LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 octobre 2022
Cassation partielle
M. RÉMERY, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 557 F-D
Pourvoi n° D 21-11.541
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 5 OCTOBRE 2022
La société Capel, entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], a formé le pourvoi n° D 21-11.541 contre l'arrêt rendu le 3 décembre 2020 par la cour d'appel de Dijon (2e chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [H] [N], domiciliée [Adresse 2],
2°/ à M. [K] [U], domicilié [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Fontaine, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Capel, de la SCP Boullez, avocat de Mme [N] et de M. [U], et l'avis de Mme Guinamant, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 28 juin 2022 où étaient présents M. Rémery, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Fontaine, conseiller rapporteur, Mme Vaissette, conseiller, et Mme Mamou, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 3 décembre 2020), par un devis accepté le 15 février 2016, M. [U] et Mme [N] (les clients) ont confié à la société Capel Bruno (la société Capel) l'agencement de leur officine de pharmacie.
2. Le 18 octobre 2016, reprochant à la société Capel de ne pas respecter les termes de ses engagements contractuels, ils ont pris acte de la rupture du contrat à son initiative et demandé la restitution de l'acompte versé.
3. La société Capel a assigné pour rupture unilatérale et abusive du contrat et en paiement de dommages-intérêts les clients, qui ont formé une demande reconventionnelle.
4. La cour d'appel a imputé les torts de la rupture aux clients.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. La société Capel fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à voir condamner M. [U] et Mme [N] à lui payer la somme de 70 302,50 euros à titre de dommages-intérêts, alors « que la victime a droit à la réparation intégrale de son préjudice ; qu'en l'espèce, la société Capel demandait réparation de son préjudice tiré de la perte de marge brute sur le marché, en conséquence de la résiliation fautive du contrat par M. [K] [U] et Mme [H] [N] ; qu'en lui reprochant de se borner à établir la réalité du préjudice par une pièce qu'elle s'était constituée à elle-même et par une attestation de son expert-comptable, sans qu'aucun élément comptable vienne corroborer ces chiffres, motifs tout au plus relatifs à l'étendue de son préjudice et non à son existence, la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à exclure l'existence de la perte de marge dont il était demandé réparation, a privé sa décision de base légale au regard du principe susvisé. »
Réponse de la Cour
Vu le principe de la réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit :
6. Pour rejeter la demande d'indemnisation du préjudice financier résultant de la résiliation fautive du marché, l'arrêt retient que la réalité de ce préjudice n'est établie que par une pièce que la société Capel s'est constituée à elle-même et par une attestation de son expert-comptable, établie sur la base d'éléments chiffrés évalués en accord avec M. Capel, selon les frais potentiellement engagés, sans qu'aucun élément comptable ne vienne corroborer ces chiffres.
Il en déduit que la société Capel ne justifie pas de l'existence du préjudice dont elle réclame réparation.
7. En se déterminant par de tels motifs refusant, par principe, de prendre en considération une attestation établie par l'expert-comptable de l'entreprise, qui, dès lors, sont impropres à exclure l'existence d'un préjudice subi par la société Capel, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. La société Capel fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande tendant à voir condamner M. [U] et Mme [N] à lui payer une somme de 20 000 euros en application des dispositions des articles L. 111-1, L. 331-1-1 du code de la propriété intellectuelle, alors « que le juge doit en toutes circonstances faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'en relevant d'office l'absence d'originalité des plans dont la société Capel sollicitait la protection due aux oeuvres de l'esprit, sans avoir au préalable invité les parties, qui ne discutaient pas ce point, à présenter leurs observations, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
9. Aux termes de ce texte, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
10. Pour rejeter la demande en paiement de dommages-intérêts fondée sur les articles L. 111-1 et L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle, l'arrêt retient que la création intellectuelle invoquée par la société Capel ne présente pas une originalité suffisante pour justifier une protection au titre de la propriété intellectuelle.
11. En statuant ainsi, sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations sur ce moyen qu'elle relevait d'office, tiré de l'absence d'originalité des plans conçus par la société Capel, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, confirmant le jugement, il rejette la demande de dommages-intérêts au titre d'un préjudice financier, y ajoutant, rejette la demande de dommages-intérêts fondée sur les articles L. 111-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle et statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 3 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Besançon ;
Condamne Mme [N] et M. [U] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [N] et M. [U] et les condamne à payer à la société Capel la somme globale de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé en l'audience publique du cinq octobre deux mille vingt-deux et signé par Mme Vaissette, conseiller qui en a délibéré, en remplacement de M. Rémery, conseiller doyen faisant fonction de président, empêché, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt :
Moyens produits par la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat aux Conseils, pour la société Capel.
PREMIER MOYEN DE CASSATION :
La société Capel Bruno fait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande tendant à voir condamner M. [K] [U] et Mme [H] [N] à lui payer la somme de 70 302,50 euros à titre de dommages-intérêts,
1°) Alors que la victime a droit à la réparation intégrale de son préjudice ; qu'en l'espèce, la société Capel Bruno demandait réparation de son préjudice tiré de la perte de marge brute sur le marché, en conséquence de la résiliation fautive du contrat par M. [K] [U] et Mme [H] [N] ; qu'en lui reprochant de se borner à établir la réalité du préjudice par une pièce qu'elle s'était constituée à elle-même et par une attestation de son expert-comptable, sans qu'aucun élément comptable viennent corroborer ces chiffres, motifs tout au plus relatifs à l'étendue de son préjudice et non à son existence, la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à exclure l'existence de la perte de marge dont il était demandé réparation, a privé sa décision de base légale au regard du principe susvisé ;
2°) Alors que le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies ; qu'en retenant, pour débouter la société Capel de sa demande d'indemnisation de la perte de marge brute qu'elle avait subie en raison de la résiliation fautive, par M. [U] et Mme [N], du contrat d'entreprise qui les liait, qu'aucun élément comptable ne venait corroborer son chiffrage, la cour d'appel a violé l'article 4 du code civil ;
3°) Alors, en tout état de cause, que l'expert-comptable est celui qui fait profession habituelle de réviser et d'apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail, et de tenir, centraliser, ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail ; qu'il peut aussi analyser par les procédés de la technique comptable la situation et le fonctionnement des entreprises et organismes sous leurs différents aspects économique, juridique et financier ; qu'en affirmant que le chiffrage du préjudice subi par la société Capel, attesté par l'expert-comptable de celle-ci, n'était corroboré par aucun élément comptable, au motif inopérant qu'il avait été établi avec l'accord de M. Capel, dirigeant de cette société, la cour d'appel a violé l'article 2 de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable.
SECOND MOYEN DE CASSATION :
La société Capel Bruno fait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande tendant à voir condamner M. [K] [U] et Mme [H] [N] à lui payer une somme de 20 000 euros en application des dispositions des articles L. 111-1, L. 331-1-1 du code de la propriété intellectuelle,
1°) Alors que le juge doit en toutes circonstances faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'en relevant d'office l'absence d'originalité des plans dont la société Capel sollicitait la protection due aux oeuvres de l'esprit, sans avoir au préalable invité les parties, qui ne discutaient pas ce point, à présenter leurs observations, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile ;
2° Alors, en tout état de cause, que l'originalité d'une oeuvre doit être appréciée dans son ensemble au regard des différents éléments, fussent-ils connus, qui la composent, pris en leur combinaison, le juge devant rechercher si cette combinaison exprime la personnalité de l'auteur ; qu'en se bornant à retenir que la création intellectuelle de la société Capel ne présentait pas une originalité suffisante pour justifier une protection au titre de la propriété intellectuelle, sans la moindre précision permettant de s'assurer qu'elle s'était bien livrée à une appréciation globale de l'oeuvre dans ses différents éléments, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles L. 111-1 et L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle ;
3°) Alors que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous, qui comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial ; qu'en se bornant à retenir que la conception des plans que la société Capel avait élaborés avait été rémunérée par l'acompte versé par M. [U] et Mme [N], versement dont elle avait constaté le caractère seulement partiel, sans rechercher, comme elle y était invitée, si son montant n'était pas dérisoire compte tenu du travail déjà réalisé de conception, d'étude, de formalités administratives et juridiques lourdes, de préparation et de consultation, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle.