LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° V 20-86.486 FS-B
N° 00120
MAS2
15 FÉVRIER 2022
ANNULATION
M. SOULARD président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 15 FÉVRIER 2022
M. [M] [Z] et l'association [1], parties civiles, ont formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Bourges, chambre correctionnelle, en date du 4 novembre 2020, qui, dans la procédure suivie contre M. [F] [D], des chefs d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail salarié, travail dissimulé, rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante, traite d'être humain, soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, a prononcé sur les intérêts civils.
Un mémoire, commun aux demandeurs, a été produit.
Sur le rapport de Mme Labrousse, conseiller, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [M] [Z] et de l'association [1], et les conclusions de Mme Philippe, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 4 janvier 2022 où étaient présents M. Soulard, président, Mme Labrousse, conseiller rapporteur, M. Bonnal, Mme Ménotti, M. Maziau, M. Dary, Mme Thomas, conseillers de la chambre, M. Violeau, M. Michon, conseillers référendaires, Mme Philippe, avocat général référendaire, et Mme Sommier, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. M. [M] [Z], de nationalité ivoirienne, a été recruté comme personnel de maison, à compter de 1996, par les consorts [D], ressortissants français domiciliés en Côte d'Ivoire.
3. En juillet 2011, les consorts [D] sont revenus définitivement en France. M. [Z] a continué à exercer des tâches d'employé de maison auprès d'eux jusqu'en septembre 2013.
4. A la suite d'un signalement de l'association [1] ([1]) et après enquête préliminaire, le procureur de la République a fait citer M. [D] à comparaître devant le tribunal correctionnel des chefs d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail salarié, travail dissimulé, rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante, traite d'être humain, soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine, la période de prévention étant du 1er janvier 2012 au 25 novembre 2013.
5. Parallèlement, M. [Z] a fait citer M. [D] devant le tribunal correctionnel des mêmes chefs mais pour la période comprise entre juillet 2011 et le 25 novembre 2013.
6. Après jonction des procédures, par jugement en date du 23 décembre 2016, le tribunal correctionnel a, sur l'action publique, constaté que les faits n'étaient pas prescrits et déclaré M. [D] coupable des chefs précités.
7. Statuant sur l'action civile, il a ordonné le renvoi de l'ensemble des demandes présentées par les parties civiles (l'URSSAF du Centre, M. [Z] et l'association [1]), y compris sur la recevabilité desdites demandes, à l'audience du tribunal statuant sur intérêts civils du 24 mars 2017.
8. M. [D] a relevé appel principal de ce jugement en ses seules dispositions pénales et le ministère public, appel incident.
9. Par arrêt définitif en date du 23 novembre 2017, la cour d'appel a infirmé partiellement le jugement déféré et, statuant à nouveau, a déclaré M. [D] coupable du seul délit d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail salarié.
10. Statuant sur l'action civile, par jugement en date du 25 janvier 2019, le tribunal correctionnel a déclaré recevable la constitution de partie civile formée par M. [Z] et irrecevables celles de l'association [1] et de l'URSSAF du Centre, condamné M. [D] à payer à M. [Z] la somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral consécutif au délit d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail salarié et rejeté toutes les autres demandes.
11. M. [Z] et l'association [1] ont relevé appel principal de ce jugement et M. [D] appel incident.
Examen des moyens
Sur les premier et second moyens
Enoncé des moyens
12. Le premier moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [D] responsable des préjudices subis par M. [Z] mais seulement en ce qu'ils étaient consécutifs au délit d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail salarié et a rejeté toutes les demandes plus amples ou contraires de la partie civile, alors :
« 1°/ que la partie civile, appelante d'un jugement de débouté sur l'action civile, peut obtenir réparation du dommage qui résulte d'une faute démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite ; qu'en retenant, pour rejeter partiellement les demandes de M. [Z], que celui-ci n'était « pas recevable à solliciter indemnisation des préjudices découlant des faits objets de la poursuite des chefs desquels M. [D] avait été définitivement relaxé » par l'arrêt rendu le 23 novembre 2017, quand cette décision, rendue sur les seuls appels du prévenu et du ministère public sur l'action publique, avait été prononcée sans que M. [Z] fût intimé, en sorte qu'elle lui était inopposable, et quand elle devait, dès lors, apprécier par elle-même l'existence d'une faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite des chefs de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante, traite d'être humain commise en échange d'une rémunération ou d'un avantage et soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail indignes, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, préliminaire, 2, 497 et 509 du code de procédure pénale ;
2°/ que la procédure pénale doit être équitable et préserver l'équilibre des droits des parties et que l'autorité judiciaire veille à l'information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale ; que, par jugement du 23 décembre 2016, le tribunal correctionnel a déclaré M. [D] coupable de l'ensemble des faits qui lui étaient reprochés et, sur les intérêts civils, a « ordonné le renvoi de l'ensemble des demandes présentées par les parties civiles [...], y compris sur la recevabilité desdites demandes, à l'audience du tribunal correctionnel statuant sur intérêts civils du 24 mars 2017 » ; qu'en retenant, pour opposer à la partie civile l'autorité de la chose jugée sur l'action publique par l'arrêt du 23 novembre 2017 et affirmer que « M. [Z] ne saurait être fondé à se prévaloir d'une atteinte quelconque au principe de l'égalité des armes », que « la partie civile qui n'a pas fait appel du jugement de première instance qui n'est plus partie en appel ne peut utilement se prévaloir d'une opposabilité [sic] de l'arrêt rendu par la cour d'appel sur ce recours », quand le jugement du 23 décembre 2016 ne comportait aucune disposition sur la recevabilité de la constitution de partie civile ou le fond de l'action civile ni rien qui préjudiciât à M. [Z], en sorte que l'appel sur l'action civile ne lui était pas ouvert, faute d'objet et faute d'intérêt, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, préliminaire, 2, 497 et 509 du code de procédure pénale ;
3°/ qu'en se bornant, pour rejeter les demandes de la partie civile, à opposer l'autorité de la chose jugée, sans énoncer, fût-ce par des motifs identiques à ceux de l'arrêt précédemment rendu sur l'action publique, les considérations de fait et de droit dont il aurait résulté qu'aucune faute civile ne pouvait être démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite, la cour d'appel, qui a ainsi soustrait, quant aux intérêts civils, sa décision au contrôle de la Cour de cassation et privé la partie civile de tout recours juridictionnel effectif, a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 du code civil, préliminaire, 2, 497, 509 et 593 du code de procédure pénale. »
13. Le second moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré irrecevable la constitution de partie civile de l'association [1], alors :
« 1°/ qu'en se bornant, pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de l'association [1], à énoncer qu'« il résult[ait] du dossier que M. [D] n'a[vait] été reconnu coupable du chef d'aucune des infractions visées par [l]es textes [auxquels renvoie l'article 2-22 du code de procédure pénale] au préjudice de M. [Z] », quand elle devait apprécier par elle-même l'existence d'une faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite des chefs de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante,
traite d'être humain commise en échange d'une rémunération ou d'un avantage et soumission d'une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail indignes, la cour d'appel a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, préliminaire, 2-22, 497 et 509 du code de procédure pénale ;
2°/ qu'en déclarant irrecevable la constitution de partie civile, sans énoncer, fût-ce par des motifs identiques à ceux de l'arrêt précédemment rendu sur l'action publique, les considérations de fait et de droit dont il aurait résulté qu'aucune faute civile ne pouvait être démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite et entrant dans les prévisions des articles 224-1 A à 224-1 C, 225-4-1 à 225-4-9, 225-5 à 225-12-2, 225-14-1 et 225-14-2 du code pénal, la cour d'appel, qui a ainsi soustrait, quant aux intérêts civils, sa décision au contrôle de la Cour de cassation et privé la partie civile de tout recours juridictionnel effectif, a violé les articles 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 du code civil, préliminaire, 2-22 , 497, 509 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
14. Les moyens sont réunis.
15. Les moyens posent en substance la question de savoir si la relaxe du prévenu par la cour d'appel, saisie de la seule action publique, peut être opposée à la partie civile dans l'hypothèse où le tribunal correctionnel a renvoyé à une audience ultérieure sa décision sur l'action civile, y compris sur la recevabilité de la constitution de partie civile.
16. La réponse à cette question implique de rechercher si la partie civile pouvait faire appel d'un tel jugement.
Sur la recevabilité de I'appel des parties civiles du jugement du tribunal correctionnel du 23 décembre 2016
17. Il se déduit des articles 3 et 464 du code de procédure pénale que lorsque le tribunal correctionnel soulève d'office l'irrecevabilité de la constitution d'une partie civile ou est saisi, par les parties ou le ministère public, d'une telle contestation, en application de l'article 423 du code de procédure pénale, il ne peut statuer sur la recevabilité desdites constitutions qu'accessoirement à la décision qu'il rend sur le fait délictueux et par le jugement qui prononce sur l'action publique.
18. En cas d'appel sur l'action publique par le prévenu ou le ministère public, la méconnaissance de cette règle d'ordre public porte nécessairement atteinte, au sens de l'article 497 du code de procédure pénale, aux intérêts de la partie civile, laquelle se trouve privée de la possibilité de participer au débat sur l'action publique devant la cour d'appel et de mettre celle-ci en mesure, après évocation, de statuer également sur son action civile.
19. Il s'ensuit que toute partie civile, constituée devant le tribunal correctionnel, peut faire appel d'un jugement qui, après avoir statué sur l'action publique, a, à tort, renvoyé à une audience ultérieure l'examen de la recevabilité de sa constitution.
20. Dès lors, en l'absence d'un tel appel, la partie civile ne saurait reprocher à la cour d'appel statuant sur l'action civile de lui opposer l'autorité de la chose jugée sur l'action publique.
21. En l'espèce, en premier lieu, pour ne pas faire droit aux demandes d'indemnisation de M. [Z] autres que celle consécutive au délit d'emploi d'un étranger non muni d'une autorisation de travail, l'arrêt énonce qu'en l'absence d'appel de la partie civile contre le jugement du 23 décembre 2016, ses dispositions civiles sont devenues définitives, la victime constituée en première instance mais non appelante du jugement n'étant plus partie au procès et ne pouvant comparaître à l'audience ou s'y faire représenter.
22. Les juges ajoutent que la partie civile ne peut dès lors utilement se prévaloir d'une inopposabilité de l'arrêt rendu le 23 novembre 2017, ce dernier disposant à l'égard de tous de l'autorité de chose jugée et s'imposant au juge de l‘indemnisation.
23. En second lieu, pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de l'association [1], les juges énoncent que M. [D] n'a été reconnu coupable du chef d'aucune des infractions visées à l'article 2-22 du code de procédure pénale.
24. La cour d'appel a ainsi énoncé à bon droit que les parties civiles auraient dû faire appel du jugement du tribunal correctionnel.
Mais sur l'absence d'application immédiate des règles précitées aux demandeurs au pourvoi
Vu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :
25. Il se déduit de ce texte que l'application immédiate d'une règle de procédure, résultant d'une interprétation nouvelle de la Cour de cassation, non prévisible pour la partie civile, doit être écartée dès lors qu'elle aboutit à la priver d'un procès équitable, en lui interdisant l'accès au juge.
26. L'application immédiate des principes visés aux paragraphes 19 et 20, énoncés pour la première fois par la Cour de cassation dans le présent arrêt, et qui ne résultent pas de façon évidente de la lettre des articles 3, 464 et 497 du code de procédure pénale, aboutirait en l'espèce à priver les parties civiles d'un procès équitable, en leur interdisant l'accès au juge.
27. En effet, faute d'appel du jugement du tribunal correctionnel, la cour d'appel n'étant saisie que de l'action publique, les parties civiles n'ont pu intervenir en cause d'appel ni se constituer partie civile devant cette juridiction.
28. Elles ont par la suite été privées de leur droit de discuter devant la juridiction correctionnelle, alors saisie de l'action publique, de la question de l'existence des délits.
29. Cette discussion ne pourra avoir lieu non plus devant la juridiction civile dès lors que la Cour de cassation juge que, devant le juge civil, l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil s‘attache à ce qui a été définitivement, nécessairement et certainement décidé par le juge pénal sur l'existence du fait qui forme la base commune de l'action civile et de l'action pénale, sur sa qualification ainsi que sur la culpabilité de celui à qui le fait est imputé (1re Civ., 24 octobre 2012, pourvoi n° 11-20.442, Bull. 2012, I, n° 209).
30. Il s'ensuit qu'il convient de ne pas faire une application immédiate des principes posés aux paragraphes 19 et 20.
31. Dès lors, l'arrêt encourt l'annulation en application du principe énoncé au paragraphe 25.
32. Il appartiendra à la cour d'appel de renvoi de statuer sur la recevabilité des constitutions de partie civile puis, le cas échéant, de rechercher l'existence d'une faute civile du prévenu définitivement relaxé, cette faute devant être démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Bourges, en date du 4 novembre 2020, et pour qu‘il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Orléans, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Bourges et sa mention en marge ou a la suite de l‘arrêt annulé.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quinze février deux mille vingt-deux.