LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 février 2020
Cassation partielle
Mme LEPRIEUR, conseiller doyen faisant fonction de président
Arrêt n° 139 F-D
Pourvoi n° Y 18-18.677
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 5 FÉVRIER 2020
La société Spie Batignolles Nord, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [...] , ayant un établissement [...] , a formé le pourvoi n° Y 18-18.677 contre l'arrêt rendu le 15 mars 2018 par la cour d'appel de Rouen (chambre sociale et des affaires de sécurité sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. G... I..., domicilié [...] ,
2°/ à Pôle emploi Haute-Normandie, dont le siège est [...] ,
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Pietton, conseiller, les observations de la SCP Gatineau et Fattaccini, avocat de la société Spie Batignolles Nord, de la SCP Garreau, Bauer-Violas et Feschotte-Desbois, avocat de M. I..., après débats en l'audience publique du 7 janvier 2020 où étaient présents Mme Leprieur, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Pietton, conseiller rapporteur, Mme Le Lay, conseiller, et Mme Lavigne, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Sur le moyen unique :
Vu les articles L. 1232-1, L. 1232-6 et L. 1235-1 du code du travail ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, qu'engagé le 21 septembre 2006 par la société SPIE Batignolles Nord en qualité de directeur régional Normandie, M. I..., qui avait en dernier lieu la responsabilité de la direction opérationnelle Normandie-Picardie, a été licencié le 7 novembre 2014 pour faute grave ; qu'il a saisi la juridiction prud'homale pour contester son licenciement ;
Attendu que pour juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamner la société à payer au salarié diverses sommes au titre de la rupture et de rappel de salaires et à rembourser aux organismes sociaux les indemnités de chômage dans la limite de six mois, l'arrêt retient que le salarié, au nom de la société SPIE Batignolles Nord, a signé cinq conventions avec la société E..., dont son épouse était la gérante, pour un montant total de 631 850 euros ; qu'il existait une situation réelle de conflit entre les intérêts de la société SPIE Batignolles Nord et ceux de la société E... ; que les liens personnels entre le salarié et la société E... étaient cependant connus de la direction générale de la société Spie Batignolles Nord, laquelle n'établit pas que son salarié ait contrevenu à ses intérêts dans le cadre de ces conventions ; qu'il s'ensuit que la violation de l'obligation de loyauté n'est pas caractérisée ;
Qu'en se déterminant ainsi, par des motifs impropres à établir que la direction générale de la société avait été informée de la conclusion par le salarié des conventions litigieuses et à écarter le grief de déloyauté tiré de leur conclusion dans une situation de conflit d'intérêts, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déboute M. I... de ses demandes en paiement d'un solde de rémunération variable, en remboursement de frais de congrès et en paiement de dommage et intérêts pour préjudice moral, l'arrêt rendu le 15 mars 2018 entre les parties par la cour d'appel de Rouen ; remet, en conséquence, sur les autres points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Caen ;
Condamne M. I... aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du cinq février deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Gatineau et Fattaccini, avocat aux Conseils, pour la société Spie Batignolles Nord
Il est fait grief à la décision attaquée d'AVOIR dit le licenciement de M. G... I... sans cause réelle et sérieuse, d'AVOIR condamné la société SPIE Batignolles Nord à payer à M. G... I... les sommes de 4 935,70 euros au titre du rappel de salaire sur la mise à pied conservatoire, 493,57 euros au titre des congés sur rappel de salaire, 22 350,30 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis, 2 235,03 euros au titre des congés payés afférents, 21 599,36 euros au titre de l'indemnité de licenciement, 65 000 euros au titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, 2 323,58 euros au titre des RTT, 1040,79 euros au titre du rappel de salaire du treizième mois de l'année 2014, d'AVOIR ordonné le remboursement par SPIE Batignolles Nord à Pôle Emploi des indemnités de chômage versées à M. G... I... dans la limite de six mois, d'AVOIR débouté la société SPIE Batignolles Nord de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile et condamne la société SPIE Batignolles Nord à payer à M. G... I... la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et d'AVOIR condamné la société SPIE Batignolles Nord aux entiers dépens, y compris de première instance ;
AUX MOTIFS QUE « Sur l'existence d'une faute grave et la cause réelle et sérieuse du licenciement la faute grave est celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise. Il incombe à l'employeur d'en apporter la preuve. La lettre de licenciement qui fixe le cadre du litige est ainsi libellée : "En votre qualité de directeur régional vous avez contracté au nom de SPIE Batignolles Nord avec la société E..., dont il s'avère qu'elle appartient à votre épouse. Il résulte d'une enquête à laquelle nous avons procédé que vous avez engagé notre entreprise sur les affaires suivantes : - chantier clinique océane pour un montant de 304 393 euros, - chantier ateliers municipaux du Havre pour un montant de 59 500 euros, - chantier bureaux LBC pour un montant de 243 000 euros, - chantier chaufferie Dalkia pour un montant de 11 000 euros, - chantier bureaux LBC pour un montant de 13 957 euros. Un tel comportement est en soi particulièrement déloyal à l'égard de votre employeur. Il procède d'un conflit d'intérêts entre ceux dont vous avez la charge, du fait de vos fonctions au sein de SPIE Batignolles nord, et les vôtres en tant qu'époux de notre cocontractant à l'égard de qui, précisément, vous devez défendre nos propres intérêts, non seulement sur les prix mais également sur l'ensemble des obligations qui découlent du marché. Cet élément justifie par lui-même la rupture de notre collaboration. Mais il y a plus grave. À l'égard de vos collaborateurs vous avez affirmé, contre la vérité, que la direction générale était informée de la situation que vous avez provoquée. Vous avez donc parfaitement conscience du caractère inacceptable des conditions dans lesquelles la société SPIE Batignolles Nord a été engagée à l'égard d'un sous-traitant. Ces faits constitutifs d'une faute grave rendant impossible votre maintien dans l'entreprise. Par conséquent, votre licenciement prendra effet à la date de première présentation de ce courrier recommandé et votre contrat de travail cessera à cette date sans préavis ni indemnité [...]".
Il ressort des contrats de sous-traitance versés aux débats que M. G... I..., au nom de la société SPIE Batignolles Nord, a signé cinq conventions avec la société E..., les 2 août 2010 "clinique océane", 13 janvier 2011 "atelier municipaux du Havre", 7 mai 2012 "bureau LBC", septembre 2012 "chaufferie Dalkia", et janvier 2014 "bureaux LBC", pour un montant total de 631 850 euros. La société E... a pour gérant Mme I.... Ses statuts mis à jour le 26 janvier 2009 précise qu'elle est détenue à 99 % par la société Sofibat, elle-même détenue à 99 % par Mme U... D... I..., épouse de l'appelant. Ce dernier n'est plus, le gérant de la société Sofibat depuis l'assemblée générale ordinaire du 17 avril 1996, et le propriétaire de parts sociales depuis l'acte de cession du 19 avril 1996. Si M. G... I... ne participait pas à la gestion ou l'administration de la société E... au moment de la signature des différents contrats de sous-traitance, il avait néanmoins des intérêts personnels au sein de cette dernière, dès lors que son épouse contrôlait la société E... par le biais de la société Sofibat, peu important le régime de séparation des biens des époux. Il existait donc une situation réelle, et non un simple risque, de conflits entre les intérêts de la société SPIE Batignolles Nord et ceux de la société E....
Toutefois, pour ces cinq contrats de sous-traitance, considérés par l'employeur comme constituant "un comportement en soi particulièrement déloyal", il résulte des éléments versés au débat, que la direction générale de la société était informée des liens entre son salarié et la société E.... Par ailleurs, aucun élément du dossier n'établit que le salarié a conclu ces cinq conventions au détriment des intérêts de son employeur.
En effet, s'agissant de la connaissance des relations existant entre le salarié et la société E..., M. X..., ancien salarié chez SPIE Batignolles Nord, de 2007 à 2013, occupant en dernier lieu les fonctions de directeur grands projets sur l'ensemble du périmètre de la direction générale, et faisant partie à ce titre du comité de direction, indique dans son attestation du 18 novembre 2014, que l'ensemble du comité de direction connaissait les liens entre M. I... et la société E..., et que le séminaire "entraide Somme" en 2009, avait été l'occasion de présenter l'activité des conjoints de chacun, et de ce fait l'activité de Mme I.... Cet ancien salarié précise en outre, qu'au cours des comités de direction, M. G... I... a fait état de cette relation, mais indiqué n'avoir aucune participation organisationnelle, financière et administrative au sein de la société E.... L'information de la direction générale, à propos des liens entre la société E... et le salarié, est confirmée par Mme R... et son époux, directeur général de la société LBC, dans leurs attestations des 15 novembre 2014 et 26 mars 2015, contredisant ainsi l'attestation de M. T... du 4 mars 2015, directeur général de la société SPIE Batignolles Nord d'avril 2006 à janvier 2013. Par ailleurs, témoignant de la connaissance des relations contractuelles entre les sociétés, le service achats sous-traitance du siège de la société SPIE Batignolles Nord a adressé à la société E... en 2011, 2012 et 2013 la fiche intitulée "renseignements sous-traitant" laquelle a été retournée avec la mention "direction : I... U... P... M... : gérante". Il se déduit de ce qui précède que la direction générale était informée des liens existants entre M. G... I... et la société E..., et ce, avant la signature de la première convention litigieuse visée dans la lettre de licenciement.
S'agissant de la conclusion et de l'exécution des cinq contrats de sous-traitance, il n'est pas établi que le salarié ait contrevenu aux délégations de pouvoirs reçues, aux procédures légales et internes applicables, ou qu'il soit intervenu dans le processus de sélection en contrariété avec les intérêts de son employeur, étant précisé que la sélection des sous-traitants était effectuée, en principe par les conducteurs de travaux, ainsi qu'il résulte de la fiche de définition des fonctions de ces derniers, de l'attestation de M. X... du 18 novembre 2014, ainsi que du courriel de M. Q... du 21 août 2014. À ce titre, le directeur général de la société LBC, maître d'ouvrage de deux des cinq conventions visées dans la lettre de licenciement, souligne dans son attestation du 15 novembre 2014 que "le choix de l'entreprise E... s'est effectué comme pour toutes les autres, après mise en concurrence, alignements techniques et financières. S'agissant de l'entreprise E..., G... I... a tenu à préciser, lors du comité de pilotage concernant le marché associé, qu'elle était gérée par son épouse".
Dans son attestation du 24 février 2015, M. A..., chef de projets, fait état de l'intervention intempestive de M. G... I... dans le cadre d'un litige sur le paiement de la prestation effectuée par la société E..., sur le chantier LBC 2012. Cependant, il convient de relever, d'une part, que cette intervention faisait suite aux accusations de chantage imputées par M. A... à la société E..., qui avait seulement indiqué, dans un courriel du 28 novembre 2012, être prête à intervenir sous réserve du règlement de la prestation effectuée en septembre. D'autre part, c'est M. A... qui a mêlé M. G... I... aux échanges avec la société E..., et non pas ce dernier qui est intervenu spontanément. Cette intervention ne saurait donc, compte tenu de l'absence de tout passif disciplinaire du salarié, justifier à elle seule la rupture de son contrat de travail. Dans son attestation du 26 février 2015, le président de la société Volta, autre prestataire intervenant sur ce chantier, souligne que M. A... a été identifié comme étant responsable de situations néfastes au bon déroulement du chantier, ayant conduit à son remplacement.
La société SPIE Batignolles Nord, informée des liens existant entre la société E... et M. G... I..., n'établit pas que son salarié ait contrevenu à ses intérêts, dans le cadre des cinq conventions visées dans la lettre de licenciement. Il s'ensuit que la violation de l'obligation de loyauté n'est pas caractérisée. Il ne peut aussi être fait grief au salarié d'avoir indiqué à ses collaborateurs que la situation était connue de la direction générale. S'il ressort sans ambiguïté d'un courriel du 18 juillet 2014 adressé à M. Q... "peux-tu penser à solliciter mon épouse chez E... qui n'a pas de boulot actuellement", d'un échange de courriel en date du 2 septembre 2014 entre l'appelant et M. Q..., et des attestations de M. V... du 22 février 2015, de M. Q... du 7 novembre 2014, que M. G... I... est intervenu à compter de l'été 2014 dans le processus de sélection des sous-traitants en faveur de la société E..., ces griefs ne sont pas visés dans la lettre de licenciement du 7 novembre 2014, laquelle fixe les limites du litige. Il en est de même s'agissant de la convention préalable de groupement conjoint du 4 juin 2008. Les griefs visés dans la lettre de licenciement n'étant pas établis, la rupture du contrat de travail est dépourvue de cause réelle et sérieuse » ;
1) ALORS QUE le juge doit se prononcer sur les griefs énoncés par la lettre de licenciement ; qu'en l'espèce, l'employeur reprochait au salarié, M. I..., le fait d'avoir contracté avec l'entreprise de son épouse, la société E..., sans que la direction générale de la société, seule à avoir un pouvoir hiérarchique sur le salarié, ne soit au courant de cette situation ; qu'en se bornant à relever que les liens personnels entre M. I... et l'entreprise E... étaient connus de la direction générale, sans à aucun moment s'interroger sur la connaissance par l'employeur des contrats conclus par son salarié en son nom au profit de la société E... la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à écarter la réalité du grief de licenciement tel qu'il était formulé dans la lettre de rupture, a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1232-1, L.1232-6, L.1234-1, L.1234-5 et L. 1234-9 du code du travail.
2) ALORS en tout état de cause QUE tenus de motiver leur décision, les juges du fond doivent examiner tous les éléments de preuve apportés par l'employeur pour établir les faits visés dans la lettre de licenciement ; qu'en l'espèce, pour établir l'absence de connaissance par la direction de l'entreprise du fait que M. I... avait, à plusieurs reprises, attribué des contrats à la société E... avec laquelle il avait des relations d'intérêts puisqu'elle était l'entreprise de son épouse, l'employeur se prévalait (cf. conclusions page 11 in fine), non seulement de l'attestation de M. T..., directeur général de la SPIE Batignolles nord à l'époque des faits, mais encore :
- des comptes-rendus de réunions du comité de gestion organisées avec le directeur général, le directeur financier, le directeur régional et le directeur de projet pour analyser l'évolution de chaque chantier, qui démontraient que le nom des sous-traitants n'était jamais mentionné (pièces d'appel n° 55, 56, 57, 58, 59 et 60),
- d'un constat d'huissier qui avait procédé à une analyse des comptes-rendus des comités de direction des années 2010 à 2014 et qui concluait à l'absence de mention du nom de la société E... et de celui de Mme I... (pièce d'appel n° 66),
- des témoignages de l'ensemble des membres du comité de direction qui tous attestaient que l'intervention de l'entreprise E... n'avait jamais été évoquée au cours des comités de direction et que le choix des sous-traitants n'était jamais évoqué (pièces d'appel n° 6, 7, 29, 32, 64, 65, 67, 73 et 74) ;
Qu'en s'abstenant totalement de viser et d'examiner ces éléments de preuve, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
3) ALORS enfin QUE le manquement du salarié à son obligation de loyauté peut caractériser une faute, et même une faute grave, indépendamment de tout préjudice subi par l'employeur ; qu'en écartant tout manquement fautif du salarié à son obligation de loyauté au prétexte qu'il n'était pas établi qu'il ait contrevenu aux délégations de pouvoirs reçues, aux procédures légales et internes applicables en contrariété avec les intérêts de son employeur, la cour d'appel a statué par un motif inopérant et privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1232-1, L.1234-1, L.1234-5 et L. 1234-9 du code du travail.