LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
CH.B
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 21 septembre 2022
Rejet
M. MOLLARD, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 519 F-B
Pourvoi n° S 21-12.335
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 21 SEPTEMBRE 2022
1°/ Mme [T] [M], veuve [K], domiciliée [Adresse 4],
2°/ M. [I] [K], domicilié [Adresse 5],
3°/ Mme [V] [K], épouse [O], domiciliée [Adresse 3],
4°/ Mme [E] [K], domiciliée [Adresse 2],
tous les trois, pris en leur qualité d'héritiers de [J] [K],
ont formé le pourvoi n° S 21-12.335 contre l'arrêt rendu le 5 novembre 2020 par la cour d'appel de Nancy (2e chambre civile), dans le litige les opposant à la société Caisse de crédit mutuel de [Localité 6], dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Boutié, conseiller référendaire, les observations de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de Mme [T] [M], veuve [K], de M. [I] [K] et de Mmes [V] et [E] [K], ès qualités, de la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat de la société Caisse de crédit mutuel de [Localité 6], après débats en l'audience publique du 14 juin 2022 où étaient présents M. Mollard, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Boutié, conseiller référendaire rapporteur, M. Ponsot, conseiller, et Mme Fornarelli, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nancy, 5 novembre 2020), [J] [K] a investi en 2015 auprès de plusieurs sociétés financières européennes des fonds transférés par quinze virements effectués à partir du compte joint qu'il détenait avec son épouse, ouvert dans les livres de la société Caisse de crédit mutuel de [Localité 6] (la banque).
2. Faisant valoir qu'ils avaient été victime d'une escroquerie et n'avaient pu obtenir la restitution de leurs avoirs, [J] [K] et Mme [T] [M], son épouse, ont assigné la banque en indemnisation, lui reprochant d'avoir contribué à la réalisation de leur dommage du fait de manquements à ses obligations d'information et de vigilance. [J] [K] étant décédé en cours d'instance, son action a été reprise par M. [I] et Mmes [V] et [E] [K], ses ayants droit.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche, ci-après annexé
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en ses deuxième, troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
4. Mme [T] [M], veuve [K], et, en leur qualité d'héritiers de [J] [K], M. [I] et Mmes [V] et [E] [K] font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes de dommages-intérêts, alors :
« 2°/ que le fait, pour un banquier, d'autoriser dix-huit virements, dont certains après avoir fait signer à son client une décharge de responsabilité, ayant pour objet l'achat de valeurs mobilières pour la somme totale de 2 838 873,33 euros auprès de sociétés domiciliées en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne, en République tchèque et à Malte sur des comptes ouverts dans les livres de banques étrangères régulièrement mises en cause dans des escroqueries aux investissements et ayant fait l'objet de signalement par l'AMF dès 2011, constitue un manquement à son obligation de vigilance ; qu'en retenant qu'"aucun manquement ne peut être reproché à la CCM dans le cadre de son obligation contractuelle de vigilance et de prudence", la cour d'appel a méconnu l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
3°/ qu'en tout état de cause, le devoir de vigilance impose au banquier de déceler, parmi les opérations qu'on lui demande de traiter, celles qui présentent une anomalie apparente et, en présence d'une telle anomalie, de tout mettre en oeuvre pour éviter le préjudice qui résulterait pour le client ou pour un tiers de la réalisation de cette opération ; qu'en se bornant en l'espèce à retenir que "les consorts [K] n'expliquent pas en quoi ces opérations devaient être considérées par la CCM comme constitutives d'anomalies manifestes ou auraient pu apparaître comme irrégulières (à plus forte raison constituer des escroqueries)", sans rechercher, alors qu'elles y étaient expressément invitées, si la circonstance que la banque avait autorisé des virements vers des banques régulièrement mises en cause dans des escroqueries aux investissements par l'AMF ne constituait pas un manquement à son devoir de vigilance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
4°/ que la cour d'appel a relevé que la banque avait constaté, en effectuant des recherches sur l'identité des organismes bénéficiant des derniers virements ordonnés par [J] [K], l'existence d'anomalies et avait fait signer par [J] [K] une décharge de responsabilité circonstanciée ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans rechercher si les décharges de responsabilité couvraient l'ensemble des virements opérés à compter de la découverte des anomalies par la banque, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
5. Après avoir constaté qu'aucune des opérations de virement n'est affectée d'une anomalie matérielle, l'arrêt retient que les montants des virements effectués ne sont pas en eux-mêmes constitutifs d'anomalies, dès lors que le compte de [J] [K] et de son épouse est toujours resté créditeur et que ces montants doivent être mis en rapport avec l'importance du patrimoine des époux [K]. Il retient également que le libellé des virements litigieux ne faisait nullement apparaître qu'ils étaient destinés au financement d'opérations spéculatives sur le Forex (marché des changes) et que, selon les documents dont la banque avait connaissance, [J] [K] et son épouse vendaient des titres boursiers pour procéder à l'achat de valeurs mobilières via des sociétés financières européennes ayant leurs comptes domiciliés en Bulgarie, à Malte, en Roumanie, en Pologne, en République tchèque ou en Géorgie. Il retient encore qu'il n'est pas établi que la TBI Bank, où l'un des comptes à créditer était domicilié, aurait déjà été mise en cause dans des escroqueries aux investissements sur le Forex.
6. L'arrêt ajoute que le fait que la banque ait fait preuve, à compter de septembre 2015, d'une vigilance dépassant le cadre légal de ses obligations en effectuant des recherches sur l'identité des organismes bénéficiant des derniers virements ordonnés par [J] [K] ne saurait être retenu contre elle et relève que, même informé de certaines anomalies découvertes par la banque aux termes de recherches auxquelles elle n'était pas tenue, [J] [K] a persisté dans sa volonté de poursuivre ce type d'opérations en signant une décharge de responsabilité circonstanciée au bénéfice de la banque.
7. En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a effectué la recherche invoquée par la troisième branche et n'était pas tenue d'effectuer celle invoquée par la quatrième branche, que ses constatations rendaient inopérante, a pu retenir que la banque n'avait commis aucun manquement à son obligation de vigilance.
Et sur le moyen, pris en sa cinquième branche
Enoncé du moyen
8. Mme [T] [M], veuve [K], et, en leur qualité d'héritiers de [J] [K], M. [I] et Mmes [V] et [E] [K] font grief à l'arrêt de rejeter leurs demandes en paiement de dommages-intérêts, alors « que le manquement de la banque à son devoir de vigilance et de déclaration de soupçon qui cause à autrui un préjudice oblige la banque à le réparer ; qu'en retenant que la sanction de la méconnaissance de l'obligation de l'examen particulier des opérations est exclusivement sanctionnée disciplinairement ou administrativement par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire, mais que M. et Mmes [K] ne peuvent se prévaloir d'un défaut de surveillance et de déclaration à raison de la réglementation Tracfin pour voir engager la responsabilité de la banque et solliciter des dommages-intérêts sur ce fondement, la cour d'appel a méconnu l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
9. Les obligations de vigilance et de déclaration imposées aux organismes financiers en application des articles L. 561-5 à L. 561-22 du code monétaire et financier dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016, ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
10. Il résulte de l'article L. 561-19 du code monétaire et financier que la déclaration de soupçon mentionnée à l'article L. 561-15 est confidentielle et qu'il est interdit de divulguer l'existence et le contenu d'une déclaration faite auprès du service mentionné à l'article L. 561-23, ainsi que les suites qui lui ont été réservées, au propriétaire des sommes ou à l'auteur de l'une des opérations mentionnées à l'article L. 561-15 ou à des tiers, autres que les autorités de contrôle, ordres professionnels et instances représentatives nationales visés à l'article L. 561-36. Aux termes de ce dernier article, ces autorités sont seules chargées d'assurer le contrôle des obligations de vigilance et de déclaration mentionnées ci-dessus et de sanctionner leur méconnaissance sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs. Selon l'article L. 561-29, I, du même code, sous réserve de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale, les informations détenues par le service mentionné à l'article L. 561-23 ne peuvent être utilisées à d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes.
11. Il s'en déduit que la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier.
12. Le moyen qui postule le contraire, n'est pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme [T] [M], veuve [K], et, en leur qualité d'héritiers de [J] [K], M. [I] et Mmes [V] et [E] [K] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [T] [M], veuve [K], et, en leur qualité d'héritiers de [J] [K], M. [I] et Mmes [V] et [E] [K] et les condamne à payer à la société Caisse de crédit mutuel de [Localité 6] la somme globale de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un septembre deux mille vingt-deux.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat aux Conseils, pour Mme [T] [M], veuve [K], M. [I] [K] et de Mmes [V] et [E] [K], pris en leur qualité d'ayants droit de [J] [K].
Les consorts [K] font grief à l'arrêt infirmatif attaqué de les avoir déboutés de leurs demandes en paiement de dommages et intérêts ;
Alors 1°) que le banquier prestataire de services de paiement demeure tenu des obligations d'information, de conseil et de mise en garde de droit commun ; qu'en retenant que l'obligation d'information de la Caisse de crédit mutuel n'a pu porter que sur les obligations réciproques des parties en matière d'instruments de paiement telles qu'elles résultent des articles L. 133-15 et suivants du code de monétaire et financier, que « les consorts [K] ne démontrent, ni même ne soutiennent que la CCM n'aurait pas rempli son obligation d'information ainsi circonscrite » (arrêt attaqué, p. 7, in fine), que « quant à alerter [J] [K] sur le fait que le compte à créditer était domicilié à la TBI Bank régulièrement mise en cause dans des escroqueries aux investissements sur le FOREX [...], une telle mise en garde dépasse le cadre du devoir d'information de la banque simple prestataire de services de paiement », et qu'« en outre, le banquier prestataire de services de paiement n'est tenu d'aucun devoir de conseil à l'égard de ses clients » (p. 8, §§ 1-3), sans rechercher, ainsi qu'elle y était pourtant expressément invitée, si la Caisse de crédit mutuel n'avait pas commis un manquement aux obligations d'information, de conseil et de mise en garde pesant sur elle en application du droit commun, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
Alors 2°) que le fait, pour un banquier, d'autoriser dix-huit virements, dont certains après avoir fait signer à son client une décharge de responsabilité, ayant pour objet l'achat de valeurs mobilières pour la somme totale de 2 838 873,33 euros auprès de sociétés domiciliées en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne, en République tchèque et à Malte sur des comptes ouverts dans les livres de banques étrangères régulièrement mises en cause dans des escroqueries aux investissements et ayant fait l'objet de signalement par l'AMF dès 2011, constitue une manquement à son obligation de vigilance ; qu'en retenant qu'« aucun manquement ne peut être reproché à la CCM dans le cadre de son obligation contractuelle de vigilance et de prudence » (arrêt attaqué, p. 10, § 1), la cour d'appel a méconnu l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
Alors 3°) qu'en tout état de cause, le devoir de vigilance impose au banquier de déceler, parmi les opérations qu'on lui demande de traiter, celles qui présentent une anomalie apparente et, en présence d'une telle anomalie, de tout mettre en oeuvre pour éviter le préjudice qui résulterait pour le client ou pour un tiers de la réalisation de cette opération ; qu'en se bornant en l'espèce à retenir que « les consorts [K] n'expliquent pas en quoi ces opérations devaient être considérées par la CCM comme constitutives d'anomalies manifestes ou auraient pu apparaître comme irrégulières (à plus forte raison constituer des escroqueries) » (arrêt attaqué, p. 9, § 3), sans rechercher, alors qu'elles y étaient expressément invitées (conclusions d'appel des consorts [K], p. 25 et p. 59), si la circonstance que la Caisse de crédit mutuel avait autorisé des virements vers des banques régulièrement mises en cause dans des escroqueries aux investissements par l'AMF ne constituait pas un manquement à son devoir de vigilance, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
Alors 4°) que la cour d'appel a relevé que la banque avait constaté, en effectuant des recherches sur l'identité des organismes bénéficiant des derniers virements ordonnés par [J] [K], l'existence d'anomalies et avait fait signer par [J] [K] une décharge de responsabilité circonstanciée (arrêt attaqué, p. 9, dernier §) ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans rechercher si les décharges de responsabilité couvraient l'ensemble des virements opérés à compter de la découverte des anomalies par la banque, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
Alors 5°) que le manquement de la banque à son devoir de vigilance et de déclaration de soupçon qui cause à autrui un préjudice oblige la banque à le réparer ; qu'en retenant que la sanction de la méconnaissance de l'obligation de l'examen particulier des opérations est exclusivement sanctionnée disciplinairement ou administrativement par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire, mais que les consorts [K] ne peuvent se prévaloir d'un défaut de surveillance et de déclaration à raison de la réglementation Tracfin pour voir engager la responsabilité de la Caisse de crédit mutuel et solliciter des dommages et intérêts sur ce fondement, la cour d'appel a méconnu l'article 1382 du code civil dans sa rédaction applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.