LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CH9
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 février 2025
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 122 F-D
Pourvoi n° U 23-20.165
Aide juridictionnelle totale en demande
au profit de M. [G].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 22 juin 2023.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 5 FÉVRIER 2025
M. [L] [G], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° U 23-20.165 contre l'arrêt rendu le 16 décembre 2022 par la cour d'appel de Douai (chambre sociale), dans le litige l'opposant à la société Auchan hypermarché, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Sommé, conseiller, les observations de la SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, avocat de M. [G], de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Auchan hypermarché, après débats en l'audience publique du 8 janvier 2025 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Sommé, conseiller rapporteur, Mme Bouvier, conseiller, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 16 décembre 2022), M. [G] a été engagé en qualité de technicien de maintenance le 3 juin 2013 par la société Auchan France, aux droits de laquelle est venue la société Auchan hypermarché (la société). Le 4 mars 2019, il s'est vu notifier un avertissement. Il a été placé en arrêt de travail pour maladie à compter du 16 avril 2019. Par lettre du 15 avril 2019, il a été convoqué à un entretien préalable à une éventuelle sanction, fixé au 2 mai 2019 et reporté à plusieurs reprises.
2. Soutenant être victime de harcèlement moral, le salarié a saisi, le 22 octobre 2019, la juridiction prud'homale de demandes tendant notamment au paiement de dommages-intérêts à ce titre et à la résiliation judiciaire de son contrat de travail.
3. Il a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 25 avril 2022.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
4. Le salarié fait grief à l'arrêt de le débouter de sa demande indemnitaire au titre du harcèlement moral, alors « que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail ; que dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ; qu'au cas d'espèce, pour rejeter la demande du salarié au titre d'un harcèlement moral, l'arrêt retient qu' ''En revanche, la matérialité des faits suivants, invoqués par l'appelant comme constitutifs d'agissements de harcèlement moral, est établie par la production de pièces versées au dossier : - le 12 février 2016, son supérieur hiérarchique, M. [R] a adressé à M. [G] un courriel libellé comme suit : « ARRÊTE DE FAIRE DES COMMENTAIRES A DEUX BALLES !!! CA EN DEVIENT TRÈS CHIANT JE CROYAIS QUE 2016 ETAIT L'ANNÉE OU TU ALLAIS LA FERMER !!! » ; - une corde nouée évoquant une corde de pendaison a été accrochée dans le bureau de M. [G] le 14 février 2019 (photographie d'un bureau de l'espace technique, dont la société Auchan Côte d'Opale ne conteste pas qu'il s'agit du bureau de M. [G], dont les métadonnées indiquent une prise de vue le 14 février 2019 à 14h12) ; - un avertissement a été notifié à M. [G] le 4 mars 2019 et une convocation à un nouvel entretien disciplinaire lui a été adressée dès le 15 avril suivant. M. [G] soutient que ces conditions de travail ont altéré son état de santé. S'il justifie d'arrêts de travail à compter du 15 avril 2019, les avis afférents ne portent pas mention du motif médical, de sorte qu'il ne peut en être déduit un lien quelconque avec les faits susvisés. Il apparaît toutefois que le salarié a demandé à voir le médecin du travail dans le cadre d'une visite de pré-reprise organisée le 26 avril 2019 à l'issue de laquelle il lui a été conseillé de consulter un psychologue du travail. Une attestation de Mme [H], praticien en hypnose, établie le 20 février 2021, fait état de troubles en lien avec une situation professionnelle conflictuelle alléguée. Enfin, un rapport d'expertise, diligenté par la CPAM et établi le 25 février 2022, par le docteur [N] retient que M. [G] est en arrêt de travail depuis le 15 avril 2019 pour un syndrome dépressif réactionnel en lien avec un vécu dans l'entreprise présenté comme anxiogène.'' ; qu'il ajoute que ''Toutefois, l'avertissement du 4 mars 2019 relatif à plusieurs faits relevant du non-respect des règles de pointage et du non-respect des horaires de travail apparaît justifié au regard des éléments versés au dossier, notamment les feuilles de pointage et l'attestation de M. [C]. L'appelant ne peut valablement pas déduire d'un courriel de son supérieur hiérarchique, daté du 9 mars 2017 (près de deux ans avant les faits visés par l'avertissement) qu'il pouvait organiser son temps de travail à sa guise alors qu'il ressort de la lecture de ce message qu'il s'agissait d'un rappel à l'ordre adressé à l'équipe rappelant que la possibilité de « gérer les heures comme bon vous semble » (devant s'entendre comme l'autorisation d'effectuer des commutations dans les plannings) avait pour limite l'obligation d'assurer une présence aux horaires requis. La cour relève, au demeurant, que M. [G] ne sollicite pas, en cause d'appel, l'annulation de cette sanction. Par ailleurs, si l'employeur a adressé au salarié une convocation le 15 avril suivant à un nouvel entretien disciplinaire, cette procédure n'a pas été menée à son terme, de sorte qu'aucune nouvelle sanction n'a été prononcée à l'encontre de M. [G]. En outre, il ressort des attestations de M. [M] et M. [K], techniciens de maintenance, l'existence d'une mauvaise ambiance au sein de l'équipe et de tensions avec M. [R]. Ce climat dégradé et conflictuel peut expliquer l'emportement de M. [R] à l'occasion de la rédaction du courriel du 12 février 2016 et l'acte inapproprié d'un collègue, non identifié, le 14 février 2019. Toutefois, s'ils sont assurément inadaptés dans le cadre d'une relation professionnelle, ces deux actes ne sont pas imputables à la même personne, n'ont aucun rapport entre eux, ne relèvent nullement d'une démarche concertée, et ont été commis, isolément, à trois années d'intervalle.'', déduisant de ces circonstances que ''même pris dans leur ensemble, les éléments produits par M. [G] ne permettent pas présumer l'existence d'un harcèlement moral.'' ; qu'en statuant ainsi, en procédant à une appréciation séparée de chaque élément invoqué par M. [G] et en examinant pour chacun d'eux les éléments avancés par l'employeur pour les justifier, quand il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, les éléments matériellement établis et les certificats médicaux laissaient présumer l'existence d'un harcèlement moral, et dans l'affirmative, d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement moral, la cour d'appel a violé les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail :
5. Il résulte de ces textes que pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié présente des éléments de fait qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.
6. Pour débouter le salarié de sa demande indemnitaire au titre du harcèlement moral, l'arrêt retient qu'au titre des faits invoqués à l'appui du harcèlement le salarié établit que le 12 février 2016, son supérieur hiérarchique lui a adressé un courriel libellé comme suit : « Arrête de faire des commentaires à deux balles !!! Ça en devient très chiant je croyais que 2016 était l'année où tu allais la fermer !!! », qu'une corde nouée évoquant une corde de pendaison a été accrochée dans le bureau du salarié le 14 février 2019, qu'un avertissement lui a été notifié le 4 mars 2019 et qu'une convocation à un nouvel entretien disciplinaire lui a été adressée dès le 15 avril suivant. Il relève également que selon un rapport d'expertise, laquelle a été diligentée par la caisse primaire d'assurance maladie, en date du 25 février 2022, le salarié a été en arrêt de travail à compter du 15 avril 2019 pour un syndrome dépressif réactionnel en lien avec un vécu dans l'entreprise présenté comme anxiogène.
7. L'arrêt retient ensuite que l'avertissement du 4 mars 2019 relatif à plusieurs faits relevant du non-respect des règles de pointage et du non-respect des horaires de travail apparaît justifié, que si l'employeur a adressé au salarié une convocation le 15 avril suivant à un nouvel entretien disciplinaire, cette procédure n'a pas été menée à son terme, qu'il ressort de deux attestations l'existence d'une mauvaise ambiance au sein de l'équipe et de tensions avec le salarié, que ce climat dégradé et conflictuel peut expliquer l'emportement du supérieur hiérarchique du salarié à l'occasion de la rédaction du courriel du 12 février 2016 et l'acte inapproprié d'un collègue, non identifié, le 14 février 2019 et, que si ces deux actes sont inadaptés dans le cadre d'une relation professionnelle, ils ne sont pas imputables à la même personne, n'ont aucun rapport entre eux, ne relèvent nullement d'une démarche concertée et ont été commis, isolément, à trois années d'intervalle. L'arrêt en déduit que, même pris dans leur ensemble, les éléments produits par le salarié ne permettent pas de présumer l'existence d'un harcèlement moral.
8. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a procédé à une appréciation séparée de chacun des éléments qu'elle avait considéré comme matériellement établis, alors qu'il lui appartenait de dire si, pris dans leur ensemble, ces éléments, dont les éléments médicaux, laissaient supposer l'existence d'un harcèlement moral, et, dans l'affirmative, si l'employeur démontrait que ses agissements étaient étrangers à tout harcèlement, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
9. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt déboutant le salarié de sa demande indemnitaire au titre du harcèlement moral entraîne la cassation du chef de dispositif rejetant la demande de résiliation judiciaire du contrat de travail et les demandes afférentes, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute M. [G] de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral, de sa demande de résiliation judiciaire du contrat de travail et de ses demandes afférentes et en ce qu'il statue sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 16 décembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Amiens ;
Condamne la société Auchan hypermarché aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Auchan hypermarché à payer à la SARL Meier-Bourdeau et Lécuyer la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du cinq février deux mille vingt-cinq.