LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 septembre 2024
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 876 F-D
Pourvoi n° D 22-23.114
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 11 SEPTEMBRE 2024
Mme [C] [P], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° D 22-23.114 contre l'arrêt rendu le 22 septembre 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 5), dans le litige l'opposant à la Société générale, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bouvier, conseiller, les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de Mme [P], de la SCP Spinosi, avocat de la Société générale, après débats en l'audience publique du 26 juin 2024 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Bouvier, conseiller rapporteur, M. Rinuy, conseiller, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 22 septembre 2022) et les productions, Mme [P] a été engagée à compter du 2 avril 1991 en qualité d'organisatrice conseil confirmée par la Société générale (la société).
2. La salariée détenait des mandats syndicaux ou de représentante du personnel depuis le 2 décembre 1993. Lorsque son mandat de secrétaire du comité d'établissement des services centraux parisiens a pris fin, elle a réintégré la direction des « services groupe » et un poste de chargée d'études au sein du service « process et système d'information » lui a été proposé, qu'elle a refusé par courriel du 7 mai 2014.
3. Affirmant être victime d'une discrimination en raison de ses activités syndicales, de son sexe et de son âge, la salariée a saisi le 21 septembre 2017 la juridiction prud'homale afin d'obtenir, à titre principal et avant dire droit, la production d'éléments de comparaison qu'elle estimait indispensables à la détermination de la discrimination alléguée et, subsidiairement, son repositionnement et la condamnation de l'employeur à lui verser diverses sommes en réparation de ses préjudices.
4. La salariée a été licenciée pour faute grave le 13 décembre 2021.
Examen du moyen
Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
5. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de ses demandes de communication de pièces et en conséquence, de ses demandes de positionnement au niveau hors classe à un salaire annuel de 100 000 euros à compter de septembre 2014, de rappels de salaire correspondant, de ses demandes de dommages-intérêts en réparation de son préjudice économique passé au titre de la rémunération de base, de son préjudice subi au titre de la rémunération variable, du préjudice tiré des pertes de rémunération induites, de dommages-intérêts pour harcèlement moral discriminatoire et de condamner la société à lui payer la seule somme de 10 000 euros de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral et la seule somme de 2 000 euros à titre de dommages-intérêts pour violation des accords collectifs, alors « qu'en application de l'article 6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le droit à la preuve justifie la production d'éléments détenus par l'employeur lorsque cette production est nécessaire à l'exercice de ce droit et que l'atteinte est proportionnée au but poursuivi ; qu'en l'espèce, dans ses écritures, Mme [P] avait sollicité la production de divers éléments de comparaison de nature à lui permettre d'établir tout à la fois, la réalité, l'étendue et le préjudice résultant de la différence de traitement illicite qu'elle avait subie à l'égard des salariés placés dans une situation similaire dès lors qu'en dépit de ses très nombreuses demandes en ce sens depuis 2011 et de ses multiples sommations de communiquer, la Société générale avait toujours refusé de communiquer le moindre élément, sans aucune justification objective et en se bornant à faire état des éléments relatifs à la moyenne des salariés ; qu'en s'abstenant de rechercher, ainsi cependant qu'elle y était invitée, si la communication des éléments de comparaison sollicités par Mme [P] n'était pas nécessaire à l'exercice de son droit à la preuve de la réalité et l'étendue de la discrimination subie, la cour d'appel a violé le texte susvisé, ensemble, l'article L. 1132-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile et L. 1134-1 du code du travail :
6. Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
7. Aux termes de l'article L. 1134-1 du code du travail, lorsque survient un litige en raison d'une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
8. Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces en matière de discrimination, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination syndicale alléguée et proportionnée au but poursuivi, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée au regard notamment des faits invoqués au soutien de la demande en cause et de la nature des pièces et en veillant au principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant, au besoin d'office après avoir provoqué les explications des parties, l'occultation, sur les documents à communiquer par l'employeur au salarié demandeur, de toutes les données à caractère personnel des salariés de comparaison non indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi.
9. Pour rejeter la demande de la salariée de production par l'employeur de pièces de comparaison, l'arrêt énonce que la société, restant taisante sur les raisons pour lesquelles elle n'avait pas communiqué les pièces sollicitées dès 2014 par la salariée qu'elle s'était pourtant engagée à lui remettre dans un courriel du 9 septembre 2014 émanant de la directrice des ressources humaines, échoue à justifier par des éléments objectifs étrangers à tous agissements discriminatoires l'absence de communication de ces pièces comparatives. Il en déduit que la discrimination subie par la salariée en raison de ses activités syndicales est établie sur ce point. Il retient, enfin, que la cour d'appel, s'estimant suffisamment informée par les éléments communiqués par les parties, il y a lieu de débouter la salariée de sa demande de communication de pièces.
10. En statuant ainsi, alors qu'elle rejetait par ailleurs la demande de la salariée au titre de la discrimination syndicale en matière d'évolution de carrière et de rémunération et qu'elle retenait que l'employeur ne justifiait pas l'absence de communication à la salariée d'éléments de pièces comparatives sur le traitement et la carrière d'autres salariés se trouvant dans des situations semblables ou comparables, de sorte qu'il lui appartenait de rechercher si la communication des pièces demandées par la salariée n'était pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination en matière de carrière alléguée et proportionnée au but poursuivi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
11. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt rejetant la demande de communication de pièces entraîne la cassation des chefs de dispositif rejetant les demandes de repositionnement au niveau hors classe à un salaire annuel de 100 000 euros au 21 septembre 2014, de condamnation de l'employeur au paiement d'un rappel de salaires correspondant à compter de cette date jusqu'au 17 janvier 2022, de dommages-intérêts pour préjudice économique au titre de la rémunération de base et au titre de la rémunération variable, de dommages-intérêts pour le préjudice tiré des pertes de rémunération induites, ainsi que la demande d'indemnisation du préjudice moral, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute Mme [P] de ses demandes de communication de pièces, de positionnement au niveau hors classe à un salaire annuel de 100 000 euros à compter de septembre 2014, de rappels de salaires correspondant, de ses demandes de dommages-intérêts en réparation de son préjudice économique passé au titre de la rémunération de base, de son préjudice subi au titre de la rémunération variable, du préjudice tiré des pertes de rémunération induites et en ce qu'il condamne la Société générale à payer à Mme [P] la seule somme de 10 000 euros de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral, l'arrêt rendu le 22 septembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la Société générale aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la Société générale et la condamne à payer à Mme [P] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du onze septembre deux mille vingt-quatre.