LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
CH.B
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 9 juin 2021
Rejet
[O] GUÉRIN, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 496 F-D
Pourvoi n° N 19-10.943
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 9 JUIN 2021
La SNCF mobilités, établissement public à caractère industriel et commercial, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° N 19-10.943 contre l'arrêt rendu le 20 décembre 2018 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 7), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société Euro cargo rail, société par actions simplifiée unipersonnelle, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ à la présidente de l'Autorité de la concurrence, domiciliée [Adresse 3],
3°/ au ministre de l'économie et des finances, domicilié [Adresse 4],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Poillot-Peruzzetto, conseiller, les observations de la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, avocat de la société SNCF mobilités, de la SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, avocat de la présidente de l'Autorité de la concurrence, de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Euro cargo rail, et l'avis de [O] Douvreleur, avocat général, après débats en l'audience publique du 13 avril 2021 où étaient présents [O] Guérin, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Poillot-Peruzzetto, conseiller rapporteur, Mme Darbois, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 décembre 2018), rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 22 novembre 2016, pourvois n° 14-28.224 et 14-28.862), à la suite d'une saisine d'office de pratiques mises en oeuvre dans le secteur du transport ferroviaire de marchandises et d'une plainte de la société ECR, l'Autorité de la concurrence (l'ADLC), par une décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012, a dit établi que la SNCF a enfreint les dispositions de l'article 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et de l'article L. 420-2 du code de commerce, lui a infligé une sanction pécuniaire unique au titre de certaines pratiques (griefs n° 2, 3, 4 et 8) et a prononcé des injonctions au titre des prix d'éviction (grief n° 10) pratiqués sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches
Enoncé du moyen
2. La SNCF mobilités fait grief à l'arrêt du rejet de sa demande tendant à voir réformer l'article 5 de la décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012 ayant dit qu'il est établi que L'EPIC SNCF a enfreint les dispositions de l'article 102 TFUE et de l'article L. 420-2 du code de commerce en pratiquant des prix d'éviction sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif et de ne réformer que partiellement l'article 8 de cette décision faisant différentes injonctions à la SNCF, alors :
« 1°/ qu'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque la structure des coûts de cette entreprise n'est pas précisément identifiable ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte les coûts et les prix des concurrents de la SNCF dans le test de coûts, tout en constatant l'absence "de données fiables permettant de calculer le CMML" (coût marginal moyen à long terme) (cf. arrêt § 137) ainsi que l'absence au dossier "de données suffisantes" permettant de savoir "si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période 2007-2009 étaient inférieurs [?] ou supérieurs [?] au CEM" (coût évitable moyen) et sans constater qu'il en serait ainsi pour des raisons non objectives, la cour d'appel a violé les articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce ;
2°/ qu'il est de principe qu'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire de l'entreprise dominante en cause au principal ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte dans le test de coûts, les coûts et les prix des concurrents de la SNCF et de retraiter les coûts de cette dernière, aux motifs que, même si les coûts de la SNCF sont très supérieurs à ceux de ses concurrents, que celle-ci supporte des obligations réglementaires pesant sur elle seule et se trouve dans une situation désavantageuse par rapport à des opérateurs concurrents ne supportant pas les mêmes contraintes, "le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le seul prix", que "par conséquent, il ne peut être exclu que des prix pratiqués par l'entreprise en position dominante, et qui ne lui permettent pas de couvrir ses coûts, produisent un effet d'éviction, alors même que de tels prix permettraient aux concurrents, plus efficaces en termes de coûts, de couvrir leurs propres coûts, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer le marché", sans rechercher ni apprécier ce qu'il en était concrètement sur le marché pertinent en cause, à savoir celui du transport de marchandises par train massif, la cour d'appel a statué par voie de motifs généraux et hypothétiques, en violation de l'article 455 du code de procédure civile ;
3°/ qu'il ne peut être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque le niveau de coût de cette entreprise est tributaire de la situation de désavantage ou d'avantage compétitifs dans laquelle elle est susceptible de se trouver ; qu'en retenant en l'espèce que si "la SNCF était à l'époque des faits dans l'incapacité de faire totalement disparaître son désavantage relatif en termes de coûts à raison des obligations réglementaires pesant sur elle seule (?)", cela ne justifiait pas de prendre en compte les coûts de ses concurrents dès lors que cette prise en compte ne permettrait pas d'apprécier la licéité de la pratique tarifaire de la SCNF sans indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il en serait ainsi, se contentant de relever surabondamment que cette prise en compte obligerait à tenir également compte des avantages importants que tire la SNCF de sa qualité d'ancien opérateur historique sans même indiquer pourquoi la prise en compte de ces avantages ne serait pas possible, la cour d'appel, qui, par ces motifs généraux, a considéré de façon abstraite que les coûts et les prix des concurrents ne pouvaient pas être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, ancien monopole d'Etat, a violé les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
3. En premier lieu, si l'arrêt relève « le défaut de données fiables » dans la phase de calcul du coût marginal moyen à long terme (CMMLT) et constate que « le dossier ne contient pas les données suffisantes », c'est, d'une part, pour justifier la décision de l'Autorité de recourir au tableau de répartition des charges communes, initialement produit par la SNCF, et, d'autre part, pour déterminer, dans la seconde phase de la mise en oeuvre du test de coûts, s'il convient ou non de rapporter la preuve d'une stratégie d'éviction, ce dont il résulte que, contrairement à ce que soutient le moyen, la cour d'appel a reconnu la fiabilité des données utilisées, peu important qu'elles n'aient pas été produites par la SNCF dans le but de calculer le CMMLT.
4. En deuxième lieu, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a précisé que si, afin d'apprécier la licéité de la politique de prix appliquée par une entreprise dominante, il convient, en principe, de se référer à des critères de prix fondés sur les coûts encourus par l'entreprise dominante elle-même et sur la stratégie de celle-ci (arrêts du 3 juillet 1991, AKZO/Commission, C-62/86, Rec. p. I-3359, point 74, et du 2 avril 2009 France Télécom/Commission, C-202/07P, point 108), il ne peut être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire en cause au principal, ce qui pourrait notamment être le cas lorsque la structure des coûts de l'entreprise dominante n'est pas précisément identifiable pour des raisons objectives, ou lorsque la prestation fournie aux concurrents consiste en la simple exploitation d'une infrastructure dont le coût de production a déjà été amorti, de sorte que l'accès à une telle infrastructure ne représente plus un coût pour l'entreprise dominante économiquement comparable au coût que ses concurrents doivent supporter pour y accéder, ou encore lorsque les conditions de concurrence spécifiques du marché l'exigent en raison, par exemple, de la circonstance que le niveau de coûts de l'entreprise dominante est tributaire précisément de la situation d'avantage compétitif dans laquelle la position dominante place cette entreprise (CJUE 17 février 2011, affaire C-52/09, Konkurrensverket contre TeliaSonera Sverige AB).
5. La CJUE a, en outre précisé que l'analyse relative au caractère abusif des pratiques tarifaires d'une entreprise dominante se fait uniquement par référence à ses tarifs et coûts, peu important la circonstance selon laquelle ses concurrents seraient soumis à des conditions légales et matérielles moins contraignantes pour fournir leurs services de télécommunications aux abonnés, qui n'est susceptible d'affecter ni le fait qu'une entreprise dominante ne peut se livrer à des pratiques tarifaires de nature à évincer du marché concerné des concurrents au moins aussi efficaces, ni le fait qu'une telle entreprise doit, compte tenu de sa responsabilité particulière au titre de l'article 82 CE, être en mesure de déterminer elle-même si ses pratiques tarifaires sont conformes à cette disposition (CJUE 14 octobre 2010, Deutsche Telekom, C-280/08).
6. Après avoir relevé qu'aucun des exemples d'exception à la référence aux coûts de l'entreprise dominante, conduisant à préférer les coûts des concurrents, n'est transposable à l'espèce, l'arrêt retient d'abord que, dans le cas d'un marché avec dominance, a fortiori d'un ancien monopole d'Etat, le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le prix. Il retient ensuite qu'il ne peut être exclu que des prix qui ne couvriraient pas les coûts pratiqués par l'entreprise dominante, mais qui couvriraient ceux des concurrents plus efficaces, produisent des effets d'éviction, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou en partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer le marché tenu par une entreprise en position dominante. L'arrêt retient encore que le désavantage, à l'époque des faits, de la SNCF sur ses coûts, du fait de ses obligations réglementaires, ne lui permet pas de le compenser par une pratique anticoncurrentielle et que la déduction des surcoûts engendrés par cette qualité priverait les nouveaux entrants du principal moyen dont ils disposent pour pénétrer le marché. Il ajoute qu'une telle prise en compte nécessiterait d'intégrer dans l'analyse les avantages relevant d'une autre forme de concurrence que de la concurrence par les prix.
7. En cet état, c'est à bon droit que la cour d'appel, par une appréciation concrète de la situation sur le marché du transport par train massif, en a déduit que la position d'opérateur historique, si particulière fût-elle face à des concurrents même soumis à des conditions légales et réglementaires moins contraignantes, ne justifie pas de tenir compte, dans la mise en oeuvre du test du concurrent plus efficace, des coûts de ces derniers.
8. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
9. La SNCF mobilités fait ce même grief à l'arrêt, alors :
« 4°/ que si les prix inférieurs à la moyenne des coûts "variables" ou au CEM (coût évitable moyen), c'est-à-dire aux coûts qui varient en fonction des quantités produites, doivent être considérés, en principe, comme abusifs, dans la mesure où, en appliquant de tels prix, une entreprise occupant une position dominante est présumée ne poursuivre aucune autre finalité économique que celle d'éliminer ses concurrents, les prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux ou au CMMLT (coût marginal moyen à long terme) mais supérieurs à la moyenne des coûts variables ne sont considérés comme abusifs que s'il est démontré qu'ils sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent ; qu'en retenant en l'espèce que la SNCF a mis en oeuvre des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE en présentant des offres de prix inférieurs au CMMLT dans le cadre d'une stratégie d'éviction établie par le fait qu'elle aurait fait le choix de remporter certains contrats stratégiques sans avoir égard à la rentabilité de l'opération et sans se préoccuper des pertes qu'ils entraînaient et avait remporté plusieurs contrats en proposant des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts, fondant ainsi la preuve d'une stratégie d'éviction de la SNCF sur une comparaison des prix proposés par celle-ci pour certains contrats avec les coûts qui seraient les siens, tout en constatant par ailleurs que le dossier ne contenait pas de données suffisantes lui permettant de déterminer si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période litigieuse 2007-2009 étaient inférieurs ou supérieurs au CEM, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation des articles précités ;
5°/ qu'en retenant que caractérise une stratégie d'éviction le fait de gagner un contrat à n'importe quel prix, sans avoir égard à l'importance des pertes qu'il génère car aucune rationalité économique ne peut être trouvée à une telle politique de prix, dont l'unique finalité envisageable est l'éviction d'un concurrent de tel ou tel trafic et que la SNCF avait mis en oeuvre une telle stratégie sur certains trafics qualifiés par elle de "stratégiques", sans rechercher si la SNCF n'avait pas, pour ces trafics, fait des offres à des prix qui lui permettaient de couvrir, tout ou partie de ses coûts variables ou fixes qui n'auraient pas été couverts si elle n'avait pas remporté les contrats de ces trafics, minimisant ainsi ses pertes totales et faisant preuve de rationalité économique, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE. »
Réponse de la Cour
10. Après avoir relevé qu'avant la période litigieuse, les pertes de la SNCF étaient durables et que la preuve de contrats non rentables conclus après l'ouverture à la concurrence ne suffit pas à établir la réalité d'une stratégie d'éviction, à la différence de celle de sa recherche de gagner un contrat à n'importe quel prix, peu important les pertes générées, l'arrêt retient qu'il n'est pas nécessaire de rapporter cette preuve pour l'ensemble des contrats, certains étant stratégiques pour la SNCF et donc, également, pour ses concurrents, et que la pratique de la SNCF d'aligner ses prix sur ceux de ses concurrents afin de rester compétitive n'est pas abusive en tant que telle mais le devient s'il ne s'agit plus de protéger ses intérêts mais de renforcer sa position et d'en abuser. L'arrêt retient ensuite qu'il résulte des termes du courriel du 15 décembre 2006 relatifs à certains contrats jugés stratégiques, que la SNCF, « en vue de limiter au maximum la pénétration des nouveaux entrants », a contracté « sans considération de rentabilité », de sorte que leur seul objet ne pouvait être que l'éviction des concurrents. Il relève encore que, selon un courriel du 21 décembre 2007 accompagnant un document de chiffrage financier, le contrat OI/BSN ayant généré une perte de 2,3 millions d'euros hors frais de structure, porte la mention « à conserver malgré les coûts de production élevés ». Il retient enfin qu'il résulte de divers courriers électroniques envoyés par des « analystes coûts » de la SNCF et d'échanges entre son département Fret et la filiale VFLI, que la société Fret SNCF a remporté le contrat AO Condat Le Lardin sur la base d'une offre bâtie sur une sous-estimation des coûts, dont l'entreprise était consciente, aboutissant à un prix ne couvrant pas les coûts cependant que l'offre par sa filiale VFLI aurait permis de dégager une marge positive ce qui démontre que l'utilisation par la SNCF d'outils de cotation des coûts conduisant à une évaluation notoirement sous-estimée caractérise un comportement délibéré de la part de cette entreprise.
11. De ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui ne cherchait pas à chiffrer une perte en procédant au test de coût mais seulement à caractériser l'intention de l'entreprise dominante d'éliminer la concurrence et qui n'avait pas à effectuer la recherche invoquée par la cinquième branche, que ses constatations rendaient inopérantes, a pu déduire que le fait pour une entreprise en position dominante de proposer des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts pour remporter les contrats les plus importants, ceux-là même qui permettaient aux nouveaux entrants sur le marché de se développer, sans avoir égard à la rentabilité de l'opération, s'analyse comme une politique visant à protéger une position dominante.
12. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société SNCF mobilités aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société SNCF mobilités et la condamne à payer la somme de 3 000 euros à la société Euro cargo rail et la somme de 3 000 euros à la présidente de l'Autorité de la concurrence ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du neuf juin deux mille vingt et un.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, avocat aux Conseils, pour la société SNCF mobilités.
Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté la demande de l'EPIC SNCF Mobilités tendant à voir réformer l'article 5 de la Décision n° 12-D-25 du 18 décembre 2012 ayant dit qu'il est établi que l'EPIC SNCF a enfreint les dispositions de l'article 102 du TFUE et de l'article L. 420-2 du code de commerce en pratiquant des prix d'éviction sur le marché du transport ferroviaire de marchandises par train massif et de n'avoir réformé que partiellement l'article 8 de cette Décision faisant différentes injonctions à la SNCF ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE « Sur la contestation de la prise en compte des coûts non retraités de la SNCF dans le test de coût :
111. SNCF Mobilités fait valoir que le test de coût prévu dans la communication du 24 février 2009 est pertinent lorsque l'opérateur en position dominante est confronté aux mêmes conditions de coûts que ses concurrents ; que c'est en effet dans cette hypothèse qu'il serait légitime de considérer qu'une tarification de l'opérateur dominant qui est inférieure à ses coûts ne permettrait pas à un opérateur concurrent aussi efficace que lui d'accéder à ce marché, de s'y développer ou de s'y maintenir.
112. Mais la situation serait toute différente lorsque les opérateurs concurrents aussi efficaces que l'opérateur dominant ont des coûts bien moindres que ceux de l'entreprise historique dominante et que celle-ci est dans l'incapacité de réduire son désavantage relatif de coûts à raison des obligations législatives et réglementaires qui pèsent sur elle seule.
113. Dans un tel cas, en effet, les concurrents ne pourraient risquer une éviction du marché que si l'entreprise dominante pratiquait des prix inférieurs, non pas à ses propres coûts, mais aux coûts supportés par ses concurrents.
114. Au surplus, SNCF Mobilités estime que l'Autorité n'a pas tenu compte des (sur)coûts spécifiques que la SNCF devait supporter en comparaison avec ses concurrents.
115. Selon l'Autorité, la jurisprudence européenne ainsi que sa propre pratique décisionnelle, ont énoncé à plusieurs reprises que les coûts à prendre en compte pour mettre en oeuvre un test de coût, sont les coûts de l'opérateur dominant, peu important qu'il supporte des coûts spécifiques ; que ce choix se justifie par le principe de sécurité juridique et permet d'assurer que l'opérateur dominant a en sa possession tous les éléments nécessaires pour apprécier la légalité de son comportement.
116. Il n'y aurait donc aucune raison d'établir le test de coût par rapport aux prix d'un opérateur efficace ni de retraiter les prix de la SNCF pour tenir compte des sujétions particulières auxquelles elle est soumise.
117. L'Autorité ajoute que, si la cour de renvoi devait suivre le raisonnement proposé par SNCF Mobilités, il conviendrait de tenir compte, non seulement des coûts plus importants qu'elle a dû supporter par rapport à ses concurrents, mais également des avantages issus de son ancien monopole historique (en termes d'économies d'échelle, de gamme, de sa présence nationale...) dont ne bénéficie pas la concurrence.
118. La société ECR conclut dans le même sens, ajoutant que la SNCF ne rapporte pas la preuve que ses concurrents supporteraient systématiquement des coûts de 15 à 30 % inférieurs aux siens.
119. La cour rappelle que l'article 102 du TFUE interdit, notamment, à une entreprise en position dominante de se livrer à des pratiques tarifaires produisant des effets d'éviction pour ses concurrents aussi efficaces, actuels ou potentiels (voir, en ce sens, CJUE, arrêts du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom/Commission, C-280/08 P, point 177, et du 17 février 2011, TeliaSonera Sverige, C-52/09, point 39). Exploite, ainsi, de façon abusive sa position dominante une entreprise qui met en oeuvre une politique de prix visant à écarter du marché des concurrents qui sont peut-être aussi efficaces que cette même entreprise, mais qui, en raison de leur capacité financière moindre, sont incapables de résister à la concurrence qui leur est faite (voir, en ce sens, arrêts précités Deutsche Telekom/Commission, point 199, et TeliaSonera Sverige, point 40).
120. Dès lors que l'illicéité de la politique de prix appliquée par une entreprise dominante dépend de l'aptitude de cette politique à évincer un concurrent aussi efficace, il convient, en principe, de se référer à des critères de prix fondés sur les coûts encourus par l'entreprise dominante elle-même et sur la stratégie de celle-ci (voir, en ce sens, CJUE, arrêts AKZO/Commission, précité, point 74, et du 2 avril 2009, France Télécom/Commission, C-202/07, point 108).
121. Une telle approche est d'autant plus justifiée qu'elle est également conforme au principe général de sécurité juridique, dès lors que la prise en compte des coûts et des prix de l'entreprise dominante permet à celle-ci d'apprécier la légalité de ses propres comportements, conformément à la responsabilité particulière qui lui incombe au titre de l'article 102 TFUE. En effet, si une entreprise dominante connaît ses propres coûts et tarifs, elle ne connaît pas en principe ceux de ses concurrents (arrêt DeutscheTelekom/Commission, précité, point 202).
122. Cela étant précisé, et ainsi que la Cour de Justice l'a expressément jugé, dans son arrêt TeliaSonera Sverige, précité (points 45 et 46), il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen d'une pratique tarifaire de l'entreprise en position dominante.
123. Si aucun des exemples donnés dans cet arrêt n'est transposable à la présente espèce, la cour considère que d'autres situations pourraient justifier de se référer non pas aux coûts de l'entreprise en position dominante, mais à ceux de ses concurrents.
124. Toutefois, nonobstant les particularités de la présente espèce, dans laquelle les coûts de l'entreprise en position dominante sont très supérieurs à ceux de ses concurrents actuels, c'est à juste titre que l'Autorité a, dans le test de coût qu'elle a mis en oeuvre, comparé les prix pratiqués par la SNCF avec ses propres coûts, et non avec ceux de ses concurrents.
125. En effet, sur un marché sur lequel une entreprise est en position dominante, a fortiori lorsque cette entreprise est un ancien monopole d'Etat et que le marché vient de s'ouvrir à la concurrence, le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le seul prix (notoriété de l'entreprise dominante, ancienneté de ses relations avec la clientèle, présence sur la totalité du territoire, gamme plus étendue de services offerts, etc.). L'analyse économique et l'expérience enseignent d'ailleurs qu'une entreprise en position dominante peut parvenir à conserver ses parts de marché tout en pratiquant des prix plus élevés que ses concurrents.
126. Par conséquent, il ne peut être exclu que des prix pratiqués par l'entreprise en position dominante, et qui ne lui permettent pas de couvrir ses coûts, produisent un effet d'éviction, alors même que de tels prix permettraient aux concurrents, plus efficaces en termes de coûts, de couvrir leurs propres coûts, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer un marché tenu par une entreprise en position dominante.
127. L'Autorité n'a donc commis aucune erreur en comparant les prix de la SNCF avec ses coûts.
128. Par ailleurs, rien ne justifiait de retraiter les coûts de la SNCF afin d'écarter les surcoûts qu'elle supporte à raison des contraintes qui pèsent sur elle en sa qualité d'ancien opérateur historique.
129. Certes, la SNCF était, à l'époque des faits, dans l'incapacité de faire totalement disparaître son désavantage relatif en termes de coûts à raison des obligations réglementaires pesant sur elle seule ; la cour rappelle toutefois que, s'il est peut-être regrettable que cette ouverture n'ait pas été précédée d'une réforme de la SNCF renforçant son efficacité et, partant, sa capacité à répondre à la concurrence d'opérateurs ne supportant pas les mêmes contraintes, il n'en reste pas moins que, dès l'instant où elle est active sur un marché concurrentiel, la SNCF ne saurait chercher à compenser ledit désavantage par des pratiques anticoncurrentielles ; qu'ainsi que la cour vient de le souligner, le test de coût doit permettre de définir si la politique de prix mise en oeuvre par la SNCF est de nature à priver ses concurrents du principal moyen dont ils disposent pour pénétrer le marché, à savoir la concurrence par les prix, ce qu'un retraitement, qui aboutirait en pratique à effectuer le test en prenant en compte les coûts des concurrents de la SNCF, qui ne subissent pas ses contraintes, ne permettrait pas.
130. La cour ajoutera surabondamment qu'un tel retraitement obligerait à tenir également compte des avantages importants que tire la SNCF de sa qualité d'ancien opérateur historique, tels que ceux mentionnés au paragraphe 125 du présent arrêt.
Sur la contestation de la pertinence des données sur lesquelles est bâti le test de coût
131. Pour le test de coût, l'Autorité s'est fondée sur un tableau communiqué par la SNCF (annexe 482 - cote 36755), dans lequel celle-ci a imputé, pour les besoins de sa propre gestion, les charges de support et de structure spécifiquement à l'activité de train massif et à celle de wagon isolé, selon une clé de répartition comptable qui vise à refléter l'usage réel des ressources communes par chacune de ces deux activités (décision attaquée, § 559 et 560).
132. Renvoyant au rapport réalisé par un cabinet d'expertise économique mandaté par lui et daté du 14 novembre 2017 (annexe 5 de son mémoire, p. 8 à 10), SNCF Mobilités soutient que ce tableau ne pouvait servir de fondement à un test de coût ; que selon le requérant, en effet, si la répartition des charges de production entre l'activité de train massif et celle de wagon isolé est fiable, s'agissant de coûts variables, tel ne serait pas le cas de la répartition des charges de support et de structure, qui correspondent à des coûts fixes ; que la SNCF les aurait affectées à l'activité de train massif ou à celle de wagon isolé selon une clé dépendant fortement du chiffre d'affaires et qui ne reflèterait donc pas la distinction entre coûts évitables et non évitables en cas d'abandon de l'activité de train massif.
133. L'Autorité répond qu'elle était fondée, conformément à la jurisprudence des juridictions de l'Union (TUE, arrêt du 20 mars 2012, Telefónica et Telefónica de España/Commission, T-336/07, point 244), à utiliser les données fournies par la SNCF au début de l'instruction, reproduites au paragraphe 559 de la décision attaquée, pour réaliser le test de coût, dès lors qu'elles constituaient les seuls éléments de coûts fiables et exhaustifs permettant d'identifier, au sein des coûts communs, les coûts imputables à chacune des deux activités.
134. La société ECR fait valoir que la contestation par SNCF Mobilités de la répartition des coûts fixes communs (charges de support et de structure) résultant des propres données de la SNCF n'est pas recevable, alors que cette dernière a elle-même précisé que lesdits chiffres « sont issus d'une comptabilité analytique (c'est-à-dire par destination des charges) » (annexe 482 - cote 36755).
135. Il ressort du dossier que le tableau reproduit au paragraphe 559 de la décision attaquée a été communiqué par la SNCF au stade de l'enquête pour satisfaire à une demande des services d'instruction ainsi formulée : « Veuillez chiffrer annuellement depuis 2005 la répartition des pertes de Fret SNCF entre le train massif et le wagon isolé avec au sein de ces deux catégories de trafics une ventilation des pertes par postes de coûts » (Annexe 482 ? cote 36755 ; que SNCF Mobilités fait donc justement valoir que la répartition des charges de support et de structure entre les activités de train massif et de wagon isolé, figurant dans ce tableau, ne répondait pas à une demande d'information au sujet des coûts évitables en cas d'abandon de l'activité de train massif.
136. Toutefois, si la SNCF a fourni des estimations des coûts évitables, lors de l'instruction, en séance, puis dans une note en délibéré, ces estimations
doivent être jugées non fiables pour les raisons exposées par l'Autorité aux paragraphes 576 à 580 de la décision attaquée, que la cour fait expressément siennes.
137. Or, à défaut de données fiables permettant de calculer le CMMLT, l'Autorité était en droit de se fonder, comme elle l'a fait, sur l'imputation des coûts à l'activité de train massif par la SNCF elle-même, quand bien même cette imputation n'avait pas été faite dans la perspective du calcul du CMMLT ; qu'en effet, le fait que l'entreprise poursuivie, qui est seule à même de pouvoir fournir les données en la matière, refuse de, ou ne parvient pas à, fournir des données fiables permettant d'évaluer le CMMLT, ne saurait faire échec au contrôle exercé par l'autorité de concurrence.
138. La cour constate que tel est d'ailleurs le sens de la jurisprudence des juridictions de l'Union, statuant sur les recours contre les décisions que prend la Commission, en tant qu'autorité européenne de concurrence.
139. Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Telefónica et Telefónica de España/Commission, précité, la société Telefónica avait fourni une estimation des CMILT (ou CMMLT) de commercialisation de son activité de détail ADSL, aux fins de l'application d'un test de ciseau tarifaire ; que toutefois, jugeant que cette estimation sous-évaluait les CMILT, la Commission avait retenu la partie des coûts que la société Telefónica imputait elle-même à l'activité de détail ADSL, considérant qu'elle correspondait à une approximation raisonnable des CMILT de commercialisation.
140. Cette approche a été approuvée par le Tribunal de l'Union européenne en ces termes :
« Dès lors qu'il n'existait pas d'estimation fiable de l'affectation effective de l'équipe commerciale de Telefonica à la commercialisation de produits de détail à haut débit, en termes de somme totale allouée à ladite commercialisation par rapport au temps consacré par l'équipe commerciale à ceux-ci (considérants 472 et 473 de la décision attaquée), la Commission n'a pas excédé sa marge d'appréciation en considérant comme une approximation raisonnable des CMILT de commercialisation la partie des coûts que Telefónica imputait elle-même à l'activité de détail ADSL [confidentiel] dans sa comptabilité de 2005. Il convient en effet de relever à cet égard que la règle d'assignation utilisée par Telefónica jusqu'en 2004 avait été considérée comme inadéquate par la CMT, car elle ne se basait pas sur l'assignation du coût total de commercialisation au prorata du temps consacré par le personnel commercial aux produits de détail de la large bande » (point 244).
141. Il y a lieu de rappeler que le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par arrêt de la Cour de Justice du 10 juillet 2014, Telefónica et Telefónica de España/Commission (C-295/12 P).
142. Le moyen pris du caractère non pertinent des données exploitées par l'Autorité aux fins du test de coût doit donc être rejeté.
143. Dès lors, doit être approuvé le constat, effectué par l'Autorité au paragraphe 560 de la décision attaquée, que les prix pratiqués par la SNCF étaient inférieurs au CMMLT au cours de la période 2007-2009.
144. A titre surabondant, la cour constate que SNCF Mobilités ne conteste pas l'exactitude du montant des charges de support et de structure (coûts fixes), toutes activités confondues ; qu'aux termes du tableau reproduit au paragraphe 559 de la décision attaquée, ces charges ont représenté 1 206,21 millions d'euros (404,42 M? en 2007, 418,62 M? en 2008 et 383,17 M? en 2009) sur la période 2007-2009.
145. Plus bas sont les coûts évitables, plus il est vraisemblable que les prix pratiqués soient supérieurs au CMMLT, et donc en « zone blanche » ; qu'en l'espèce, pour que les recettes résultant de l'activité de train massif sur la période 2007-2009, d'un montant de 2 887,99 millions d'euros (975,04 M? en 2007, 996,62 M? en 2008 et 916,33 M? en 2009), soient supérieures aux coûts évitables générés par cette activité au cours de la même période (« zone blanche »), il faudrait que soient évitables, en cas d'abandon de ladite activité, outre les charges de production y afférentes (-834,17 M? en 2007, -908,51 M? en 2008 et -891,35 M? en 2009, soit un montant total de -2 634,03 M?), au maximum 21,05 % de l'ensemble des charges de support et de structure, toutes activités confondues.
146. Or, eu égard à l'importance respective des activités de train massif (65 à 71 % des volumes d'activité fret) et de wagon isolé (29 % à 35 % des mêmes volumes) entre 2007 et 2009 (décision attaquée, § 554), et sans méconnaître que les services de wagon isolé présentent des coûts plus élevés que les services de train massif (décision attaquée, § 308), la cour juge impossible que l'abandon total de l'activité de train massif se traduise, même en cas de maintien des volumes d'activité de wagon isolé, par une réduction inférieure à 21,05 %, des charges de support et de structure.
147. Dès lors, la cour est en mesure de constater par elle-même que les prix pratiqués par la SNCF entre 2007 et 2009 étaient inférieurs au CMMLT.
Sur la contestation de la confusion des seuils dans le test de coût
148. SNCF Mobilités reproche à l'Autorité d'avoir confondu les deux seuils, CEM et CMMLT, et ainsi supprimé la « zone grise », afin de ne pas avoir à démontrer l'existence d'une stratégie d'éviction.
149. Le test de coût retenu par l'Autorité serait inédit et non-conforme à la jurisprudence européenne et nationale.
150. L'Autorité expose que le test de coût retenu pour fonder la décision attaquée, est une application d'une méthode de calcul issue de la jurisprudence européenne (arrêt AKZO/Commission, précité, et arrêts suivants) ; qu'en effet, elle a, dans la décision attaquée, retenu un horizon temporel de trois ans (justifié par la durée moyenne de trois ans des contrats conclus sur le marché du fret ferroviaire par train massif) ; que cet horizon temporel, conjugué au périmètre d'analyse, a conduit à ce que les seuils de coûts (CEM et CMMLT) soient confondus en l'espèce.
151. La société ECR fait valoir que la confusion des seuils - CEM et CMMLT- n'est pas inédite ; qu'elle récuse les critiques de SNCF Mobilités quant aux paramètres pris en compte pour la réalisation du test, qu'elle juge pertinents au regard des circonstances de l'espèce, et souligne à son tour que la confusion des seuils résulte notamment du fait que l'Autorité a été légitimement conduite à retenir, pour le calcul de l'un et l'autre seuil, un horizon temporel identique, à moyen terme.
152. L'Autorité revendiquant avoir fait une application exacte du test de coût, tel que défini dans la communication du 24 février 2009, il convient de vérifier si, comme le prétend le requérant, le test mis en oeuvre méconnaît cette communication.
153. Aux paragraphes 86 à 90 du présent arrêt, la cour a exposé les différences entre le mode de calcul du CEM et celui du CMMLT ; que ces différences traduisent une différence de finalité de ces deux paramètres ; que le CEM est la moyenne des coûts qui auraient pu être évités si l'entreprise n'avait pas produit une série d'unités supplémentaires au cours de la période correspondant aux pratiques ; que la référence explicite à « une unité supplémentaire » - à « une série d'unités supplémentaires » dans d'autres versions linguistiques de la communication du 24 février 2009 - démontre, sans équivoque, que le CEM n'a pas vocation à déterminer la moyenne des coûts qui pourraient être évités en cas d'abandon total de l'activité examinée ; que cette fonction est dévolue au CMMLT, défini comme la moyenne de tous les coûts, variables et fixes, qu'une entreprise supporte pour fabriquer un produit déterminé.
154. En considérant, au paragraphe 533 de la décision attaquée, que le calcul du CEM intègre l'ensemble des coûts, variables et fixes, imputables à l'activité de train massif de la SNCF que celle-ci éviterait en cas d'abandon de l'activité de train massif, et, au paragraphe 534, que le CEM, comme le CMMLT, englobe « l'ensemble des postes de coûts, directs ou communs à d'autres activités, qui sont imputables à l'activité de train massif et qui pourraient être évités à long terme si elle était abandonnée », l'Autorité a dénaturé la notion de CEM et entaché d'erreur le test de coût qu'elle a mis en oeuvre ; que sous couvert d'une prétendue confusion du CEM et du CMMLT, elle a en réalité renoncé à vérifier si les prix pratiqués par la SNCF étaient inférieurs au CEM, se bornant à les comparer au CMMLT, avec pour conséquence que les prix inférieurs au CMMLT ont été présumés être des prix d'éviction, alors que cette présomption ne s'applique qu'aux prix inférieurs au CEM.
155. A cet égard, force est de constater que la motivation figurant aux paragraphes 533 à 535 de la décision attaquée est impuissante à justifier le constat opéré par l'Autorité d'une confusion entre les CEM et le CMMLT ; qu'en effet, même sans remettre en cause le choix qui a été celui de l'Autorité, de retenir le même horizon temporel pour le calcul du CEM et du CMMLT, cela n'empêche pas que les calculs de l'un et l'autre intègrent des éléments de coût différents : la totalité des charges de production (coûts variables) et des charges de support et de structure (coûts fixes) rattachées à l'activité de train massif, pour le calcul du CMMLT, seulement une fraction de ces mêmes charges, dans une proportion à déterminer et d'ailleurs différente selon la nature des coûts, fixes ou variables, pour le calcul du CEM.
156. C'est également en vain que l'Autorité se prévaut de la décision Deutsche Post ; qu'il est exact que, dans cette décision, la Commission a qualifié d'abus de position dominante, en application du test AKZO, la pratique de prix bas de la société Deutsche Post en se fondant sur le seul fait que l'entreprise dominante ne couvrait pas ses coûts incrémentaux liés à l'activité concurrentielle de transport de colis pour la vente par correspondance de façon récurrente sur une période de six années consécutives, et ce sans même établir l'existence d'un plan global de l'opérateur historique visant à évincer les concurrents ; que toutefois, elle avait d'abord constaté qu'aucun coût fixe n'était rattachable à cette activité concurrentielle de la société Deutsche Post, compte tenu de l'obligation pesant sur elle de maintenir un service universel de transport de colis, de sorte que la confusion des deux seuils opérée par la Commission provenait de ce que l'un et l'autre étaient exclusivement constitués de coûts variables.
157. Rien de tel dans la présente espèce, où nul ne conteste que l'activité de transport par train massif de la SNCF génère à la fois des coûts variables et des coûts fixes, de sorte qu'aucune confusion n'est possible, pour les raisons déjà exposées, entre le CEM et le CMMLT.
158. Dès lors que le test de coût effectué par l'Autorité ne permet pas de répondre à la question de savoir si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période 2007-2009 étaient inférieurs (« zone noire ») ou supérieure (« zone grise ») au CEM, il appartient en principe à la cour de procéder elle-même à un test de coût.
159. Mais, d'une part, en l'état, le dossier ne contient pas les données suffisantes permettant à la cour de le faire ; que d'autre part et surtout, la cour juge inutile de renvoyer le dossier à l'Autorité pour que celle-ci procède à un nouveau test de coût, ainsi que l'a envisagé l'arrêt de cassation du 22 novembre 2016 ; qu'en effet, ainsi que la cour le constate dans les développements qui suivent, il est établi que la SNCF a poursuivi une stratégie délibérée d'éviction de ses concurrents nouveaux entrants sur le marché du transport de marchandises par train massif, ce dont il résulte que, même à supposer que les prix pratiqués étaient supérieurs au CEM, elle a bien mis en oeuvre une pratique d'abus de position dominante et enfreint les articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE.
Sur la contestation de l'existence d'une stratégie d'éviction
160. D'une part, SNCF Mobilités conteste que la SNCF ait suivi une stratégie d'éviction de ses concurrents sur le marché du train massif.
161. Selon le requérant, les pertes de son activité de transport de marchandises s'expliquent par des circonstances sans aucun rapport avec une éventuelle stratégie d'éviction et aucun des documents retenus dans la décision attaquée ne ferait preuve d'une telle stratégie délibérée.
162. D'autre part, SNCF Mobilités expose que la SNCF n'a poursuivi aucune stratégie délibérée d'éviction, mais a mis en oeuvre des pratiques purement défensives afin de résister à l'agressivité commerciale de ses concurrents ; qu'il fait valoir que lorsqu'un opérateur, même dominant, se limite à défendre ses positions commerciales en proposant des prix se situant dans la moyenne de ceux de ses concurrents, son comportement ne permet pas de retenir une pratique d'éviction ou de prédation.
163. Selon lui, sans consacrer un droit absolu en la matière, la jurisprudence européenne admet une pratique d'alignement des prix, même de la part d'un opérateur dominant, lorsqu'elle n'est mise en oeuvre que pour préserver ses intérêts commerciaux et non dans le but de renforcer sa position et d'en abuser.
164.Tel serait le cas en l'espèce, la SNCF n'ayant fait que s'aligner sur les propositions tarifaires de ses concurrents pour défendre sur certains trafics ses positions commerciales.
165. SNCF Mobilités reproche donc à l'Autorité d'avoir confondu les notions de prix d'éviction et d'alignement des prix.
166. L'Autorité répond, d'une part, qu'elle ne reproche pas à la SNCF d'avoir pratiqué des prix inférieurs à ses coûts totaux moyens et supérieurs à ses coûts variables, c'est-à-dire des prix situés dans la « zone grise », ce qui aurait en effet exigé la démonstration d'une stratégie d'éviction, en application de la jurisprudence AKZO.
167. Elle lui reproche d'avoir pratiqué des prix inférieurs à ses coûts évitables moyens (c'est-à-dire en « zone noire »), de sorte qu'il serait inutile de démontrer la stratégie d'éviction.
168. Surabondamment, l'Autorité affirme qu'il y a bien eu, en l'espèce, une stratégie délibérée d'éviction de la concurrence, ce qu'elle a démontré aux paragraphes 563 à 565 de la décision attaquée.
169. La société ECR soutient également que les pratiques de la SNCF s'inscrivent bien dans le cadre d'une stratégie d'éviction, ainsi que le démontreraient l'ensemble des documents analysés dans la décision attaquée.
170. En premier lieu, il résulte de la jurisprudence des juridictions de l'Union que des prix supérieurs à la moyenne des coûts variables mais inférieurs à la moyenne des coûts totaux ne sont abusifs que lorsqu'ils sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer la concurrence (TUE, arrêt du 30 janvier 2007, France Télécom/Commission, T-340/03, point 187, confirmé par CJUE, arrêt France Télécom/Commission, précité).
171. La charge de la preuve que l'opérateur en position dominante poursuit un plan d'éviction de la concurrence pèse sur l'autorité de concurrence, laquelle doit établir cette intention d'élimination sur la base d'indices sérieux et concordants (TUE, arrêt France Télécom/Commission, précité, point 197).
172. C'est donc à l'Autorité de rapporter la preuve que la SNCF a mis en oeuvre, entre 2007 et 2009, une politique d'éviction de la concurrence dans le secteur du train massif.
173. En deuxième lieu, il y a lieu de souligner que, comme l'Autorité l'a relevé au paragraphe 521 de la décision attaquée, « les pertes subies par la SNCF sont durables, et même antérieures à l'ouverture du marché à la concurrence » ; qu'ainsi, ce n'est pas à la suite de l'ouverture du marché du fret ferroviaire à la concurrence que la SNCF a commencé à fixer des prix ne lui permettant pas de couvrir la totalité de ses coûts.
174. Dans ces conditions, la preuve qu'entre 2007 et 2009, la SNCF a conclu des contrats non rentables ne suffit pas à établir la réalité d'une stratégie d'éviction, dès lors qu'elle s'est efforcée d'améliorer sa marge par rapport à la période antérieure à l'ouverture du marché à la concurrence ou, à tout le moins, de ne pas la dégrader ; que caractérise en revanche une stratégie d'éviction le fait de gagner un contrat à n'importe quel prix, sans avoir égard à l'importance des pertes qu'il génère ; qu'en effet, aucune rationalité économique ne peut être trouvée à une telle politique de prix, dont l'unique finalité envisageable est l'éviction d'un concurrent de tel ou tel trafic.
175. En troisième lieu, il n'est pas nécessaire, pour établir une stratégie d'éviction, de rapporter la preuve qu'elle s'est appliquée à tous les contrats où la SNCF a été mise en concurrence, ni même à la majorité d'entre eux ; qu'en effet, d'une part, ainsi que l'indique elle-même la SNCF, certains contrats sont stratégiques. Or, s'ils le sont pour la SNCF, ils le sont a fortiori pour le développement de ses concurrents sur le marché du fret ferroviaire, de sorte qu'une stratégie de prix exagérément bas qui se concentrerait sur ces contrats stratégiques suffirait à entraver l'expansion des concurrents ; qu'à cet égard, c'est à juste titre que la société ECR fait valoir qu'empêcher les nouveaux entrants de remporter ces contrats, par hypothèse les plus importants, revient à les priver du bénéfice d'économies d'échelle et de possibilités de mutualisation des coûts.
176. D'autre part, il résulte de la jurisprudence des juridictions de l'Union que « la détermination d'un seuil précis de verrouillage du marché au-delà duquel les pratiques en cause doivent être considérées comme abusives n'[est] pas nécessaire aux fins de l'application de l'article 102 [du] TFUE » (CJUE, arrêt du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C-549/10 P, point 46) ; que plus généralement, la Cour de Justice a jugé que la fixation d'un seuil de sensibilité (de minimis) en vue de déterminer une exploitation abusive d'une position dominante ne se justifie pas, car cette pratique anticoncurrentielle est, de par sa nature même, susceptible de provoquer des restrictions de concurrence non négligeables, voire d'éliminer la concurrence sur le marché sur lequel opère l'entreprise concernée (CJUE, arrêt du 6 octobre 2015, Post Danmark, C-23/14, point 73).
177. C'est à la lumière des considérations qui précèdent que la cour examinera ci-après, si la preuve est rapportée que la SNCF a mis en oeuvre, entre 2007 et 2009, une politique d'éviction de la concurrence dans le secteur du train massif.
178. Aux paragraphes 563 à 565 de la décision attaquée, l'Autorité a conclu à l'existence d'une telle politique, en renvoyant à l'analyse de diverses pièces effectuée aux paragraphes 199 à 207 de la décision attaquée.
179. Au paragraphe 201 de la décision attaquée, l'Autorité a considéré, sur la base d'un courrier électronique du 15 décembre 2006 de l'ancien directeur commercial de Fret SNCF (annexe 442 - cote 38749), que la SNCF a délibérément, pour certains trafics et clients donnés, décidé de pratiquer des prix qui étaient déconnectés de ses coûts de revient afin de conserver ces trafics sans considération de rentabilité.
180. Ce courrier électronique, adressé à [O] [S] [O], alors directeur général délégué de la SNCF (annexe 442 - cote 38747) en charge de la branche Fret (« Dir FRET »), et dont l'objet est « Ventes à perte? », est ainsi formulé :
« [S]
Je reviens sur la question des contrats tri annuels qui seraient malgré tout en perte (cf. notre discussion d'hier).
Je crois nécessaire de préciser quelques éléments de contexte sur la méthode quant à ce délicat et complexe sujet :
Dans 3 cas et pour des raisons défensives, nous avons vendu aux prix du marché sans considération de rentabilité pour empêcher l'implantation hégémonique de nos concurrents (Basaltes sur Vautre neuille, Ineos sur Fos Italie, et eurorail sur epinal Espagne).
Validation CDF
Dans les autres cas :
1°) soit nous avons retravaillé les organisations de manière à réduire les coûts, souvent dans la vente de solutions garantissant une meilleure utilisation des moyens. Lorsque nous avons été amené[s] à baisser les prix, nous l'avons fait dans une moindre mesure que les améliorations de coûts. Nous avons donc amélioré la marge.
2°) soit nous n'avons pas pu retravailler les organisations [,] car le service était produit dans le lotissement ; l'amélioration de la marge est venue d'une croissance des prix. (Ex STVA,) parfois de facturations complémentaires (dessertes dans le cas Eurorail).
Comme évoqué, je n'étais pas toujours en mesure de vérifier que la rentabilité nette était positive du fait de nos difficultés intrinsèque[s] à affecter des coûts globaux à des trains (affectation des charges au prorata temporis ou dans leur intégralité quelque que soit leur taux d'utilisation complémentaire).
Quel[les]que soi[en]t ces difficultés d'affectation de coût, nous avons toujours veillé à ne pas vendre en deçà des coûts directs.
En résumé et sauf raison stratégique, nous avons toujours amélioré la marge sans pour autant pouvoir garantir qu'elle était positive.
Cette action est inscrite dans notre volonté de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants ».
181. Il convient de souligner que, le 2 janvier 2007, [O] [S] [O] a transmis ce courrier électronique à [O] [E] [O], sans doute également membre de la direction de Fret SNCF (« FR/DIR »), avec pour seul commentaire : « Pour info » (annexe 442 - cote 38 749), ce qui suffit à établir qu'il en approuvait le contenu.
182. Le courrier électronique du 15 décembre 2006 ne peut être interprété autrement que comme l'énoncé d'une stratégie de Fret SNCF ; qu'il en découle que, pour certains contrats jugés stratégiques, « en vue de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants », la SNCF a contracté « sans considération de rentabilité » ; que dans un contexte où même les contrats pour lesquels la rentabilité a été prise en compte peuvent s'avérer déficitaires, la conclusion de contrats « sans considération de rentabilité » signifie, sans équivoque possible, que le seul objectif poursuivi était bien l'éviction de la concurrence à n'importe quel prix.
183. C'est en vain qu'il serait allégué, que l'ensemble des contrats litigieux visés dans le courrier électronique du 15 décembre 2006, y compris les trois contrats conclus sans condition de rentabilité, ont nécessairement été passés avant la période 2007-2009 concernée par la pratique objet du grief n° 10 (décision attaquée, § 593) ; qu'en effet, l'énoncé de cette stratégie est postérieur à l'ouverture du marché du fret ferroviaire à la concurrence et ladite stratégie vise précisément à en limiter les conséquences pour la SNCF ; que dans ces conditions, rien ne permet de penser qu'il y a été mis fin le 31 décembre 2006, ce que démontre, là encore, le courrier électronique du 2 janvier 2007.
184. Il est également indifférent, pour les raisons exposées aux paragraphes 175 et 176 du présent arrêt, que trois contrats seulement aient été concernés (au demeurant le nombre total des contrats passés depuis l'ouverture à la concurrence est inconnu) ; qu'il convient en outre de souligner qu'à la fin 2006, le marché n'était ouvert à la concurrence que depuis neuf mois, de sorte que les nouveaux entrants n'avaient encore pu concurrencer la SNCF que sur une faible part des contrats nouveaux ou renouvelés [au 1er décembre 2006, seulement 14 % des volumes transportés par Fret faisaient l'objet d'appels d'offres ou étaient mis en concurrence (annexe 296 - cote 36938)].
185. D'autres éléments de preuve permettent à la cour de constater que la politique ci-dessus énoncée s'est effectivement poursuivie.
186. Au paragraphe 202 de la décision attaquée, l'Autorité a relevé qu'il ressort d'un document de chiffrage financier, adressé par un courrier électronique du 21 décembre 2007 au directeur de Fret SNCF (annexe 443 - cotes 38799 à 38804), que certains trafics parmi les plus importants engendraient d'importantes pertes dont la SNCF avait spécifiquement connaissance : « Notre étude s'est limitée aux contrats pluriannuels dont le chiffre d'affaires cumulé est supérieur à 6,5 M?, représentant 90 % du chiffre d'affaires de l'ensemble des contrats pluriannuels. Au vu de cette première étude 3 contrats sont déficitaires : Lafarge Granulats pour -0,1 M? ; OI/BSN pour -2,3 M? (contrat stratégique d'après le PA à conserver malgré les coûts de production élevés) ; Total pour -0,6 M? ».
187. Si la majorité de la quarantaine de contrats visés dans le document de chiffrage financier ont été conclus avant 2007, puisque le début de leur validité est le 1er janvier 2007, tel n'est pas le cas du contrat « OI/BSN », dont la validité (dates de début et de fin de contrat) s'étend du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2010 (annexe 443 ? cote 38803). Concernant ce contrat, et contrairement à ce que soutient SNCF Mobilités, le document de chiffrage financier ne peut être analysé comme une simple simulation de rentabilité ex post ; il ne peut en effet être sérieusement soutenu que, à peine quelques semaines ou quelques mois après les négociations commerciales ayant permis de remporter ce contrat, la SNCF aurait découvert l'étendue des pertes qu'il générerait.
188. Il résulte du document de chiffrage financier que la perte résultant du contrat « OI/BSN » s'établit au chiffre extrêmement élevé de 2,3 millions d'euros. Au surplus, le chiffrage de la marge générée par ledit contrat a été fait « hors frais de structure » (annexe 443 - cote 38800), dont la prise en compte n'aurait pu qu'alourdir encore le déficit ; que l'auteur du courrier électronique indique que ce contrat est « à conserver, malgré les coûts de production élevés » ; que ce document confirme donc que, pour les contrats jugés stratégiques, la SNCF entendait les conserver ou les remporter, quelle que soit l'importance des pertes supportées, en d'autres termes « sans considération de rentabilité».
189. Aux paragraphes 203 à 205 de la décision attaquée, l'Autorité a constaté que, pour former ses prix pour certains appels d'offres, la SNCF avait utilisé des estimations de coûts qui étaient erronées et manifestement sous-évaluées, alors même que la hiérarchie de la branche Fret avait été alertée sur ces erreurs, relevant que ces sous-estimations « concernaient principalement les possibilités de mutualisation de certains trafics avec d'autres, qui sont souvent théoriques ou très hypothétiques, ainsi que l'exclusion de certains coûts que la SNCF doit nécessairement supporter comme les jours ?d'improductivité' du matériel roulant » ; qu'elle a fondé ce constat, d'une part, sur divers courriers électroniques envoyés par des analystes « coûts » de la SNCF en charge de la financiarisation des flux, rapportant les éléments sous-estimés et erronés selon eux, d'autre part, sur les échanges au sein de la SNCF, entre Fret SNCF et la filiale VFLI, à propos d'un client (flux de sable pour le contrat « OI - BSN Sable [Localité 1] ») pour lequel toutes deux se positionnaient en concurrence l'une par rapport à l'autre.
190. S'agissant des éléments de preuve analysés au paragraphe 205 de la décision attaquée, l'Autorité a visé un certain nombre de pièces censées être relatives au contrat « OI ? BSN Sable [Localité 1] » ; qu'il est exact que, ainsi que le fait valoir SNCF Mobilités, une partie seulement de ces pièces concerne ce contrat, tandis qu'une autre partie a trait au contrat « A O Condat Le Lardin ». Mais l'erreur commise par l'Autorité est sans portée, car il est constant que Fret SNCF et la société VFLI ont été en relation pour l'attribution de ces deux contrats (en négociations en vue de confier la sous-traitance de l'un à la société VLFI ; en relation de concurrence pour l'autre), ce qui a donné lieu à des échanges entre salariés de l'un et de l'autre, ainsi qu'au sein de la société VFLI.
191. En ce qui concerne le contrat « AO Condat Le Lardin », il fait l'objet de l'échange de courriers électroniques du 4 juillet 2008 entre un salarié de Fret SNCF et un salarié de VFLI (annexe 444 - cotes 39036 et 39037), de l'échange de courriers électroniques du 24 juillet 2008 entre deux salariés de la société VFLI (annexe 451 - cotes 39442 à 39444), des échanges de courriers électroniques du 19 octobre 2008 à la fois entre un salarié de Fret SNCF et un salarié de VFLI, puis entre ce dernier et d'autres salariés de VFLI (annexe 450 - cotes 39435 et 39436), et enfin, du courrier électronique du 18 novembre 2008 adressé par la directrice commerciale de la société VFLI à ses équipes (annexe 91 - cote 19395). S'il est vrai que l'essentiel des commentaires quant à la sous-évaluation de l'offre de Fret SNCF, finalement retenue par le client, émane des salariés de la société VFLI, leur exactitude se trouve confirmée par le commentaire émanant du salarié de Fret SNCF transmettant à son homologue de VFLI l'offre de Fret SNCF : « Je suis personnellement dégoûté » (cote 39436). Malgré le caractère elliptique de ce commentaire, son interprétation ne fait aucun doute : son auteur, dont on ne peut douter qu'il soit au fait des éléments techniques et de coûts sur la base desquels Fret SNCF a établi son offre, conteste la pertinence de cette offre.
192. La cour estime donc établi que Fret SNCF a remporté le contrat « AO Condat Le Lardin » sur la base d'une offre bâtie sur une sous-estimation des coûts dont l'entreprise était consciente, aboutissant à un prix ne couvrant pas les coûts.
193. Même si aucun élément du dossier ne permet de déterminer quelle a été la perte générée par ce contrat, l'exemple qu'il représente est topique de la volonté de la SNCF de gagner à tout prix certains contrats. En effet, la SNCF était en concurrence uniquement avec sa filiale VFLI. Le fait de remporter ledit contrat en proposant des prix ne couvrant pas ses coûts, alors que l'offre de la société VFLI aurait au contraire permis à celle-ci de dégager une marge positive, allait à l'encontre des intérêts du groupe SNCF. Ainsi que l'écrit la directrice commerciale de la société VFLI :
« Fret a baissé ses prix sur la pâte jusqu'à 14,39 ?/tonne sur 150 KT (là où nous proposions un prix de 14,95 ? mais pour 180 KT et marge 8 %). Et mon sentiment est que de toute façon Fret était prêt à baisser et baisser encore pour garder le dossier.
[. .. ]
Fret a été obligé de se retrancher derrière le prix ! C'était son seul argument face à nous pour arracher le marché. Et le seul capable de faire le poids dans ce combat inégal.
N'oublions pas que nous avons a priori vite écarté VCF du dossier.
[. . .]
On est à l'inverse complet de l'offre groupe =etgt; en positionnant Fret à ce prix-là, c'est la marge du groupe qui est inexorablement tirée vers le bas ! ! ! ! ! ! ».
194. En ce qui concerne le contrat « OI-BSN Sable [Localité 1] », celui-ci a fait l'objet d'un échange de courriers électroniques le 18 avril 2008 entre salariés de la société VFLI (annexe 450 - cotes 39427 et 39428 ; annexe 451 - cote 39440). Les divers intervenants expriment tous, d'une façon ou d'une autre, la conviction que Fret SNCF propose « généralement » des prix qui ne couvrent pas les coûts et présument que, s'agissant du contrat en jeu, le budget fret calculé par Fret SNCF « est certainement très largement sous-estimé ». Certes, il ne s'agit pas, à l'époque de ces échanges, de conclusions fondées sur une analyse approfondie des caractéristiques dudit contrat. Mais il n'en reste pas moins que les salariés de la société VFLI, qui n'était pas, au sujet de ce contrat, en concurrence avec la SNCF, mais négociait avec elle un contrat de sous-traitance, considèrent tous comme une évidence que les estimations de coûts de la SNCF sur lesquelles celle-ci établit ses offres commerciales, ne sont pas fiables. Or il convient de rappeler que la société VFLI est une filiale de la SNCF, et que ses salariés ont des contacts personnels avec ceux de Fret SNCF, ainsi que le démontre l'analyse des pièces relatives au contrat « AO Condat Le Lardin ».
195. S'agissant des éléments de preuve analysés au paragraphe 204 de la décision attaquée, figure, parmi les courriers électroniques émanant des analystes « coûts » de la SNCF, un message du 29 juin 2007 (annexe 445 - cotes 39109 et 39110) qui dresse l'agenda d'une réunion de travail interne sur une quinzaine de sujets divers. Sur l'un d'entre eux, l'auteur du message écrit :
« Joute sur le calcul des coûts de desserte terminale ==) JP Cariât
Mise enjeu d'[S] [K] (vu JPC sur un RV)
Problème du mensonge du coût de desserte dans [J] / Arpège à multiplier / 0,5 dans [J] /1,4*2 dans Arpège/ de 2 à 3 ? dans CAZF Commercialisation ? Impact du mensonge [J]
Se voir à 3 avec Metge (oser le faire sortir de l'ombre ? Tabou ?) ».
196. La société ECR a indiqué, sans être démentie, que « [J] » est le nom d'un outil de cotation des coûts utilisé par la SNCF, ce que la teneur du message qui précède confirme.
197. Il découle de ce courrier électronique que les équipes de la SNCF avaient à leur disposition un outil de cotation minorant les coûts réels ; que l'auteur du message emploie, à deux reprises, le terme de « mensonge » quant aux coûts de desserte calculés avec « [J] », soulignant que d'autre outils (Arpège, CAZF) aboutissaient à des évaluations très supérieures.
198. La réalité de ce constat se trouve confortée par d'autres pièces.
199. Dans le courrier électronique du 10 juillet 2008 (annexe 444 -cote 38858), il est indiqué qu'un autre outil de valorisation utilisé à l'époque au sein de Fret SNCF (« Booster ») donne des coûts moins élevés ; que même si l'analyste « coûts » auteur de ce courrier électronique retient finalement une valorisation supérieure à celle que donnerait « Booster », il n'en reste pas moins que cette pièce confirme le constat qu'étaient à la disposition des salariés de la SNCF des outils aboutissant à une sous-évaluation des coûts.
200. De même, l'auteur du courrier électronique du 4 février 2008 (annexe 444 - cote 39029) dénonce le fait que des contrôleurs de gestion utilisent, pour valoriser les coûts, une grille (« Book 1er semestre 2007 ») différente de celles mises en oeuvre par les analystes « coûts », et aboutissant à une minoration des coûts.
201. En outre, les échanges de courriers électroniques du 8 novembre 2007 (annexe 445 ? cotes 39140 et 39141), et l'échange de courriers électroniques du 8 février 2008 (annexe 444 - cotes 38999, 39000 et 39008) démontrent à quel point, de l'aveu même des analystes « coûts » l'estimation des coûts était approximative.
202. La direction de Fret SNCF ne pouvait ignorer ce qui, à l'évidence, à la lecture de ces courriers, était de notoriété publique dans l'entreprise.
203. Dans une activité de services où une exacte évaluation des coûts est indispensable pour permettre à une entreprise de fixer le prix qui lui permettra de dégager une marge, et l'est d'autant plus que le marché concerné vient d'être ouvert à la concurrence, l'utilisation d'outils de cotation des coûts conduisant à une évaluation notoirement sous-estimée caractérise un comportement délibéré de la part de cette entreprise.
204. Même si les pièces analysées par l'Autorité aux paragraphes 206 et 207 ne permettent pas, en revanche, d'établir le constat de la mise en place d'une stratégie d'éviction par les prix sur les contrats les plus importants, la cour considère que l'Autorité a démontré, sur la base d'indices sérieux et concordants, l'existence d'un plan d'élimination, non certes pas de toute concurrence sur le marché du train massif, objectif que tous s'accordent à juger irréaliste et que la SNCF ne pouvait sérieusement viser, mais des concurrents sur certains contrats les plus importants, précisément ceux qui auraient favorisé l'expansion des nouveaux entrants.
205. SNCF Mobilités ne conteste pas le bien-fondé de la constatation opérée par l'Autorité au paragraphe 199 de la décision attaquée, selon laquelle la SNCF a aligné ses prix sur ceux de ses concurrents afin de rester compétitive, constatation d'ailleurs étayée par une note stratégique confidentielle datée de juillet 2007 soulignant : « Une diminution des prix sur les trafics conservés ou gagnés à la suite d'appels d'offres : moyennant une reconfiguration de l'offre et de l'outil industriel, l'expérience montre que la pression à la baisse sur nos prix est de 10 à 35 %, afin que nos prix soient alignés sur ceux de la concurrence » (annexe 50 - cote 8907).
206. Selon le requérant, toutefois, une telle politique d'alignement sur les prix de la concurrence n'est pas constitutive d'une politique de prix d'éviction ; que selon lui, en effet, le choix d'une entreprise d'abaisser ses prix, non pas pour renforcer sa position dominante ni pour évincer ses concurrents, mais simplement pour tenir compte de leur propre stratégie de conquête via une politique agressive des prix et de s'aligner, dans certains cas, dans le cadre d'une politique défensive, n'a en effet jamais en tant que tel constitué une infraction au droit de la concurrence.
207. Mais, il résulte de la jurisprudence des juridictions européennes qu'il n'existe pas un droit absolu pour un opérateur en position dominante à s'aligner sur les prix de ses concurrents : s'il est vrai que l'alignement de l'entreprise dominante sur les prix des concurrents n'est pas en soi abusif ou condamnable, il ne saurait être exclu qu'il le devienne lorsqu'il ne vise pas seulement à protéger ses intérêts, mais a pour but de renforcer cette position dominante et d'en abuser (TUE, arrêt France Télécom/Commission, précité, points 187, confirmé par CJUE, arrêt France Télécom/Commission, précité).
208. Or, pour les raisons déjà exposées, le fait pour une entreprise en position dominante de proposer des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts pour remporter les contrats les plus importants, ceux-là même qui permettraient aux nouveaux entrants sur le marché de se développer, sans avoir égard à la rentabilité de l'opération, s'analyse comme une politique visant à protéger sa position dominante.
209. A cet égard, il est indifférent qu'en pratique, la SNCF ait d'emblée proposé des prix bas ou qu'elle ait aligné ses prix sur ceux proposés par ses concurrents dans le cadre des mêmes appels d'offre. Dans l'un et l'autre cas, elle faisait le choix de remporter un contrat sans se préoccuper des pertes qu'il entraînerait.
210. Il importe également peu que ladite politique n'ait sans doute concerné qu'un nombre limité de contrats - mais les plus importants - et que ses effets aient pu être limités - ce que contestent l'Autorité et la société ECR. En effet, il est constant qu'afin d'établir le caractère abusif d'une pratique, l'effet anticoncurrentiel de celle-ci sur le marché doit exister, mais il ne doit pas être nécessairement concret, étant suffisante la démonstration d'un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise en position dominante (CJUE, arrêt Post Danmark, précité, point 66).
211. Au demeurant, dès lors qu'il est constant que la SNCF a remporté plusieurs contrats en proposant des prix de 15 à 30 % à ses coûts, il est certain que l'effet anticoncurrentiel n'a pas été seulement hypothétique.
212. Il suit de ce qui précède que l'Autorité a considéré à juste titre que la SNCF, en présentant des offres de prix inférieurs au CMMLT dans le cadre d'une stratégie d'éviction, a mis en oeuvre des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE ; que les moyens de SNCF Mobilités sont rejetés » (cf. arrêt p. 19 à 32) ;
ET AUX MOTIFS EVENTUELLEMENT ADOPTES QUE :
« 198. Il ressort, par ailleurs, de pièces du dossier émanant de la SNCF que, dès 2007, les entreprises ferroviaires nouvelles entrantes sur le marché ont pu pratiquer des prix plus bas, compte tenu de leurs coûts de production ferroviaire inférieurs, que ceux antérieurement pratiqués par la SNCF. La SNCF constate des écarts de prix en faveur des entreprises ferroviaires nouvelles entrantes d'environ 20 % en moyenne, et compris entre 10 % et 36 % selon les appels d'offres (cote 8905 à 8911). Dans ce même document, la SNCF évoque, en particulier, des écarts de prix moyens, de 14 % et de 23 %, par rapport à ses propres propositions, en faveur respectivement de Veolia Cargo (devenu Europorte) et de ECR. Ces écarts de prix sont confirmés dans des documents postérieurs, dont le dernier est daté du mois d'avril 2008 (cotes 10124, et 10403 à 10406).
199. Ces écarts de coûts avec les entreprises ferroviaires nouvelles entrantes ont conduit la SNCF à adopter une stratégie de baisse des prix pour les trafics les plus rentables prioritairement visés par ses concurrents. Ainsi, dans une note stratégique, datée du mois de juillet 2007 et saisie dans les locaux de la SNCF, celle-ci explique la baisse de chiffre d'affaires constatée à la suite de l'ouverture à la concurrence par « la baisse de nos prix de 10 à 35 %, afin que nos prix soient alignés sur ceux de la concurrence » (cote 8905).
200. D'une part, il est constaté que certains contrats, comme celui des Carrières du Boulonnais pour lequel la SNCF pratiquait traditionnellement des prix inférieurs à ses coûts de revient, ont fait l'objet d'augmentations seulement marginales lors de leurs renégociations, ne permettant vraisemblablement pas à la SNCF de couvrir ses coûts (cotes 36578 et 36579, et 39797).
201. D'autre part, la SNCF a délibérément, pour certains trafics et clients donnés, décidé de pratiquer des prix qui étaient déconnectés de ses coûts de revient afin de conserver ces trafics sans considération de rentabilité. Un courrier électronique du 15 décembre 2006 de l'ancien directeur commercial de Fret SNCF indique en ce sens que : « Je reviens sur la question des contrats tri annuels qui seraient malgré tout en perte. (Cf. notre discussion d'hier) (?) Dans 3 cas et pour des raisons défensives, nous avons vendu aux prix du marché sans considération de rentabilité pour empêcher l'implantation hégémonique de nos concurrents (Basaltes sur Voutre Neuillé, Ineos sur Fos Italie, et Eurorail sur Epinal Espagne). (?) nous avons toujours amélioré la marge sans pour autant pouvoir garantir qu'elle était positive. Cette action s'est inscrite dans notre volonté de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants » (cote 38749).
202. Il ressort, en outre, d'un document de chiffrage financier que certains trafics parmi les plus importants engendraient d'importantes pertes dont la SNCF avait spécifiquement connaissance : « Notre étude s'est limitée aux contrats pluriannuels dont le chiffre d'affaires cumulé est supérieur à 6,5 M?, représentant 90 % du chiffre d'affaires de l'ensemble des contrats pluriannuels. Au vu de cette première étude 3 contrats sont déficitaires : Lafarge Granulats pour -0,1 M? ; OI / BSN pour -2,3 M? (contrat stratégique d'après le PA à conserver malgré les coûts de production élevés) ; Total pour -0,6 M? » (cote 38800).
203. De plus, il ressort des pièces du dossier que, pour former ses prix pour certains appels d'offres, la SNCF a utilisé des estimations de coûts qui étaient erronées et manifestement sous-évaluées, alors même que la hiérarchie de la branche Fret avait été alertée sur ces erreurs. Ces sous-estimations pouvaient concerner tous les postes de coûts traditionnellement impliqués dans l'activité de transporteur ferroviaire. Elles concernent, néanmoins, principalement les possibilités de mutualisation de certains trafics avec d'autres, qui sont souvent théoriques ou très hypothétiques, ainsi que l'exclusion de certains coûts que la SNCF doit nécessairement supporter comme les jours « d'improductivité » du matériel roulant.
204. Ces sous-estimations ressortent de courriers électroniques envoyés par des analystes « coûts » de la SNCF en charge de la financiarisation des flux, qui rapportent à leur hiérarchie, et plus largement au sein de la branche Fret vers les membres de la direction (cotes 39 109 et 39110, et 39140 et 39141), les éléments sous-estimés et erronés selon eux (cotes 38858, 38999 à 39000, 39008 et 39029).
205. De même, les échanges au sein de la SNCF, entre Fret SNCF et la filiale VFLI, à propos d'un client (flux de sable pour OI ? BSN Sable [Localité 1]) pour lequel toutes deux se positionnaient en concurrence l'une par rapport à l'autre, illustrent certaines manipulations de Fret SNCF pour faire artificiellement baisser ses prix de façon déconnectée de ses coûts de production. Ces échanges font apparaître des sous-estimations de Fret SNCF en termes de kilomètres parcourus et de consommation de carburants (cotes 39427, 39428 et 39440), de traction (cotes 3 036 et 39442 à 39444), ainsi que l'absence de prise en compte des effets de seuil, des heures d'improductivité et d'augmentation réaliste du prix des sillons (cotes 39036 et 39037). Il en résulte une offre finale de Fret SNCF au client particulièrement basse, à laquelle VFLI est dans l'incapacité de répliquer et qu'elle considère comme « déloyale » (cotes 19395 et 39436). Cette offre a suscité les réactions suivantes de la part des cadres de VFLI :
- « la rentabilité de chaque trafic Fret repose sur la mutualisation avec d'autres, et les effets de seuil ne sont jamais supportés par personne... toujours la même chanson, toujours le même résultat à la fin? » (cotes 39435 et 39436) ;
- « l'analyse de (?) se confirme : le Fret fera tout pour garder la pâte. Impossible de lutter (?) » (cote 39435) ;
- « Écoeurée. On ne peut pas lutter face à de telles inepties. Il faudra un jour qu'on m'explique comment fret dégage toujours des marges de 12 %, 13 %, 14 %.... sur chacun des trafics où nous demandons une approche groupe » (cote 39435).
206. Confrontée à une situation similaire pour conserver un trafic opéré en cogestion avec Trenitalia, la SNCF a choisi de sacrifier une partie très importante de sa marge en revenant sur une augmentation de tarif proposée de 19 500 euros pour maintenir ce tarif à son niveau antérieur (cote 39047) dans le but d'empêcher ECR de prendre le trafic. Le directeur du pôle « agriculture et produits de carrières » écrit en ce sens dans un courrier électronique : « Au vu du nombre de trains (4 d'ici la fin du mois de décembre), et au vu de l'enjeu de ne pas laisser rentrer ECR sur Sète (pour moins de 20 k?) via ce trafic, je souscris à l'idée de maintenir l'offre à 15 250 ? jusqu'au 31/12/2008. Nous avons d'autres enjeux sur Sète » (cote 39047).
207. Des prises de position de la SNCF dans le même sens ressortent également des pièces du dossier s'agissant du client Simagir en 2008 (cote 39030) et Eurovia pour le trafic Luché dans la région d'Orléans (cotes 39025 et 39026) pour contrer respectivement la pénétration d'ECR et de Colas Rail » (cf. Décision p. 41 à 43) ;
[?]
« 563. Au demeurant, ainsi que cela a été constaté aux paragraphes 201 et 202, la SNCF a mis délibérément en oeuvre une stratégie d'éviction pour certains trafics particuliers en pratiquant des prix sans considération de rentabilité. Un courrier électronique de l'ancien directeur commercial en atteste : « Je reviens sur la question des contrats tri annuels qui seraient malgré tout en perte. (Cf. notre discussion d'hier) (?) Dans 3 cas et pour des raisons défensives, nous avons vendu aux prix du marché sans considération de rentabilité pour empêcher l'implantation hégémonique de nos concurrents (Basaltes sur Voutre Neuillé, Ineos sur Fos Italie, et Eurorail sur Epinal Espagne). (?) nous avons toujours amélioré la marge sans pour autant pouvoir garantir qu'elle était positive. Cette action s'est inscrite dans notre volonté de limiter AU MAXIMUM la pénétration des nouveaux entrants » (cote 38749).
564. Cette stratégie d'éviction est également attestée par le fait que la SNCF a délibérément employé, pour formuler ses offres commerciales, des cotations sous-estimées de ses propres coûts et des hypothèses de mutualisation entre trafics purement théoriques, afin de justifier les prix à perte qu'elle pratiquait (voir paragraphes 203 et 204 ci-dessus). Ce comportement délibéré a permis à la SNCF de retenir de nombreux trafics à perte comme il ressort des paragraphes 205 à 207 ci-dessus.
565. Cela a en particulier été le cas pour le trafic « OI ? BSN Sable Puy Guillaume » pour lequel elle était, entre autres, en concurrence avec VFLI. La dernière offre de Fret SNCF pour ce trafic a suscité des réactions des cadres de VFLI en charge de ce trafic qui indiquent précisément le caractère artificiel de la présentation des coûts que fait Fret SNCF pour justifier ses prix en l'espèce : « la rentabilité de chaque trafic Fret repose sur la mutualisation avec d'autres, et les effets de seuil ne sont jamais supportés par personne... toujours la même chanson, toujours le même résultat à la fin... » (cotes 39435 et 39436) ; « l'analyse de (?) se confirme : le Fret fera tout pour garder la pâte. Impossible de lutter (?) » (cote 39435) ; « Écoeurée. On ne peut pas lutter face à de telles inepties. Il faudra un jour qu'on m'explique comment fret dégage toujours des marges de 12 %, 13 %, 14 % .... » (cote 39435) » (cf. Décision p. 95) ;
1°/ ALORS QU'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque la structure des coûts de cette entreprise n'est pas précisément identifiable ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte les coûts et les prix des concurrents de la SNCF dans le test de coûts, tout en constatant l'absence « de données fiables permettant de calculer le CMML » (coût marginal moyen à long terme) (cf. arrêt § 137) ainsi que l'absence au dossier « de données suffisantes » permettant de savoir « si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période 2007-2009 étaient inférieurs [?] ou supérieurs [?] au CEM » (coût évitable moyen) (cf. arrêt § 158 et 159) et sans constater qu'il en serait ainsi pour des raisons non objectives, la cour d'appel a violé les articles 102 TFUE et L. 420-2 du code de commerce ;
2°/ ALORS QU'il est de principe qu'il ne peut pas être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire de l'entreprise dominante en cause au principal ; qu'en refusant en l'espèce de prendre en compte dans le test de coûts, les coûts et les prix des concurrents de la SNCF et de retraiter les coûts de cette dernière, aux motifs que, même si les coûts de la SNCF sont très supérieurs à ceux de ses concurrents, que celle-ci supporte des obligations réglementaires pesant sur elle seule et se trouve dans une situation désavantageuse par rapport à des opérateurs concurrents ne supportant pas les mêmes contraintes, « le choix des clients peut être motivé par d'autres paramètres que le seul prix », que « par conséquent, il ne peut être exclu que des prix pratiqués par l'entreprise en position dominante, et qui ne lui permettent pas de couvrir ses coûts, produisent un effet d'éviction, alors même que de tels prix permettraient aux concurrents, plus efficaces en termes de coûts, de couvrir leurs propres coûts, si une telle politique de prix est de nature à priver en tout ou partie les concurrents du principal moyen dont ils disposent, à savoir la concurrence par les prix, pour pénétrer le marché », sans rechercher ni apprécier ce qu'il en était concrètement sur le marché pertinent en cause, à savoir celui du transport de marchandises par train massif, la cour d'appel a statué par voie de motifs généraux et hypothétiques, en violation de l'article 455 du code de procédure civile ;
3°/ ALORS D'AUTRE PART QU'il ne peut être exclu que les coûts et les prix des concurrents puissent être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, notamment lorsque le niveau de coût de cette entreprise est tributaire de la situation de désavantage ou d'avantage compétitifs dans laquelle elle est susceptible de se trouver ; qu'en retenant en l'espèce que si « la SNCF était à l'époque des faits dans l'incapacité de faire totalement disparaitre son désavantage relatif en termes de coûts à raison des obligations règlementaires pesant sur elle seule (?) », cela ne justifiait pas de prendre en compte les coûts de ses concurrents dès lors que cette prise en compte ne permettrait pas d'apprécier la licéité de la pratique tarifaire de la SCNF sans indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il en serait ainsi, se contentant de relever surabondamment que cette prise en compte obligerait à tenir également compte des avantages importants que tire la SNCF de sa qualité d'ancien opérateur historique sans même indiquer pourquoi la prise en compte de ces avantages ne serait pas possible, la cour d'appel, qui, par ces motifs généraux, a considéré de façon abstraite que les coûts et les prix des concurrents ne pouvaient pas être pertinents dans l'examen de la pratique tarifaire d'une entreprise dominante, ancien monopole d'Etat, a violé les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce ;
4°/ ALORS QUE si les prix inférieurs à la moyenne des coûts « variables » ou au CEM (coût évitable moyen), c'est-à-dire aux coûts qui varient en fonction des quantités produites, doivent être considérés, en principe, comme abusifs, dans la mesure où, en appliquant de tels prix, une entreprise occupant une position dominante est présumée ne poursuivre aucune autre finalité économique que celle d'éliminer ses concurrents, les prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux ou au CMMLT (coût marginal moyen à long terme) mais supérieurs à la moyenne des coûts variables ne sont considérés comme abusifs que s'il est démontré qu'ils sont fixés dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent ; qu'en retenant en l'espèce que la SNCF a mis en oeuvre des pratiques contraires aux articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE en présentant des offres de prix inférieurs au CMMLT dans le cadre d'une stratégie d'éviction établie par le fait qu'elle aurait fait le choix de remporter certains contrats stratégiques sans avoir égard à la rentabilité de l'opération et sans se préoccuper des pertes qu'ils entrainaient et avait remporté plusieurs contrats en proposant des prix de 15 à 30 % inférieurs à ses coûts, fondant ainsi la preuve d'une stratégie d'éviction de la SNCF sur une comparaison des prix proposés par celle-ci pour certains contrats avec les coûts qui seraient les siens, tout en constatant par ailleurs que le dossier ne contenait pas de données suffisantes lui permettant de déterminer si les prix pratiqués par la SNCF au cours de la période litigieuse 2007-2009 étaient inférieurs ou supérieurs au CEM, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations en violation des articles précités ;
5°/ ALORS QU'EN retenant que caractérise une stratégie d'éviction le fait de gagner un contrat à n'importe quel prix, sans avoir égard à l'importance des pertes qu'il génère car aucune rationalité économique ne peut être trouvée à une telle politique de prix, dont l'unique finalité envisageable est l'éviction d'un concurrent de tel ou tel trafic et que la SNCF avait mis en oeuvre une telle stratégie sur certains trafics qualifiés par elle de « stratégiques », sans rechercher si la SNCF n'avait pas, pour ces trafics, fait des offres à des prix qui lui permettaient de couvrir, tout ou partie de ses coûts variables ou fixes qui n'auraient pas été couverts si elle n'avait pas remporté les contrats de ces trafics, minimisant ainsi ses pertes totales et faisant preuve de rationalité économique, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE.