LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° T 21-85.246 F- B
N° 00568
GM
17 MAI 2022
REJET
M. BONNAL conseiller le plus ancien faisant fonction de président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 17 MAI 2022
La société [5] et M. [L] [B] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Lyon, 7e chambre, en date du 30 juin 2021, qui, pour travail dissimulé, a condamné, la première à 25 000 euros d'amende, le second à huit mois d'emprisonnement avec sursis et 10 000 euros d'amende.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires, ont été produits.
Sur le rapport de M. Maziau, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société [5], M. [L] [B], les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de l'URSSAF Rhône-Alpes, et les conclusions de M. Lemoine, avocat général, après débats en l'audience publique du 5 avril 2022 où étaient présents M. Bonnal, conseiller le plus ancien faisant fonction de président en remplacement du président empêché, M. Maziau, conseiller rapporteur, Mme Ménotti, conseiller de la chambre, et M. Maréville, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Selon un procès-verbal établi par la DIRECCTE Auvergne-Rhône-Alpes et l'URSSAF Rhône-Alpes le 23 juin 2017, des contrôles de l'inspection du travail ont été effectués en 2016, à la suite d'une déclaration préalable de détachement de travailleurs auprès de la société [5], dont M. [B] est le directeur général, pour des chantiers sur lesquels cette société est intervenue en tant qu'entreprise principale.
3. Sur la base de ce procès-verbal, la société [5] et M. [B], notamment, ont été directement cités devant le tribunal correctionnel du chef de travail dissimulé par dissimulation d'emplois salariés et pour s'être soustraits aux déclarations auprès des organismes sociaux et fiscaux au moyen d'un montage juridique frauduleux en ayant recours à des entreprises sous-traitantes, les sociétés portugaises [4], [3] et [2].
4. Par jugement du 14 mars 2019, le tribunal correctionnel a rejeté les exceptions de nullité soulevées, déclaré les prévenus coupables, condamné M. [B] à huit mois d'emprisonnement avec sursis et 10 000 euros d'amende et la société [5] à 25 000 euros d'amende et a prononcé sur les intérêts civils.
5. Les prévenus ont relevé appel de cette décision. Le ministère public a interjeté appel incident.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen
6. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
7. Le premier moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté les exceptions de nullité soulevées, a déclaré la société [5] et M. [B] coupables d'exécution d'un travail dissimulé commis à l'égard de plusieurs personnes et a statué sur la peine, alors :
« 1°/ que les procès-verbaux d'infractions doivent faire en eux-mêmes la preuve de leur régularité ; que les personnes qui les ont dressés, qui ne peuvent être entendues à l'audience qu'en qualité de témoin sur les faits reprochés au prévenu, sur sa personnalité ou sa moralité, ne peuvent donc présenter des observations en réponse aux moyens de nullité dirigés contre ces actes de la procédure pour préciser les circonstances dans lesquels ils ont été rédigés ; que l'arrêt attaqué énonce que « M. [E] [U], représentant la DIRECCTE, partie intervenante, a répondu » aux moyens de nullité soulevés par les prévenus à l'encontre du procès-verbal dressé par l'inspection du travail et servant de base aux poursuites pénales ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé les articles préliminaire, 429, 431 et 444 du code de procédure pénale, et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
2°/ que l'arrêt attaqué n'indique pas que M. [U], représentant la DIRECCTE, partie intervenante, aurait prêté le serment de témoin avant de répondre aux moyens de nullité soulevés par les prévenus à l'encontre du procès-verbal servant de base aux poursuites pénales ; que cette audition irrégulière a eu nécessairement une influence sur la décision rejetant ces exceptions de nullité ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé les articles préliminaire, 444 et 446 du code de procédure pénale et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
3°/ qu'il résulte de l'arrêt attaqué que la cour d'appel s'est fondée, pour rejeter les exceptions de nullité des prévenus, sur une note rédigée par la DIRECCTE dans le cadre des débats devant le tribunal correctionnel ; qu'en se fondant sur cette note, qui constitue la déposition écrite d'une personne qui ne pouvait être entendue qu'en qualité de témoin, et qui ne l'a été ni devant le tribunal ni devant la cour d'appel, la cour d'appel a violé les articles préliminaire, 446 et 452 du code de procédure pénale et l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. »
Réponse de la Cour
8. Il résulte des mentions de l'arrêt attaqué que M. [U], représentant de la DIRECCTE, est intervenu à l'audience en qualité de partie intervenante et a présenté ses observations, les juges relevant en outre que dans le cadre des débats devant le tribunal correctionnel, la DIRECCTE a rédigé une note pour expliquer les circonstances du recueil des déclarations des salariés auditionnés.
9. C'est à tort que la cour d'appel a entendu sans prestation de serment le représentant de la DIRECCTE, dès lors qu'une administration, fût-elle à l'origine des poursuites, ne peut, hors les cas où la loi le prévoit expressément, être considérée comme une partie intervenante au procès pénal.
10. L'arrêt n'encourt cependant pas la censure, dès lors qu'il n'est pas établi que, pour écarter les exceptions de nullité soulevées, les juges se soient fondés sur les déclarations faites par ce fonctionnaire.
11. Par ailleurs, la validité d'un document versé aux débats n'est pas soumise à la condition que ledit document ne soit pas établi par une personne qui, si elle était entendue oralement, le serait en qualité de témoin, de sorte que les juges du second degré ont pu souverainement en apprécier l'intérêt et la portée.
12. Le moyen doit être écarté.
Sur le troisième moyen
Enoncé du moyen
13. Le troisième moyen de cassation critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté les exceptions de nullité soulevées, a déclaré la société [5] et M. [B] coupables d'exécution d'un travail dissimulé commis à l'égard de plusieurs personnes et a statué sur la peine, alors « que les procès-verbaux des inspecteurs du travail n'ont de valeur probante que pour ce qu'ils ont personnellement vu, entendu ou constaté ; que dès lors, s'ils ne peuvent pas personnellement comprendre les déclarations faites par des personnes qui ne s'expriment pas en français, les inspecteurs du travail doivent recueillir ces déclarations avec l'assistance d'un interprète assermenté ; qu'en retenant, pour refuser d'annuler le procès-verbal du 27 juin 2017 relatant les auditions par des inspecteurs du travail de personnes ne s'exprimant pas en français, que d'autres ouvriers présents sur les chantiers concernés les auraient assistés pour la traduction de ces déclarations, et qu'il n'était donc pas nécessaire qu'ils aient eu recours à des interprètes assermentés, la cour d'appel a violé l'article L. 8271-6-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
14. Pour écarter le moyen de nullité pris de l'absence d'interprète lors d'auditions menées par les inspecteurs du travail, l'arrêt attaqué, se référant à l'article L. 8271-3 du code du travail, ainsi qu'à l'instruction de la direction générale du travail (DGT) n° 11 sur les procès-verbaux de l'inspection du travail en date du 12 septembre 2012, énonce, notamment, que les appelants font valoir que la présence d'un interprète est considérée comme une garantie élémentaire du procès équitable, et ressort du principe de loyauté dans le recueil des preuves, et que, dans le procès-verbal du 23 juin 2017, il n'était pas précisé quels salariés parlaient couramment le français et qui aurait servi d'interprète pour ceux ne parlant pas cette langue.
15. Les juges retiennent, sur la base de la note produite par la DIRECCTE devant le tribunal correctionnel, que ceux des salariés portugais n'ayant pas une connaissance suffisante de la langue française ont été assistés d'interprètes choisis parmi les personnes bilingues, en l'espèce M. [K] sur le chantier de la grande Halle le 19 juillet 2016, M. [O], conducteur de travaux, sur le chantier [P] le 12 août 2016, et M. [H] [W] sur le chantier LGH le 18 octobre 2016, les agents de contrôle étant accompagnés d'un interprète assermenté lors du contrôle sur le lieu d'hébergement.
16. En prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision pour les motifs qui suivent.
17. D'une part, dès lors qu'il n'a pas été procédé à des auditions sur procès-verbal des salariés présents sur les chantiers, ainsi que le prévoit l'article L. 8271-6-1 du code du travail, mais à un simple recueil sommaire de leurs déclarations, le recours à un interprète assermenté prévu par l'article L. 8271-3 du même code pour l'audition des personnes ne parlant pas le français pour le contrôle de la réglementation sur la main d'oeuvre étrangère constituait une faculté laissée à l'appréciation des agents de contrôle.
18. D'autre part, les prévenus n'ont pas mis en cause l'impartialité des employés ayant prêté leur concours pour traduire les échanges entre les agents de contrôle et les autres salariés ne parlant pas le français.
19. Le moyen ne peut qu'être rejeté.
Sur le quatrième moyen
Enoncé du moyen
20. Le quatrième moyen de cassation critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré la société [5] et M. [B] coupables d'exécution d'un travail dissimulé commis à l'égard de plusieurs personnes et a statué sur la peine, alors « que pour condamner une personne pour une fraude commise concernant le détachement de travailleurs salariés au sein de pays membres de l'Union européenne, les juridictions de l'Etat d'accueil du détachement doivent, d'une part, caractériser la fraude, et d'autre part, s'assurer que les autorités de l'Etat d'origine ont été saisies d'une demande de réexamen ou de retrait des certificats présumés frauduleux, et soit y ont répondu de manière favorable soit se sont abstenues d'y donner suite dans un délai raisonnable ; qu'en condamnant la société [5] et son dirigeant pour travail dissimulé, après avoir constaté que les autorités portugaises n'avaient pas réexaminé les certificats A1 produits pour justifier du détachement des salariés de la société [2] ayant travaillé sur les chantiers de la société [5], au motif inopérant que ces certificats auraient été frauduleux et que la société [2] ne les aurait pas communiqué à l'inspection du travail portugaise, quand ces circonstances ne dispensaient pas les autorités de l'Etat d'accueil de saisir celles de l'autorité d'origine d'une demande de retrait, la cour d'appel a violé les articles 12 du règlement CE n 883/2004 du 29 avril 2004 et 5 du règlement CE n 987/2009 du 16 septembre 2009, L. 1262-1, L. 1262-2, L. 1262-3, L. 8221-3, L. 8221-5 et L. 8251-1 du code du travail, 459, 485, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
21. Après avoir jugé (Crim., 18 septembre 2018, pourvoi n° 13.88-631, Bull. crim. 2018, n° 160), conformément à la jurisprudence européenne (CJUE, 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff GmbH, C-620/15 et 6 février 2018, Ömer Altun, C-359/16) que le juge national, saisi d'une poursuite pour travail dissimulé, ne peut écarter les certificats E101 devenus A1 qui lui sont produits qu'à certaines conditions, incluant la constatation qu'ils ont été obtenus frauduleusement et la saisine de l'institution émettrice, la Cour de cassation juge désormais, ainsi que l'admet la Cour de justice de l'Union européenne (4 mai 2020, [1] travaux publics e.a., C-17/19), qu'une telle obligation ne s'impose que lorsque les poursuites ont été engagées au titre de l'omission d'obligations déclaratives ayant pour unique objet d'assurer l'affiliation des travailleurs concernés à l'une ou à l'autre branche du régime de sécurité sociale, la production de certificats E101 ou A1 pour certains ou tous les salariés concernés n'étant pas de nature à interdire à la juridiction de déclarer établis les faits fondés sur d'autres motifs énumérés aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail, qui, à eux seuls, suffisent à fonder les condamnations prononcées du chef de travail dissimulé, délit défini de façon unitaire par l'article L. 8221-1, 1°, du même code (Crim., 12 janvier 2021, pourvoi n° 17.82-553, publié au Bulletin).
22. Pour écarter les moyens pris de la méconnaissance de la portée des certificats A1, l'arrêt attaqué rappelle l'état du droit antérieur à l'arrêt précité du 12 janvier 2021.
23. Il énonce ensuite qu'il résulte des documents produits que la société [4], qui a détaché une quarantaine de salariés et procédé à 167 déclarations de détachement, n'a pas produit ni même demandé de certificats A1, excepté pour une personne qui se trouvait être en réalité salariée d'une autre entité.
24. Il précise que les documents A1 produits par la société [2] comportent des irrégularités qu'il analyse en détail, si grossières que leur authenticité est remise en question.
25. Les juges retiennent qu'il apparaît dans les documents fournis par les autorités portugaises que la société [2] n'a pas communiqué les certificats A1 dont elle se prévaut à l'inspection du travail portugaise, alors même qu'elle les avait produits aux agents de contrôle français, donnant ainsi force et crédit aux suspicions de fraude dès lors que lesdites autorités n'ont pas eu à réexaminer les conditions de délivrance de ces documents, qui ne provenaient pas de leurs services et ne leur ont d'ailleurs pas été soumis par les dirigeants lors de l'enquête pour infraction aux obligations de déclarations de détachement suivie à l'encontre de ladite société.
26. Ils concluent que ces deux sociétés n'ont pas satisfait aux obligations légales relatives au détachement international de salariés, et ont agi de la sorte dans le but de contourner les exigences réglementaires afin de simplifier la mise à disposition de leur personnel au profit de la société [5].
27. En prononçant ainsi, abstraction faite du motif erroné repris au paragraphe 22, la cour d'appel a justifié sa décision.
28. En effet, les juges du fond, qui ont souverainement analysé les pièces de la procédure, ont conclu que les certificats A1 produits étaient des faux matériels, de sorte qu'ils n'étaient pas tenus de saisir l'autorité portugaise compétente d'une demande de retrait de certificats qu'elle n'avait pas émis.
29. En outre, et en tout de cause, les prévenus ayant été poursuivis du chef de travail dissimulé notamment par défaut de remise d'un bulletin de paie, défaut de déclaration préalable à l'embauche, mention sur le bulletin de paie d'un nombre d'heures de travail inférieur à celui réellement effectué, la production de certificats A1 pour certains ou tous les salariés concernés, lesdits formulaires auraient-ils été authentiques, n'était pas de nature à interdire à la juridiction de déclarer établis ces derniers faits.
30. Le moyen doit être écarté.
31. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE les pourvois.
FIXE à 2 500 euros la somme globale que la société [5] et M. [L] [B] devront payer à l'URSSAF Rhône-Alpes, en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le dix-sept mai deux mille vingt-deux.