COUR DE CASSATION CH9
CHAMBRE MIXTE
Audience publique du 19 juillet 2024
Rejet
M. SOULARD, premier président
Arrêt n° 296 B+R
Pourvoi n° N 22-18.729
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en CHAMBRE MIXTE, DU 19 JUILLET 2024
1°/ M. [C] [F], domicilié [Adresse 2],
2°/ la société MMA Iard, société anonyme,
3°/ la société MMA Iard assurances mutuelles, société d'assurance mutuelle à cotisations fixes,
ayant toutes deux leur siège [Adresse 1],
ont formé le pourvoi n° N 22-18.729, contre l'arrêt rendu le 9 mai 2022 par la cour d'appel de Toulouse (1re chambre, 1re section), dans le litige les opposant à Mme [K] [B], domiciliée [Adresse 3], défenderesse à la cassation.
L'affaire initialement orientée à la première chambre civile a été renvoyée, par une ordonnance du 7 novembre 2023 du premier président, devant une chambre mixte composée de la première chambre civile, de la deuxième chambre civile, de la troisième chambre civile et de la chambre commerciale, financière et économique.
Les demandeurs au pourvoi invoquent, devant la chambre mixte, le moyen de cassation formulé dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [C] [F], les sociétés MMA Iard et MMA Iard assurances mutuelles.
Un mémoire en défense au pourvoi a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Duhamel, avocat de Mme [K] [B].
Le rapport écrit de M. Bruyère, conseiller, et l'avis écrit de Mme Mallet-Bricout, avocat général, ont été mis à disposition des parties.
Sur le rapport de M. Bruyère, conseiller, assisté de Mme Sciore, auditeur au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, de la SCP Duhamel, et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, auquel les parties, invitées à le faire, n'ont pas souhaité répliquer, après débats en l'audience publique du 21 juin 2024 où étaient présents M. Soulard, premier président, Mme Teiller, M. Vigneau, Mmes Champalaune, Martinel, présidents, M. Bruyère, conseiller rapporteur, Mmes Duval-Arnould, Durin-Karsenty, Vaissette, doyens de chambre, M. Boyer, conseiller faisant fonction de doyen de chambre, Mmes Abgrall, Dard, Ducloz, M. Alt, Mme Isola, MM. Reveneau, Brillet, conseillers, Mme Mallet-Bricout, avocat général, et Mme Mégnien, greffier fonctionnel-expert,
la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, composée du premier président, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Toulouse, 9 mai 2022), le 5 juillet 2006, lors du règlement de la succession de [J] [D], M. [F], notaire, a établi un acte de notoriété désignant Mme [P], conjoint survivant, en qualité de légataire de la quotité disponible entre époux, en présence de trois enfants, et héritière du quart des biens en pleine propriété. Les 18, 21, 22 et 24 janvier 2008, une convention sous seing privé prévoyant les bases d'un partage amiable a été établie entre les héritiers, sous le contrôle des avocats des parties, dont Mme [B], avocat de Mme [P].
2. Le 12 avril 2010, Mme [P] a assigné en responsabilité et indemnisation M. [F] en faisant valoir que celui-ci avait manqué à son devoir d'information et de conseil quant à la possibilité de cumuler les droits légaux avec la libéralité testamentaire. Par un arrêt du 21 septembre 2016, devenu irrévocable, M. [F] a été condamné à payer à Mme [P] des dommages et intérêts au titre de pertes de chance de pouvoir valablement opter pour un tel cumul et d'éviter les frais de procédure.
3. Le 21 décembre 2017, M. [F] et ses assureurs, les sociétés MMA Iard assurances mutuelles et MMA Iard (les assureurs), ont assigné Mme [B] aux fins de voir dire que celle-ci avait concouru, à hauteur des deux tiers, à la constitution du dommage subi par Mme [P], tel qu'évalué par l'arrêt du 21 septembre 2016, et de la voir condamner à leur verser les deux tiers du montant de la condamnation prononcée à l'encontre de M. [F].
4. Mme [B] leur a opposé la prescription de leur action.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui est irrecevable.
Sur le moyen, pris en ses deuxième et troisième branches
Enoncé du moyen
6. M. [F] et les assureurs font grief à l'arrêt de déclarer irrecevable leur action en responsabilité formée contre Mme [B], alors :
« 2°/ que la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ; qu'en fixant le point de départ du délai de prescription de l'action en contribution à la dette du notaire à l'encontre de Mme [B] au jour où l'action en responsabilité dirigée contre lui avait été introduite, cependant que le dommage subi par le notaire ne s'était manifesté qu'au jour où une décision de justice retenant sa responsabilité avait été rendue, soit à compter du jugement rendu le 5 mai 2015 par le tribunal de grande instance de Bordeaux, la cour d'appel a violé l'article 2224 du code civil ;
3°/ que la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance ; qu'en fixant le point de départ du délai de prescription de l'action en contribution à la dette du notaire à l'encontre de Mme [B] au jour où l'action en responsabilité dirigée contre lui avait été introduite, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si, avant le jugement rendu le 5 mai 2015 par le tribunal de grande instance de Bordeaux, M. [F] pouvait avoir connaissance de ce qu'un lien de causalité entre la faute qui lui était reprochée et le préjudice qu'aurait subi Mme [P] était établi, de sorte qu'il pouvait agir dès l'assignation contre Mme [B], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2224 du code civil. »
Réponse de la Cour
7. Aux termes de l'article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
8. Il s'en déduit que le délai de prescription de l'action en responsabilité civile court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur.
9. Lorsque le dommage invoqué par une partie dépend d'une procédure contentieuse l'opposant à un tiers, la Cour de cassation retient qu'il ne se manifeste qu'au jour où cette partie est condamnée par une décision passée en force de chose jugée (1re Civ., 9 septembre 2020, pourvoi n° 18-26.390, publié ; 1re Civ., 9 mars 2022, pourvoi n° 20-15.012 ; 1re Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-14.633) ou devenue irrévocable (2e Civ., 3 mai 2018, pourvoi n° 17-17.527) et que, son droit n'étant pas né avant cette date, la prescription de son action ne court qu'à compter de cette décision.
10. Ainsi, en matière fiscale, il est jugé que le préjudice n'est pas réalisé et que la prescription n'a pas couru tant que le sort des réclamations contentieuses n'est pas définitivement connu ou que le dommage résultant d'un redressement n'est réalisé qu'à la date à laquelle le recours est rejeté par le juge de l'impôt (Com., 3 mars 2021, pourvoi n° 18-19.259 ; 1re Civ., 29 juin 2022, pourvoi n° 21-10.720 publié ; Com., 9 novembre 2022, pourvoi n° 21-10.632).
11. En revanche, en matière d'action récursoire, il est jugé que la prescription applicable au recours d'une personne assignée en responsabilité contre un tiers qu'il estime coauteur du même dommage a pour point de départ l'assignation qui lui a été délivrée, même en référé, si elle est accompagnée d'une demande de reconnaissance d'un droit. Tel est le cas du recours d'un constructeur, assigné en responsabilité par le maître de l'ouvrage, contre un autre constructeur ou son sous-traitant (3e Civ., 14 décembre 2022, pourvoi n° 21-21.305, publié). De même, la prescription biennale de l'action récursoire en garantie des vices cachés court à compter de l'assignation (Ch. mixte, 21 juillet 2023, pourvois n° 20-10.763 ; n° 21-19.936, publiés).
12. Cette différence s'explique par la nature respective des actions.
13. Les premières sont des actions principales en responsabilité tendant à l'indemnisation du préjudice subi par le demandeur, né de la reconnaissance d'un droit contesté au profit d'un tiers. Seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l'intéressé en mesure d'exercer l'action en réparation du préjudice qui en résulte. Il s'en déduit que cette décision constitue le point de départ de la prescription.
14. Les secondes sont des actions récursoires tendant à obtenir la garantie d'une condamnation prononcée ou susceptible de l'être en faveur d'un tiers victime. De telles actions sont fondées sur un préjudice unique causé à ce tiers par une pluralité de faits générateurs susceptibles d'être imputés à différents coresponsables. Or, une personne assignée en responsabilité civile a connaissance, dès l'assignation, des faits lui permettant d'agir contre celui qu'elle estime responsable en tout ou partie de ce même dommage, sauf si elle établit qu'elle n'était pas, à cette date, en mesure d'identifier ce responsable.
15. Ces solutions, ainsi précisées, assurent un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties et contribuent à une bonne administration de la justice, en limitant, pour la première, des procédures prématurées ou injustifiées et en favorisant, pour la seconde, la possibilité d'un traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par la victime.
16. C'est donc à bon droit que, après avoir relevé que M. [F] ne pouvait ignorer, dès la délivrance de l'assignation le concernant, ni l'erreur commune à tous les professionnels du droit intervenus, commise lors de l'établissement de l'acte de notoriété, ni le fait que Mme [P] n'avait pu obtenir la validation de l'option qu'elle avait entendu régulariser sur ses conseils, ni les conséquences préjudiciables qu'en tirait le conjoint survivant à son endroit, la cour d'appel, qui a procédé à la recherche prétendument omise, a retenu que la prescription de l'action récursoire engagée par M. [F] contre Mme [B] avait commencé à courir au jour où Mme [P] l'avait assigné en responsabilité civile.
17. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [F] et les sociétés MMA Iard assurances mutuelles et MMA Iard aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [F] et les sociétés MMA Iard assurances mutuelles et MMA Iard et les condamne in solidum à payer à Mme [B] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, et prononcée par le premier président en son audience publique du dix-neuf juillet deux mille vingt-quatre.