LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 31 janvier 2024
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 98 FS-D
Pourvoi n° C 22-50.023
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 31 JANVIER 2024
M. [P] [E], domicilié [Adresse 5], a formé le pourvoi n° C 22-50.023 contre l'avis rendu le 7 avril 2022 par le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, dans le litige l'opposant à la SCP [X], Bendel-Vasseur, Ghnassia, société civile professionnelle, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Kerner-Menay, conseiller, les observations de la SCP Boullez, avocat de M. [E], de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, après débats en l'audience publique du 5 décembre 2023 où étaient présents Mme Champalaune, président, Mme Kerner-Menay, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, MM. Jessel, Chevalier, Mme Bacache-Gibeili, conseillers, Mmes de Cabarrus, Dumas, Feydeau-Thieffry, Kass-Danno, conseillers référendaires, Mme Mallet-Bricout, avocat général, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Le 29 mai 2004, M. [E], père de deux enfants d'une autre union, et Mme [Y] se sont mariés sous le régime de la communauté universelle selon un contrat de mariage reçu le 26 mars 2004 par M. [G], notaire.
2. Le 23 novembre 2012, après avoir introduit une procédure de divorce, M. [E] a assigné le notaire en responsabilité pour manquement à son devoir de conseil, d'information et de mise en garde.
3. Par jugement du 3 avril 2015, le tribunal a retenu la faute du notaire qu'il a condamné à payer une somme de 100 000 euros dans l'attente de la liquidation du régime matrimonial.
4. Par arrêt du 4 avril 2017, la cour d'appel a infirmé ce jugement et rejeté l'ensemble des demandes de M. [E] qui a alors consulté M. [X], avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation au sein de la société [X]-Bendel-Vasseur-Ghnassia, (la SCP) à qui il a demandé, de former un pourvoi en cassation.
5. Le mémoire ampliatif n'a pas été déposé dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, ce qui a entraîné la déchéance de celui-ci, prononcée par une ordonnance du 3 mai 2018.
6. Par lettre du 24 octobre 2017, M. [X] a reconnu une erreur de la SCP et restitué les honoraires perçus.
7. Par requête du 27 septembre 2021, M. [E] a saisi le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation d'une demande d'avis, en vue d'engager la responsabilité de la SCP.
8. Par un avis du 7 avril 2022, le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation a conclu que la responsabilité de la SCP n'était pas engagée.
9. Par requête reçue au greffe le 6 septembre 2022, M. [E] a saisi la Cour de cassation, en application de l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 et de l'article R. 411-3 du code de l'organisation judiciaire. Il a demandé la condamnation de la SCP à lui verser une indemnité de 1 055 997 euros au titre de sa perte de chance d'obtenir la cassation de l'arrêt de la cour d'appel, outre une indemnité de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral.
10. En défense, la SCP a conclu à l'irrecevabilité de deux des griefs formulés comme n'ayant pas été soulevés devant le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation et au rejet des demandes.
Examen de la requête
Exposé de la requête
11. M. [E] soutient que la faute commise par la SCP lui a fait perdre une chance d'obtenir la cassation de l'arrêt et l'indemnisation de son préjudice, en articulant différents griefs qui auraient pu, selon lui, conduire à une cassation de l'arrêt s'ils avaient été présentés.
12. Il fait valoir que la cour d'appel avait très insuffisamment caractérisé sa volonté de désavantager ses deux fils majeurs au profit de sa nouvelle épouse, les éléments de fait retenus étant inopérants et à tout le moins insuffisants, qu'elle aurait dû rechercher quelle était la volonté des parties en présence d'une grande disparité des patrimoines des époux et qu'un grief tiré d'un défaut de base légale au regard de l'article 1382 du code civil pouvait être présenté à la Cour de cassation.
13. Il soutient que le notaire, chargé de rédiger un contrat de mariage emportant communauté universelle entre les époux, doit les informer quant aux conséquences d'un tel choix et préconiser l'insertion dans l'acte d'une clause de reprise des apports en cas de divorce et prouver qu'il a satisfait à ses obligations, que, pour un contrat de mariage conclu en mars 2004, le notaire instrumentaire devait informer les parties et les conseiller quant à l'opportunité d'insérer dans le contrat une « clause alsacienne » le protégeant des conséquences patrimoniales d'un divorce dont la validité était admise par la jurisprudence, que la cour d'appel aurait dû juger que le régime de séparation de biens était le seul adapté à sa situation matrimoniale et que le régime de communauté universelle ne présentait d'avantages que pour l'épouse au vu de la forte disparité de patrimoine entre les époux, tout en le lésant gravement ainsi que ses deux enfants, héritiers réservataires.
14. Il en déduit qu'auraient pu être envisagées avec de véritables chances de succès trois branches fondées sur des violations de l'article 1382 du code civil, au titre de l'obligation du notaire de lui déconseiller l'adoption de ce régime matrimonial qui le lésait gravement de surcroît sans l'adoption de la clause alsacienne, au titre de la connaissance parfaite par le notaire de sa situation patrimoniale et de l'absence de préconisation du régime de séparation de biens et au titre de la remise du fascicule « choisir son contrat de mariage » qui ne suffisait pas à démontrer que le notaire avait rempli in concreto son devoir d'information et de conseil.
15. Il ajoute que trois griefs de défaut de base légale étaient aussi sérieusement envisageables, au titre d'un défaut de recherche sur le point de savoir si le notaire avait attiré l'attention de son client sur la nécessité d'introduire dans l'acte, afin de protéger ses intérêts, la clause alsacienne, au titre d'une absence de preuve que le notaire avait suffisamment averti et conseillé son client alors que la lettre du notaire du 17 novembre 2003 relative au caractère définitif du choix du régime matrimonial était insuffisante, expliquait que ses enfants bénéficieraient en tout état de cause d'une protection légale et évoquait la réserve légale sans aucune explication, et au titre d'un défaut de recherche sur le point de savoir si les questions posées au notaire ne laissaient pas supposer que les futurs époux n'avaient pas compris pleinement les implications du régime proposé.
16. Il fait aussi valoir que cinq autres griefs pouvaient être présentés à la Cour de cassation critiquant les motifs de la cour d'appel ayant considéré que l'insertion de la clause alsacienne était inutile, consistant en :
- deux violations de l'article 1382 du code civil dès lors que la cour d'appel n'avait pas retenu que la clause devait être insérée par précaution, qu'elle était parfaitement connue et reconnue comme valable et que rien n'empêchait le notaire de l'insérer ;
- une violation des articles 265 et 1382 du code civil liée à l'erreur de droit commise par la cour d'appel en retenant que la clause alsacienne constitue un avantage matrimonial révoqué de plein droit dans l'hypothèse de dissolution du mariage ;
- une violation de l'article 267 du code civil dès lors que, contrairement à ce qu'elle a retenu, cette clause permettait la révocation des avantages matrimoniaux seulement dans l'hypothèse d'un divorce prononcé aux torts exclusifs de l'un des époux ;
- un défaut de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dès lors que la cour d'appel ne pouvait déduire d'une lettre du notaire préconisant l'insertion de la clause d'attribution intégrale qu'il avait été prévenu contre les effets de l'absence d'insertion de la clause alsacienne.
Réponse de la Cour
Vu l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée :
17. Aux termes de ce texte, les actions en responsabilité civile professionnelle engagées à l'encontre d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation sont portées, après avis du conseil de l'ordre, devant le Conseil d'Etat, quand les faits ont trait aux fonctions exercées devant le tribunal des conflits et les juridictions de l'ordre administratif, et devant la Cour de cassation dans les autres cas.
Sur la recevabilité des griefs non soumis au Conseil de l'ordre
18. Les griefs de défaut de base légale liés à l'information erronée quant à la protection des enfants et à la réserve légale et à l'absence de recherche sur la compréhension des époux n'ont pas été soumis au conseil de l'ordre.
19. Or, si la Cour de cassation statue en droit et en fait, en premier et dernier ressort, sur la responsabilité professionnelle des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation au titre des faits ayant trait aux fonctions exercées devant la Cour de cassation, l'avis préalable et obligatoire du conseil de l'ordre a pour objet de l'éclairer sur chacun des griefs soulevés par l'auteur du recours.
20. Il s'en déduit que les griefs précités sont irrecevables.
Sur le bien fondé des autres griefs
21. La responsabilité professionnelle de l'avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation peut être engagée s'il a commis une faute en relation de cause à effet avec le préjudice invoqué, la charge de la preuve incombant au demandeur.
22. Le droit à indemnisation dépend en conséquence de l'existence d'un ou de moyens sérieux qui auraient permis d'obtenir la cassation de l'arrêt et gain de cause devant la cour d'appel de renvoi.
23. En premier lieu, il n'est pas contesté que la SCP a commis une faute en ne déposant pas le mémoire ampliatif dans le délai légal.
24. En deuxième lieu, les différents griefs contestant la volonté de M. [E] d'avantager son épouse par rapport à ses fils majeurs et de recourir au régime de communauté universelle ainsi que l'accomplissement par le notaire de son devoir d'information et de conseil sur les régimes de communauté universelle et de séparation de biens, retenus par la cour d'appel, auraient été écartés comme manquant en fait s'agissant des recherches invoquées et comme remettant en cause pour le surplus son appréciation de la valeur et de la portée des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis quant à l'existence d'une telle volonté et aux diligences du notaire ne s'étant pas borné à remettre un fascicule aux époux et ayant eu plusieurs entretiens et échanges de lettres avec eux.
25. En troisième lieu, au regard du déséquilibre important des patrimoines des époux dont le notaire avait connaissance et de la pratique admise, avant l'adoption de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004, de la « clause alsacienne » dans les contrats de mariage prévoyant une communauté universelle pour permettre une reprise des apports en cas de divorce, la Cour de cassation aurait pu accueillir le grief tiré d'un défaut de recherche sur le point de savoir si le notaire avait appelé l'attention de son client sur la possibilité d'introduire dans l'acte une telle clause.
26. M. [E] a perdu une chance sérieuse d'obtenir la cassation de l'arrêt du 4 avril 2017 et d'obtenir l'indemnisation de son préjudice devant la cour d'appel de renvoi qu'il y a lieu d'évaluer à 60 %.
27. Cependant, l'expertise produite à l'appui de la demande est insuffisante pour évaluer le montant de ce préjudice subi par M. [E] au regard, notamment du taux de perte de chance fixé et de la valeur de son patrimoine propre à la date de la liquidation du régime matrimonial.
28.Il convient donc de surseoir à statuer sur l'évaluation de ce préjudice et, la mesure de médiation apparaissant la plus adaptée à la recherche d'une solution au litige sur ce point, les parties consultées ayant formalisé leur accord par courriers électroniques de leurs avocats au Conseil et à la Cour de cassation, d'ordonner une médiation et de désigner Mme [F] [H].
29. Il est rappelé qu'en application des articles 131-2, 131-9 et 131-10 du code de procédure civile, la médiation ne dessaisit pas la cour qui, dans le cadre du contrôle de la mesure, peut être saisie de toute difficulté et mettre fin à la mission du médiateur à la demande de ce dernier et/ou des parties ou s'il estime que les circonstances l'impose.
30. Le médiateur est désigné pour trois mois, durée qui peut être renouvelée une fois à la demande du médiateur. Le délai commencera à courir à compter de la première réunion de médiation. Il appartient au médiateur ayant accepté la mission de convoquer les parties dans les meilleurs délais.
31. A l'expiration de sa mission ou à tout moment en cours de médiation, le médiateur devra informer la Cour de l'accord intervenu entre les parties ou de l'échec de la mesure.
32. En cas d'accord, les parties pourront saisir la Cour d'une demande d'homologation de cet accord par voie judiciaire.
33. Enfin, il convient de fixer la provision à verser au médiateur à la somme de 4 000 euros à répartir entre les parties.
34. Par ailleurs, M. [E] subissant un préjudice moral distinct de celui résultant de la perte de chance d'obtenir une décision favorable, sa demande en indemnisation de ce chef sera déclarée fondée et le montant de la réparation fixé à la somme de 5 000 euros.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Dit que la SCP Ricard-Bendel-Vasseur-Ghnassia a commis une faute engageant sa responsabilité professionnelle à l'égard de M. [E] ;
Fixe à 60 % la perte de chance d'obtenir la cassation de l'arrêt du 4 avril 2017 et l'indemnisation de son préjudice devant la cour d'appel de renvoi ;
Sursoit à l'évaluation du montant de ce préjudice ;
Ordonne sur ce point, avec l'accord des parties, une mesure de médiation ;
Désigne pour y procéder Mme [F] [H], médiateur [Adresse 2]
[Courriel 4]
Mob. + [XXXXXXXX03]
Fixe l'objet de cette médiation à l'évaluation du montant du préjudice subi par M. [E] au titre de la perte de chance ci-dessus définie,
Dit que chacune des parties devra déposer entre les mains du médiateur, une provision à valoir sur les frais d'honoraires avant ou au plus tard lors de la première réunion, la somme de 4 000 euros, répartie tel qu'il suit :
? 2 000 euros à la charge de la SCP Ricard-Bendel-Vasseur-Ghnassia,
? 2 000 euros à la charge de M. [E],
Dit que la mesure de médiation est ordonnée pour trois mois à compter du jour où la provision à valoir sur la rémunération du médiateur est versée entre les mains de ce dernier, et dit que la mission pourra être renouvelée une fois, pour la même durée, à la demande du médiateur ;
Rappelle que le défaut de provision entraîne la caducité de la décision ordonnant la médiation ;
Dit qu'à l'expiration de sa mission, le médiateur devra informer par écrit la Cour de ce que les parties sont ou non parvenues à trouver une solution au différend qui les oppose ;
Rappelle que les parties peuvent être assistées devant le médiateur par toute personne ayant qualité pour le faire devant la juridiction qui a ordonné la médiation ;
Dit que l'affaire sera rappelée à une audience ultérieure à l'issue du processus de médiation, afin de s'assurer auprès des parties de l'état d'avancement dudit processus de médiation,
Pour le surplus,
Condamne la SCP [X]-Bendel-Vasseur-Ghnassia à payer à M. [E], une somme de 5 000 euros au titre d'un préjudice moral ;
Réserve les dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du trente et un janvier deux mille vingt-quatre.