LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° Y 15-86.929 FS-P+B
N° 345
ND
14 MARS 2017
CASSATION
M. GUÉRIN président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, a rendu l'arrêt suivant :
CASSATION et désignation de juridiction sur le pourvoi formé par M. [B] [U], La société [B] [U] Group Ressources LTD, parties civiles, contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, chambre 2-7, en date du 4 novembre 2015, qui, dans la procédure suivie contre M. [W] [Y] et les Editions Maréchal-Le Canard Enchaîné, du chef de diffamation publique envers un particulier, a prononcé la nullité de la citation ;
La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 24 janvier 2017 où étaient présents : M. Guérin, président, Mme Durin-Karsenty, conseiller rapporteur, M. Straehli, M. Buisson, M. Larmanjat, M. Ricard, M. Parlos, M. Bonnal, conseillers de la chambre, M. Barbier, M. Talabardon, M. Ascensi, conseillers référendaires ;
Avocat général : M. Cordier ;
Greffier de chambre : Mme Hervé ;
Sur le rapport de Mme le conseiller DURIN-KARSENTY, les observations de la société civile professionnelle SEVAUX et MATHONNET, de la société civile professionnelle WAQUET, FARGE et HAZAN, avocats en la Cour, et les conclusions de M. le premier avocat général CORDIER ;
Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, 23, 29 alinéa 1, 32, alinéa 1, et 53 de la loi du 29 juillet 1881, 551 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motif, manque de base légale :
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré nulle la citation délivrée à M. [Y] et à la société Les Editions Maréchal-Le Canard Enchaîné, ainsi que l'ensemble des poursuites subséquentes ;
"aux motifs que, comme le rappelle le tribunal, l'existence des précisions prévues à l'article 53 de la loi sur la presse vise à permettre au public de connaître, dès l'engagement des poursuites et sans équivoque, la nature et l'étendue de celles-ci et ainsi d'être en mesure de préparer sa défense ; que si l'intégralité d'un article de presse peut certes être poursuivi, encore faut-il qu'aucune incertitude ne réside dans l'acte de poursuite sur le ou les faits visés par la ou les parties poursuivantes comme étant diffamatoires ; que cette exigence s'impose d'autant plus lorsque des faits multiples, susceptibles d'être considérés comme contraires à l'honneur ou à la considération de l'une ou de l'autre des parties sont évoqués dans un même article ; que, comme le tribunal l'a estimé, une ambiguïté résulte en premier lieu de la lecture de la citation puisqu'après avoir énoncé, à la fin du paragraphe qui reproduit intégralement l'article du 25 septembre 2013, que "l'ensemble de cet article est estimé diffamatoire par chacune des parties civiles", les deux paragraphes suivants (2.2 et 2.3) visent à distinguer les imputations qui seraient diffamatoires à l'encontre de M. [B] [U] de celles qui le seraient à l'égard de la société ; que, d'autre part, les développements figurant dans les paragraphes 2.2 et 2.3 de la citation, qui visent à commenter, en contestant leur véracité, les passages de l'article ne permettent pas de rattacher précisément ces passages à des imputations et donc de déterminer les faits diffamatoires précisément poursuivis ; qu'il est ainsi impossible de déterminer si le passage qualifié de "détail", faisant état de ce que le "magnat (qui) courtise le chef de l'état, ses ministres" a pu récupérer pour son groupe pour 165 000 000 de dollars une partie des droits d'extraction avant d'en revendre la moitié au prix de 2,5 milliards, est visé ou non par la poursuite et par quelle partie civile, de même que l'on ne peut savoir si le fait pour "[B]" d'avoir réglé "tous les frais" d'un voyage en Israël offert à [A] [P] est visé ou si, en faisant état de la tentative de "[U]" de "sécuriser son bien, au moment de la prise du pouvoir par la junte militaire en décembre 2008", il est imputé à la ou les parties civiles d'avoir passé, par l'intermédiaire de l'un de ses agents, un contrat avec la société israélienne CTS Global AG, laquelle s'est mise au service de la junte, et si l'une ou l'autre est également visée, à travers la passation de ce contrat, pour avoir participé à la formation et à l'entrainement de "la garde présidentielle des "bérets rouges" responsables du massacre de 157 civils, le 28 septembre 2009, dans un stade de [Localité 1]" ; que ces incertitudes préjudiciables à l'exercice du droit de la défense conduisent à confirmer le jugement déféré ;
"et aux motifs, supposés adoptés des premiers juges, que l'examen de la citation incriminée révèle qu'après avoir rappelé dans un point 1 intitulé "le contexte" le contexte général de l'affaire, en décrivant les activités de M. [U] et de la société BSGR ainsi que les démêlés rencontrés par celle-ci après l'accession à la présidence de la République guinéenne en décembre 2010 d'[F] [Z], elle évoque dans une partie 2 titrée "Discussion", un point 2.1 intitulé "L'article diffamatoire publié en page 3 du Canard Enchaîné du 25 septembre 2013" qui consiste en une reproduction de l'intégralité de l'article, celui-ci étant toutefois découpé en plusieurs passages reprenant les différents intertitres et se terminant, page 7, par la phrase soulignée suivante : "L'ensemble de cet article est estimé diffamatoire pour chacune des parties civiles" ; qu'elle distingue ensuite entre un point 2.2, consacré aux "imputations diffamatoires à l'encontre de M. [U]", qui expose pour les réfuter différentes imputations jugées diffamatoires, plusieurs passages de l'article étant cités entre guillemets et se termine par la phrase suivante, en gras : "En définitive, il est imputé à M. [U] d'avoir ni plus ni moins recruté des mercenaires, préparé un coup d'état, organisé une insurrection violente, corrompu le pouvoir guinéen, déstabilisé un régime par des moyens illégaux, le tout pour placer au pouvoir un parti fantoche et protéger ses intérêts miniers" et un point 2.3 - "Les imputations diffamatoires à l'encontre de la société BSGR" - qui comporte trois paragraphes, le premier, en gras étant ainsi rédigé : "S'agissant de la société BSGR, elle est directement visée comme étant la société de M. [U] qui serait bénéficiaire du coup d'Etat envisagé, qui aurait sponsorisé un parti politique bidon aux fins de conserver ses droits d'extraction, qui aurait corrompu la veuve de [K] [R] en nourrissant son compte de plusieurs millions, qui aurait engagé le mercenaire [M] [H] alors qu'il est suggéré que ce dernier préparait un putsch" ; qu'elle comporte enfin, dans son dispositif, la mention suivante : "[dire et juger] que l'article publié dans l'édition du Canard Enchaîné du 25 septembre 2013, en page 3, sous le titre "Des notes de la CIA et de la DGSE annoncent un coup d'état à [Localité 1]" et dont les propos sont reproduits au chapitre 2.1 de la présente citation, constitue le délit de diffamation publique envers un particulier, en l'espèce M. [U] et la société BSGR, tel que prévu et réprimé par les articles 23, 29, alinéa 1, et 32, alinéa 1, de la loi du 29 juillet 1881" ; qu'il résulte de l'ensemble de ces constatations qu'il existe, tout d'abord, une ambiguïté sur les propos que chacune des parties a entendu considérer comme diffamatoires à son égard, la citation indiquant certes qu'il s'agit pour chacune de l'intégralité des propos, à la fin du passage 2.1 et dans son dispositif, mais les résumant de manière sensiblement différente dans les passages 2.2 et 2.3 ; par ailleurs, et surtout, il est patent que l'exigence d'articulation entre les propos visés et les imputations diffamatoires n'est pas satisfaite, la citation se contentant soit de reproduire l'intégralité de l'article, qui foisonne d'informations diverses, soit de dresser une liste, au demeurant variable, des imputations jugées diffamatoires, mais sans jamais mettre en corrélation chacune des imputations avec le ou les propos de l'article correspondants ; que la défense du prévenu ne peut, dans ces conditions, utilement prospérer au regard des moyens limités dont elle dispose au regard du 29 juillet 1881 et il convient, par conséquent, de déclarer nulle la citation dans son entier ainsi que l'ensemble des poursuites subséquentes ;
"1°) alors qu'il résulte des articles 53 de la loi du 29 juillet 1881 et 551 du code de procédure pénale qu'une citation devant le tribunal correctionnel pour un délit de presse ne peut être annulée qu'autant qu'elle ne qualifie pas le fait poursuivi et ne vise pas le texte de loi applicable ou que la qualité de prévenu ou de civilement responsable ne ressort pas de l'acte délivré par la partie civile et que par ses lacunes elle cause dans l'esprit du prévenu une incertitude quant à l'objet exact de la poursuite ; qu'en revanche, l'absence d'incertitude est établie lorsqu'il résulte d'une citation délivrée à l'initiative de deux parties civiles qu'après avoir cité in extenso l'article incriminé comme diffamatoire, son auteur a exposé, séparément pour chacune des parties civiles, les imputations jugées diffamatoires à leur égard, en indiquant pour la première que l'article lui imputait de soutenir des mercenaires préparant un coup d'Etat en Guinée, de financer des partis d'opposition bidons, de recruter des milices ethniques et d'organiser des opérations ciblées par des mercenaires, le tout par esprit de lucre, d'avoir passé un contrat avec une société de sécurité ayant entraîné la garde présidentielle des bérets rouges responsable d'un massacre, d'avoir nourri de plusieurs millions le compte de la veuve du chef d'Etat, de voir quatre Etats lui en vouloir et d'avoir décidé de sauvegarder ses intérêts par des moyens musclés, ainsi que, pour la seconde partie civile, qu'elle serait bénéficiaire du coup d'Etat précité, qu'elle aurait sponsorisé un parti politique bidon aux fins de conserver des droits d'extraction, corrompu la veuve du chef de l'Etat et engagé un mercenaire et qu'il serait ainsi suggéré qu'elle participerait à l'élaboration d'un coup d'Etat par des moyens illégaux, violents et criminels, et en usant de corruption, peu important, pour la compréhension des faits diffamatoires ainsi poursuivis et pour la présentation éventuelle d'une offre de preuve, que les passages de l'écrit auxquels se rapportent ces imputations ne soient pas cités au sein de ces développements distincts et que, pour corréler ces imputations aux passages de l'écrit diffamatoire, le prévenu et le civilement responsable doivent se reporter à la citation in extenso de l'écrit présentée en amont ; qu'en jugeant le contraire, la cour d'appel a méconnu les textes précités ;
"2°) alors qu'en matière de diffamation, les juges ne peuvent statuer sur d'autres propos que ceux qui sont articulés dans la citation ; qu'en retenant comme de nature à susciter une incertitude quant à l'étendue des poursuites la présence, au sein des passages de l'article cité in extenso et présenté comme diffamatoire, d'imputations non reprises parmi celles articulées dans les développements identifiant, séparément, les propos poursuivis par chacune des deux parties civiles, la cour d'appel a méconnu les textes précités ;
"3°) alors que la citation doit préciser le fait diffamatoire incriminé et en indiquer la qualification mais n'est pas tenue de corréler de manière formelle cette imputation à des passages précis de l'écrit incriminé ; qu'en exigeant de la citation qu'elle mette en corrélation chacune des imputations énoncées avec le ou les propos de l'article correspondants, la cour d'appel a méconnu les textes précités" ;
Vu l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que, selon ce texte, la citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite ; qu'il n'appartient pas aux juges de subordonner la régularité de cet acte à d'autres conditions, dès lors qu'il ne peut exister d'incertitude sur l'objet de la poursuite ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué, du jugement qu'il confirme et des pièces de la procédure que M. [B] [U] et la société [B] [U] Group Ressources LTD ont fait citer devant le tribunal correctionnel, du chef de diffamation publique envers un particulier, la société Les Editions Marechal-Le Canard Enchainé et son directeur de publication, M. [Y], à la suite de la publication, dans le numéro daté du 25 septembre 2013 de cet hebdomadaire, d'un article intitulé "Des notes de la CIA et de la DGSE annoncent un coup d'Etat à [Localité 1]" ; que les juges du premier degré ont fait droit à l'exception de nullité de la citation qui était soulevée par les prévenus ; que les parties civiles ont relevé appel de cette décision ;
Attendu que, pour confirmer le jugement, l'arrêt énonce, par motifs propres et adoptés, que la citation reproduit intégralement l'article litigieux, en précisant que son ensemble est diffamatoire à l'égard des deux parties civiles, mais que les développements figurant ensuite visent à commenter, en contestant leur véracité, des passages de cet article en distinguant les imputations qui seraient diffamatoires à l'égard de chacune des parties civiles ; que ces développements ne permettent pas de rattacher précisément ces passages à des imputations et donc de déterminer les faits diffamatoires précisément poursuivis ; que les juges relèvent que l'exigence d'articulation entre les propos visés et les imputations diffamatoires n'est pas satisfaite, la citation se contentant soit de reproduire l'intégralité de l'article, qui foisonne d'informations diverses, soit de dresser une liste, au demeurant variable, des imputations jugées diffamatoires, mais sans jamais mettre en corrélation chacune des imputations avec le ou les propos de l'article correspondants ; qu'ils ajoutent que ces incertitudes sont préjudiciables aux droits de la défense ;
Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que la citation en cause précisait et qualifiait le fait incriminé consistant en l'intégralité de l'article litigieux et que ses auteurs n'étaient pas tenus de mettre en corrélation les imputations qu'ils présentaient comme diffamatoires avec des passages de ce texte, de sorte qu'il ne pouvait en résulter, en l'espèce, aucune incertitude dans l'esprit des prévenus sur les faits, objet de la poursuite, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé ;
D'où il suit que la cassation est encourue ;
Par ces motifs :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 4 novembre 2015, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles? à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quatorze mars deux mille dix-sept ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.