendaient exercer l'action sociale du fait de la défaillance de la société Eure Expertise et en leur nom personnel en qualité d'actionnaire, était donc recevable en la forme, les deux actions, si elles impliquaient un préjudice distinct, pouvant être exercées conjointement (arrêt p. 26 et 27) ;
" alors que les faits d'abus de pouvoirs sociaux ne sont susceptibles de causer un préjudice direct qu'à la société elle-même ; que la Cour ne pouvait retenir la possibilité d'un préjudice causé aux actionnaires " ;
Vu l'article 437. 4°, de la loi du 24 juillet 1966 ;
Attendu que la dévalorisation du capital social découlant du délit d'abus de pouvoirs, commis par un dirigeant de société, constitue non pas un dommage propre à chaque associé, mais un préjudice subi par la société elle-même ;
Attendu que, pour déclarer recevable l'action civile exercée à titre personnel par deux actionnaires de la société Eure Expertise qui invoquaient, à titre de préjudice, la réduction du capital social intervenue et leur éviction de la société, les juges énoncent que le délit retenu à l'encontre des prévenus, susceptible d'affecter la détermination du bénéfice social de la société Eure Expertise, est de nature à causer un préjudice direct tant à la société elle-même qu'à ses actionnaires ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et du principe susénoncé ;
D'où il suit que la cassation est de nouveau encourue ;
Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens de cassation proposés :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Rouen, en date du 10 juin 1999 ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi :
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris.