LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° G 23-80.806 F-B
N° 00705
AO3
29 MAI 2024
CASSATION PARTIELLE
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 29 MAI 2024
M. [B] [S] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, chambre 2-8, en date du 31 janvier 2023, qui, pour harcèlement moral aggravé, l'a condamné à un an d'emprisonnement avec sursis probatoire, un an d'inéligibilité et a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de Mme Diop-Simon, conseiller référendaire, les observations de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat de M. [B] [S], les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat de Mme [C] [Z], et les conclusions de M. Aldebert, avocat général, après débats en l'audience publique du 2 mai 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Diop-Simon, conseiller rapporteur, M. de Larosière de Champfeu, conseiller de la chambre, et Mme Oriol, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Après la publication de vidéos exprimant son opinion sur l'islam, Mme [C] [Z] a reçu de multiples messages d'insultes et de menaces sur les réseaux sociaux.
3. M. [B] [S] a été poursuivi du chef de harcèlement par l'utilisation d'un service de communication au public en ligne ou par le biais d'un support numérique ou électronique devant le tribunal correctionnel qui, par jugement du 7 juillet 2021, l'en a déclaré coupable, l'a condamné à quatre mois d'emprisonnement avec sursis, un an d'inéligibilité et a prononcé sur les intérêts civils.
4. Le prévenu, le ministère public et la partie civile ont relevé appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le troisième moyen
5. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [S] coupable de harcèlement moral aggravé, alors :
« 1°/ que le délit prévu à l'article 222-33-2-2 al. 3 du code pénal n'est caractérisé que si l'auteur d'un message unique visant une personne sait, au moment même où il le diffuse, que celui-ci caractérise la répétition d'autres messages étant eux-mêmes de nature à harceler la même personne et ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie du destinataire, comme tels susceptibles de caractériser un harcèlement au sens de ce texte ; Que dès lors, il appartient aux juges du fond d'une part de dater et d'identifier les messages dont le prévenu a eu connaissance au moment où il a posté le sien et, d'autre part, d'analyser ceux-ci pour vérifier s'ils tombent eux-mêmes sous le coup de la loi ; Qu'en l'espèce, pour déclarer l'exposant coupable des faits de la prévention, la cour d'appel, après avoir admis que la diffusion d'un seul message, en rapport avec la prévention, n'est reprochée à M. [S], a relevé, par motifs adoptés des premiers juges, que le prévenu « ne peut raisonnablement pas affirmer qu'il n'avait pas connaissance du flot de messages haineux » que recevait la partie civile, et que l'intéressé savait que la polémique à son sujet était ancienne et, par motifs propres, que M. [S] ne peut soutenir avoir agi de manière spontanée, dès lors que son message a été posté le 15 novembre 2020 à 0h00 et 1h39, c'est-à-dire neuf mois après la diffusion de l'émission « Quotidien », et dans le contexte de la salve de messages haineux dont [C] [Z] était la cible depuis ses prises de positions sur l'Islam, notamment ; Qu'en statuant ainsi, sans mieux identifier, dater et qualifier les « messages haineux » dont les propos ponctuels tenus par l'exposant étaient censés caractériser une répétition, ni indiquer précisément en quoi ces messages étaient eux-mêmes de nature à caractériser un harcèlement au sens du texte susvisé, la cour d'appel, qui n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle, a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 222-33-2-2 du code pénal ;
2°/ que les propos imputés au prévenu ne peuvent caractériser le délit de harcèlement moral qu'à la condition que la personne qu'ils visent en soit la destinataire directe et ait pris connaissance de ces propos ; Qu'en l'espèce, pour déclarer l'exposant coupable de harcèlement moral au préjudice de Mme [C] [Z], la cour d'appel s'est bornée à énoncer, par motifs propres et adoptés des premiers juges, que le prévenu ne pouvait affirmer qu'il n'avait pas connaissance du flot de messages haineux qu'elle recevait, tandis qu'il savait que la polémique à son sujet était ancienne, enfin que l'ajout du #[C], visant à une large diffusion de son message, conforte l'intention coupable de [B] [S] qui a agi sciemment et dans un effet de meute ; Qu'en statuant ainsi, sans répondre au moyen de défense du prévenu, faisant valoir qu'il pensait que la partie civile n'avait pas lu son message, alors surtout qu'aucun de ses « followers » n'avait relayé ledit message, la cour d'appel a violé l'article 593 du code de procédure pénale ;
3°/ qu'en se bornant, pour dire que les faits reprochés au prévenu ont eu pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie de la partie civile, se traduisant par une atteinte à sa santé physique ou mentale, à énoncer qu'il convient de renvoyer sur ce point « aux développements qui précèdent » (arrêt, page 35), sans mieux caractériser l'atteinte litigieuse à la santé physique ou mentale de la partie civile ni préciser la teneur des « développements qui précèdent », censés établir cette dégradation des conditions de vie de la partie civile, ni même indiquer en quoi cette dégradation des conditions de vie de la partie civile aurait été causée par les propos imputés au prévenu, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 222-33-2-2 du code pénal. »
Réponse de la Cour
7. Pour déclarer le demandeur coupable de harcèlement moral aggravé, l'arrêt attaqué retient notamment, par motifs propres et adoptés, qu'il a publié sur un réseau social un message malveillant à l'égard de la partie civile, pendant la période de deux jours au cours de laquelle elle a reçu des milliers de messages d'invectives, d'insultes ou de menaces.
8. Il énonce que le réseau social utilisé, « Twitter », sur lequel les messages publiés ont vocation à être publics, sauf configuration spécifique, permet l'utilisation d'un symbole dit hashtag (#) devant un mot-clé pour permettre au message d'apparaître plus facilement dans la recherche des utilisateurs, notamment lorsque ce hashtag est populaire. Il relève que M. [S] a utilisé un hashtag devant le prénom de la partie civile, « [C] », dans le corps de son message, ce qui démontre qu'il avait conscience de participer à une discussion portant sur un même sujet, et qu'il souhaitait donner à ses propos une visibilité accrue, ne pouvant ignorer que ceux-ci, qui comportaient des éléments d'identification non équivoques, parviendraient, par le biais de la rediffusion recherchée de son message par d'autres utilisateurs, à la connaissance de la personne visée.
9. Les juges ajoutent que M. [S] ayant admis que Mme [Z] constituait un sujet « tendance » sur le réseau social, et qu'il réagissait aux prises de position de celle-ci dans une émission télévisée diffusée plusieurs mois avant ses propos, ne pouvait soutenir qu'il n'avait pas connaissance du flot de messages haineux dont elle était la cible.
10. Ils en concluent que le demandeur a sciemment pris part à un mouvement de meute, et que ses agissements ont eu pour objet ou pour effet, en entraînant la déscolarisation de la victime, son isolement et la nécessité de mettre en place une protection policière, une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une atteinte à sa santé physique ou mentale, constatée par certificat médical.
11. En prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision.
12. En effet, ayant établi que le prévenu a pris une part personnelle à des propos ou comportements répétés imposés à une même victime ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de vie de celle-ci, émanant de plusieurs auteurs, en ayant connaissance que l'acte qu'il commettait s'inscrivait dans une répétition, elle n'était pas tenue d'identifier, dater et qualifier l'ensemble des messages émanant d'autres personnes et dirigés contre la partie civile, ni de vérifier que le message du demandeur avait été effectivement lu par la personne visée.
13. Le moyen, qui se borne à remettre en question l'appréciation souveraine par les juges des faits et circonstances de la cause, ainsi que des éléments de preuve contradictoirement débattus, doit en conséquence être en écarté.
Mais sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné M. [S], sur les intérêts civils, à payer à Mme [Z], solidairement avec M. [T] [V], la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral, alors « que si, au sens de l'article 480-1 du code de procédure pénale, les personnes condamnées pour un même délit sont tenues solidairement des dommages-intérêts, les juges doivent, sur les intérêts civils, statuer dans les limites des conclusions des parties ; Qu'en l'espèce, il résulte des mentions de l'arrêt attaqué qu'en cause d'appel, la partie civile a sollicité la condamnation de l'exposant à lui payer la somme de 5 000 € à titre de dommages-intérêts (arrêt, page 22) ; Que, dès lors, en condamnant M. [S], de ce chef, à payer à la partie civile la somme de 10 000 €, motif pris de la solidarité existant entre l'intéressé et son coprévenu (arrêt, page 38), quand cette somme n'était pas réclamée à l'exposant par la partie civile, la cour d'appel a entaché sa décision d'un excès de pouvoir. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 2, 459 et 460 du code de procédure pénale et 1240 du code civil :
15. Il résulte de ces textes que les juges, statuant sur les intérêts civils, doivent se prononcer dans la limite des conclusions dont ils sont saisis pour réparer le dommage résultant d'un délit. Ils ne peuvent prononcer une condamnation solidaire, si la solidarité n'est pas demandée par la partie civile.
16. Pour condamner le demandeur à payer à la partie civile solidairement avec un autre prévenu la somme de 10 000 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt attaqué énonce que tous deux doivent réparer l'intégralité du préjudice moral subi par celle-ci, directement en lien avec les faits dont ils ont été déclarés coupables s'inscrivant dans un vaste mouvement de haine en ligne, et évalué au vu des éléments de la procédure et des pièces produites.
17. En prononçant ainsi, alors que la partie civile avait présenté des demandes séparées à l'encontre de chacun des deux prévenus, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé.
18. La cassation est, dès lors, encourue. Elle sera limitée à la condamnation civile prononcée à l'encontre de M. [S].
Examen de la demande fondée sur l'article 618-1 du code de procédure pénale
19. Les dispositions de ce texte sont applicables en cas de rejet du pourvoi, qu'il soit total ou partiel. La déclaration de culpabilité de M. [S] étant devenue définitive par suite du rejet de ses premier et troisième moyens de cassation, il y a lieu de faire partiellement droit à la demande.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Paris, en date du 31 janvier 2023, mais en ses seules dispositions civiles ayant condamné M. [S] à des dommages-intérêts, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
FIXE à 2 500 euros la somme que M. [S] devra payer à Mme [Z] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf mai deux mille vingt-quatre.