LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° H 23-80.046 F-D
N° 01014
SL2
18 SEPTEMBRE 2024
CASSATION
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 18 SEPTEMBRE 2024
M. [M] [Z], ès qualités de liquidateur de l'association [1], partie civile, et M. [N] [U] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Besançon, chambre correctionnelle, en date du 15 décembre 2022, qui, pour abus de confiance, abus de biens sociaux et usage de faux, a condamné le second à deux ans d'emprisonnement avec sursis probatoire, dix ans d'interdiction de gérer, et a prononcé sur les intérêts civils.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Wyon, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. [N] [U], les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de la société [2], et les conclusions de M. Aldebert, avocat général, après débats en l'audience publique du 19 juin 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Wyon, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. La société d'économie mixte [2] (la [2]), établissement public dont l'objet est la construction et la gestion de logements, principalement pour les étudiants, a conclu des conventions avec l'association pour le logement offre pour études supérieures ([1]), aux termes desquelles cette association gérait les logements de la [2] et lui reversait des redevances. De son côté, l'association [1] a confié la location des biens à la société [3].
3. En raison de difficultés financières, l'association [1] n'a pu reverser les redevances dues à la [2], qui a dénoncé les conventions et déposé plainte.
4. L'enquête a établi que M. [N] [U], trésorier de l'association [1], avait détourné au préjudice de celle-ci, entre 2008 et 2017, en émettant des chèques à son ordre et en dissimulant ses agissements par des écritures comptables mensongères, une somme de 863 072,74 euros.
5. M. [U], qui était par ailleurs l'un des associés de la société [3], s'est également octroyé, entre 2008 et 2017, des sommes qui dépassaient les salaires qu'il devait percevoir de cette société, à hauteur de 77 409,95 euros.
6. M. [U] a été poursuivi pour avoir, entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017, en tant que trésorier de l'association [1], détourné au préjudice de la [2] des fonds qui lui avaient été remis à charge d'en faire un emploi déterminé, en l'espèce la somme de 863 072,74 euros.
7. Il a également été poursuivi pour abus de biens sociaux et usage de faux au préjudice de la société [3], faits commis entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017.
8. Par jugement du 20 novembre 2020, le tribunal correctionnel l'a déclaré coupable de ces délits, et l'a condamné à vingt-quatre mois d'emprisonnement dont douze mois avec sursis probatoire, 15 000 euros d'amende, une interdiction définitive de gérer, et la confiscation des scellés. Sur l'action civile, le tribunal l'a condamné à payer 863 072,74 euros de dommages-intérêts à la [2], et la même somme au liquidateur de l'association [1].
9. Le prévenu, le ministère public, ainsi que les parties civiles, ont fait appel de ce jugement.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen proposé pour M. [U]
10. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Mais sur les premier et troisième moyens proposés pour M. [U]
Énoncé des moyens
11. Le premier moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [N] [V] coupable d'abus de confiance au préjudice de la société [2] entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017 pour un montant de 863 072,74 euros et déclaré M. [N] [V] coupable d'abus de biens sociaux au préjudice de la société [3] entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017 pour un montant de 77 409,95 euros, alors « que , sauf accord du prévenu, les juges du fond ne peuvent statuer que sur les faits dont ils sont saisis par l'acte de poursuite ; qu'il ressort de la procédure comme de l'arrêt attaqué que M. [N] [U] aurait perçu 863 072,74 euros de l'association [1] et 77 409,95 euros de la société [3] entre 2008 et 2017, soit sur une période en partie antérieure à la prévention (arrêt, p. 5) ; qu'en retenant que le prévenu avait détourné la totalité de ces sommes, la cour d'appel, qui n'était pourtant saisie que des faits commis entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017, a excédé sa saisine et a violé les articles 388 et 593 du code de procédure pénale. »
12. Le troisième moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné M. [U] à payer la somme de 863 072,74 euros à la société [2] à titre de dommages-intérêts, alors :
« 1°/ qu'un créancier qui, sans avoir procédé à aucune remise, n'est ni propriétaire ni possesseur ni détenteur de la chose détournée, ne saurait prétendre au statut de victime directe du délit d'abus de confiance au motif que sa créance est demeurée impayée ; qu'en retenant que la société [2], simple créancier de l'association était une victime direct du délit au motif que l'association [1] n'avait pu honorer ses engagements contractuels à son égard, la cour d'appel a violé l'article 1382 devenu 1240 du code civil et les articles 2, 3 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour aucune des parties ; qu'en évaluant le préjudice de la société [2] entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017 à 863 072,74 euros lorsque, d'une part, cette somme aurait été perçue par M. [N] [U] entre 2008 et 2017 (arrêt, p. 5), soit sur une période en partie antérieure à la prévention et, d'autre part, que le lien entre la totalité de la créance détenue par la société [2] et le montant des détournements a été jugé incertain (arrêt, p. 6, §3), la cour d'appel a violé le principe de la réparation intégrale, l'article 1382 devenu 1240 du code civil et les articles 2, 3 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
13. Les moyens sont réunis.
Vu les articles 388 et 593 du code de procédure pénale :
14. Il résulte du premier de ces textes que les juges ne peuvent légalement statuer que sur les faits dont ils sont saisis.
15. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
16. Pour déclarer M. [U] coupable d'abus de confiance au préjudice de la [2] et de la société [3] commis entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017, et le condamner à payer respectivement à ces deux sociétés la somme de 863 072,74 euros et celle de 77 409,95 euros à titre de dommages-intérêts, l'arrêt attaqué énonce qu'il résulte de l'enquête que le prévenu, de 2008 à 2017, a perçu 863 072,74 euros de l'association [1] et 77 409,95 euros de la société [3] en plus de ses salaires.
17. Les juges ajoutent, notamment, que le prévenu a ainsi détourné des sommes d'argent de l'association [1], des ressources de laquelle il avait la gestion, au préjudice de celle-ci qui s'est trouvée dans l'incapacité d'honorer les termes de ses obligations contractuelles avec la [2].
18. Ils retiennent que cette société est la victime directe des détournements opérés par M. [U], sa créance ayant été définitivement admise au passif de la liquidation sans que l'on puisse affirmer par ailleurs que la totalité de cette créance soit en lien avec le montant des détournements, au vu de la construction juridique entre la [2] et [1].
19. En prononçant ainsi, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et s'est contredite, n'a pas justifié sa décision.
20. En effet, en statuant tant sur l'action publique que sur l'action civile par des motifs intégrant des faits commis en 2008 et 2009, antérieurs à ceux visés à la prévention, commis entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2017, elle a méconnu l'étendue de sa saisine.
21. Par ailleurs, elle ne pouvait retenir d'une part que le prévenu a détourné les fonds de l'association [1] dont il était le trésorier, d'autre part que la victime directe de ces détournements est la société [2], créancière de cette association.
22. La cassation est par conséquent encourue.
Et sur le moyen proposé pour M. [Z], ès qualités de liquidateur de l'association [1]
Énoncé du moyen
23. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé le jugement en ce qu'il a déclaré recevable la constitution de partie civile de la société [2], prise en la personne de son représentant légal et condamné M. [U] à lui payer à la somme de 863 072,74 euros à titre de dommages et intérêts pour tous les faits commis à son encontre, et a infirmé le jugement sur la somme allouée à l'association [1] et débouté de sa demande d'indemnisation des sommes détournées, alors :
« 1°/ que la constitution d'une partie civile doit être déclarée recevable et son préjudice doit être indemnisé lorsque ce préjudice résulte directement de l'ensemble des éléments constitutifs de l'infraction visée à la poursuite ; qu'il résultait de l'information, et ainsi que le soutenait l'exposant dans ses écritures (pp. 4 et s) que l'association [1] avait bien subi un préjudice direct, consistant dans le détournement effectué par M. [N] [U], de la somme de 863 072,74 euros, qui lui avait été remise à titre précaire par l'association [1], en raison de sa qualité de trésorier, afin qu'il en fasse un usage déterminé, à savoir les gérer ; que le préjudice résultant directement de l'ensemble des éléments constitutifs de l'infraction d'abus de confiance, devait être intégralement indemnisé ; qu'en rejetant une telle indemnisation pour la raison qu'un préjudice ne peut être indemnisé deux fois, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 314-1 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, 1240 du code civil ;
2°/ que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ; que la cour d'appel examinant la culpabilité du prévenu, a relevé que celui-ci avait causé directement un préjudice à l'association [1], en détournant en tant que comptable de cette société les fonds qu'elle lui avait remis à charge de les gérer (arrêt, p. 6, alinéa 3) ; qu'en se prononçant ensuite sur les intérêts civils, elle a pourtant estimé que c'était la [2] qui était la victime directe de l'infraction (arrêt, p. 7, alinéas 5 et 10) ; que ce faisant la cour d'appel a statué par des motifs contradictoires et a ainsi violé les articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 314-1 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, 1240 du code civil ;
3°/ qu'une constitution de partie civile ne peut être déclarée recevable et son préjudice indemnisé que lorsque ce préjudice découle directement de l'ensemble de faits objet de la poursuite ; qu'en l'espèce, les éléments aux débats démontraient que la société [2] avait seulement subi un préjudice indirect en suite des faits infractionnels d'abus de confiance puisque le préjudice invoqué par la société [2] ne résultait pas uniquement des faits infractionnels mais trouvait son origine essentiellement dans la conclusion des quatre conventions de location et que l'association [1], seule victime directe de l'abus de confiance de son trésorier, n'avait pu honorer le paiement des redevances mises à sa charge par ces conventions ; que par conséquent l'action civile de la [2] devait être déclaré irrecevable et son préjudice rejeté ; qu'en déclarant pourtant la constitution de partie civile de la [2] recevable, en l'indemnisant du préjudice allégué pour ensuite rejeter celui invoqué par l'association [1], la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 314-1 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, 1240 du code civil ;
4°/ que tout jugement doit être motivé et que le défaut de réponse à conclusions équivaut à un défaut de motifs ; qu'au cas présent M. [Z], aux termes de ses conclusions d'appel régulièrement déposées (pp. 4 et s), avait pourtant souligné que ces quatre conventions de location conclues entre l'association [1] et la société [2] prévoyaient que le bailleur [2] confiait à l'association la gestion locative de ses logements étudiants et qu'en contrepartie l'association s'engageait à lui verser des redevances trimestrielles d'un montant déterminé, et que ce n'était qu'en vertu de ces conventions que la société [2] pouvait prétendre à une créance en lien indirect avec l'infraction d'abus de confiance ; qu'il en résultait que le préjudice indemnisé ne découlait pas directement de l'infraction et que la constitution de partie civile de la [2] n'était pas recevable ; qu'en ne répondant pas à ce moyen opérant, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 314-1 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, et 1240 du code civil ;
5°/ que le préjudice résultant directement d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit ; que l'insuffisance ou la contradiction de motifs équivaut à leur absence ; qu'en l'espèce l'exposant démontrait (ses conclusions, pp. 4 et s) qu'il était seul à subir un préjudice résultant directement des détournements opérés par le prévenu sur les comptes de l'association [1] pour la somme de 863 072, 74 euros et qu'en revanche la [2] n'était que la victime indirecte de ces détournements et ne pouvait justifier d'un préjudice distinct ; qu'en se bornant à affirmer que le préjudice matériel allégué par l'exposant d'un montant de 863 072, 74 euros ne pouvait être indemnisé pour la seule raison qu'un préjudice ne peut être indemnisé deux fois, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard des articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 314-1 du code pénal, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale, 1240 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 593 du code de procédure pénale :
24. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
25. Pour débouter l'association [1] de sa demande de réparation de son préjudice matériel, l'arrêt attaqué énonce que la victime directe de l'infraction est la [2] dont les créances civiles n'ont pu été honorées par l'association [1], M. [U] ayant détourné les ressources de celle-ci.
26. En prononçant ainsi, alors que les juges relèvent par ailleurs que ces détournements ont été commis au préjudice de l'association [1], la cour d'appel, qui a reconnu le préjudice direct causé à cette dernière par les agissements du prévenu, et n'a caractérisé qu'un lien indirect entre les détournements et le préjudice contractuel subi par la [2], n'a pas justifié sa décision.
27. La cassation est par conséquent encore encourue de ce chef.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le quatrième moyen de cassation proposé pour M. [U], la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Besançon, en date du 15 décembre 2022, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Dijon, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Besançon et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du dix-huit septembre deux mille vingt-quatre.