LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° T 24-84.384 F-D
N° 01391
SL2
16 OCTOBRE 2024
CASSATION
IRRECEVABILITÉ
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 16 OCTOBRE 2024
M. [O] [D] a formé des pourvois contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 1re section, en date du 1er juillet 2024, qui, dans l'information suivie contre lui des chefs de dégradations aggravées et démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale, a confirmé l'ordonnance du juge des libertés et de la détention le plaçant en détention provisoire.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Un mémoire a été produit.
Sur le rapport de Mme Piazza, conseiller, les observations de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de M. [O] [D], et les conclusions de M. Crocq, avocat général, après débats en l'audience publique du 16 octobre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Piazza, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. M. [O] [D] a été interpellé dans la nuit du 19 au 20 juin 2024 à [Localité 2] en compagnie d'une seconde personne en train de dessiner un cercueil et d'écrire « Stop the death now, Mriya Ukraine » sur un immeuble abritant l'organe de presse [1].
3. Les enquêteurs ont comptabilisé six graffitis identiques et recensé huit sites ayant fait l'objet de ce type de dégradations.
4. Mis en examen le 22 juin 2024 des chefs susvisés, M. [D] a été placé le même jour en détention provisoire.
5. Il a relevé appel de cette décision.
Examen de la recevabilité des pourvois
6. Le pourvoi formé le 2 juillet 2024 à l'encontre d'une autre décision que l'arrêt attaqué est irrecevable.
7. Seul le pourvoi formé le 18 juillet 2024 est recevable.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
8. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a ordonné à titre exceptionnel sa détention provisoire et son placement sous mandat de dépôt, alors :
« 1°/ que la déclaration d'inconstitutionnalité à intervenir des dispositions de l'article 413-4 du code pénal emportera par voie de conséquence l'annulation de l'arrêt, privé de fondement juridique en application des articles 61-1 et 62 de la Constitution ;
2°/ que toute personne a droit à la liberté d'expression ; que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale ; que, dans son mémoire du 28 juin 2024, M. [D] avait fait valoir que l'infraction de démoralisation de l'armée, prévue par l'article 413-4 du code pénal, est inconventionnelle en ce qu'elle méconnaît le droit à la liberté d'expression prévu par l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'il soulignait que, au cas d'espèce, les graffitis réalisés sur plusieurs façades de bâtiments participaient au débat d'intérêt général (mémoire de M. [D], p. 4 et 5) ; qu'en s'abstenant de rechercher, ainsi qu'il le lui était demandé, si le placement de M. [D] en détention provisoire au titre de l'infraction de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale ne constituait pas une ingérence disproportionnée à sa liberté d'expression, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Sur le moyen, pris en sa première branche
9. Par arrêt de ce jour, la chambre criminelle a renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article 413-4 du code pénal.
10. L'article 23-5, alinéa 4, de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958
portant loi organique sur le Conseil constitutionnel dispose que lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi, le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation sursoit à statuer jusqu'à ce qu'il se soit prononcé. Il en va autrement quand l'intéressé est privé de liberté à raison de l'instance et que la loi prévoit que la Cour de cassation statue dans un délai déterminé.
11. Tel est le cas en l'espèce.
12. Il est rappelé que, dans sa décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, le Conseil constitutionnel a jugé que si l'alinéa 4 de l'article précité peut conduire à ce qu'une décision définitive soit rendue dans une instance à l'occasion de laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité et sans attendre qu'il ait statué, dans une telle hypothèse, ni cette disposition ni l'autorité de la chose jugée ne sauraient priver le justiciable de la faculté d'introduire une nouvelle instance pour qu'il puisse être tenu compte de la décision du Conseil constitutionnel.
Sur le moyen, pris en sa seconde branche
Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 593 du code de procédure pénale :
13. Il résulte du premier de ces textes que toute personne a droit à la liberté d'expression, et que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense des intérêts fondamentaux de la nation et de la défense nationale et à la prévention des crimes et délits contre la nation, l'Etat et la paix publique.
14. Selon le second, tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux articulations essentielles des mémoires des parties. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
15. Pour confirmer le placement en détention provisoire de la personne mise en examen, la chambre de l'instruction s'est prononcée au regard des seuls critères de l'article 144 du code de procédure pénale, sans rechercher, comme l'y invitait le mémoire régulièrement déposé par l'intéressé, si ledit placement ne constitue pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, telle que garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
16. En statuant ainsi, les juges ont méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
17. En effet, la détention provisoire de la personne mise en examen du chef de participation à une entreprise de démoralisation de l'armée en vue de nuire à la défense nationale étant une contrainte réelle et effective peut, de ce fait, selon les circonstances de commission de l'infraction, constituer une ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression.
18. La détention provisoire entre dès lors dans le champ de l'article 10 précité et doit respecter les conditions posées par le second paragraphe de ce texte.
19. La limitation du droit à la liberté d'expression est prévue par la loi et répond à l'objectif de défense des intérêts fondamentaux de la nation.
20. Il appartient donc à la juridiction devant laquelle une telle atteinte est invoquée de vérifier le caractère proportionné de la détention provisoire au regard du but légitime poursuivi.
21. La cassation est par conséquent encourue.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Sur le pourvoi formé le 2 juillet 2024 :
Le DÉCLARE IRRECEVABLE ;
Sur le pourvoi formé le 18 juillet 2024 :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 1er juillet 2024, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du seize octobre deux mille vingt-quatre.