LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CR12
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 19 mars 2025
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 172 F-D
Pourvoi n° T 23-50.018
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 19 MARS 2025
Mme [E] [N], veuve [P], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° T 23-50.018 contre l'avis rendu le 2 décembre 2021 par le conseil de l'ordre des avocats à la Cour de cassation, dans le litige l'opposant à la société [L]-Gilbert, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Kerner-Menay, conseiller, les observations de la SARL Ortscheidt, avocat de Mme [N], de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de la société [L]-Gilbert, et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocat général, après débats en l'audience publique du 28 janvier 2025 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Kerner-Menay, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Sara, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Un jugement du 30 mars 2006, a condamné Mme [P] et son époux, décédé le 21 juin 2013, à verser au syndicat des copropriétaires du [Adresse 1] à [Localité 3], la somme de 6 041,31 euros au titre des charges de copropriétés impayées arrêtées au troisième trimestre 2004, avec intérêts au taux légal, après avoir mandaté un huissier de justice pour faire les comptes entre les parties.
1. Un arrêt du 3 juillet 2008, statuant sur l'appel de Mme [P] et de son époux, a rejeté un incident de faux et désigné, à leur demande, un expert pour faire les comptes entre les parties. Cette expertise n'a pas été réalisée, Mme [P] et son époux étant convenus de soumettre leur différend à une médiation qui n'a pas abouti.
2. Un arrêt du 6 janvier 2016 a confirmé le jugement du 30 mars 2006.
3. Le 7 mars 2016, à la demande de Mme [P], M. [L], avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation exerçant au sein de la Sarl [L]-Gilbert (l'avocat), a formé un pourvoi en cassation contre les arrêts des 3 juillet 2008 et 6 janvier 2016 et l'instance a été interrompue en raison d'une demande d'aide juridictionnelle qui n'a pas été obtenue.
4. Le 28 février 2017, l'avocat s'est désisté partiellement du pourvoi dirigé contre l'arrêt du 3 juillet 2008 et a déposé un mémoire ampliatif au soutien du pourvoi dirigé contre l'arrêt du 6 janvier 2016. Par arrêt non spécialement motivé du 7 décembre 2017, le pourvoi a été rejeté (3e Civ., 7 décembre 2017, pourvoi n° 16-13.184).
5. Reprochant à l'avocat d'avoir commis différentes fautes, Mme [P] a saisi le conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation (le conseil de l'ordre) d'une demande d'avis, conformément aux dispositions de l'article 13, alinéa 2, de l' ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée.
6. Par décision du 2 décembre 2021, le conseil de l'ordre a émis l'avis que la responsabilité de l'avocat n'était pas engagée.
7. Par requête reçue au greffe le 19 septembre 2023, Mme [P] a saisi la Cour de cassation, en application de l'article 13 de l'ordonnance du 10 septembre 1817 précitée et de l'article R. 411-3 du code de l'organisation judiciaire et sollicité la condamnation de l'avocat à lui payer la somme de 27 841,31 euros à titre de dommages et intérêts.
8. Le 17 novembre 2023, l'avocat a conclu au rejet des demandes.
Examen de la requête
Enoncé de la requête
9. En premier lieu, Mme [P] soutient que l'avocat a commis une faute en formalisant, sans avoir obtenu d'instruction en ce sens de sa part, un désistement du pourvoi contre l'arrêt du 3 juillet 2008.
10. En deuxième lieu, elle fait valoir que l'avocat a manqué à son devoir de diligence et de conseil en ne répondant pas à sa demande de rabat d'arrêt et en ne lui conseillant pas d'introduire une procédure de désaveu.
11. En troisième lieu, elle fait grief à l'avocat de ne pas avoir soulevé un moyen selon lequel la cour d'appel n'avait pas tiré les conséquences légales de ses constatations en se fondant, dans son arrêt du 6 janvier 2016 sur le constat d'huissier dont elle avait auparavant écarté la valeur probante. Elle ajoute qu'un moyen fondé sur la violation de l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt du 3 juillet 2008 pouvait aussi être articulé.
12. En quatrième lieu, elle lui reproche de ne pas lui avoir adressé l'avis de l'avocat général.
13. Au titre de son préjudice, Mme [P] soutient qu'elle a perdu une chance d'obtenir la cassation de l'arrêt du 3 juillet 2008 ainsi que celle de l'arrêt du 6 janvier 2016. Elle fait valoir un préjudice matériel correspondant au montant de sa condamnation prononcée au profit du syndicat, les frais d'expertise et les frais irrépétibles de l'entière instance, outre un préjudice moral.
14. En réponse, l'avocat soutient que c'est en accord avec Mme [P] et son avocat chargé de sa défense devant la cour d'appel que le pourvoi n'a pas été maintenu contre l'arrêt du 3 juillet 2008, que cet arrêt avait ordonné l'expertise qu'elle sollicitait et que Mme [P] ne s'était pas plainte du rejet de l'incident de faux, de sorte que cet arrêt ne pouvait faire l'objet d'aucun moyen sérieux de cassation et que ni le désistement partiel intervenu ni l'absence d'information sur une procédure de désaveu ne lui avaient causé un quelconque préjudice. Il ajoute qu'il avait déposé un grief se saisissant de l'argument de Mme [P] et qu'en toute hypothèse aucun moyen sérieux de cassation n'existait contre l'arrêt du 6 janvier 2016 en ce qu'il aurait contredit le premier dès lors que la valeur probante d'un même document relève du pouvoir souverain des juges du fond et que les motifs de l'arrêt du 3 juillet 2008 étaient dépourvus de toute autorité. Il observe enfin qu'il ne peut lui être reproché de ne pas avoir transmis un avis écrit du procureur général qui n'existait pas.
Réponse de la Cour
Vu l'article 13, alinéa 2, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 modifiée :
Sur l'absence de mandat spécial pour former un désistement et de conseil de mise en oeuvre d'une procédure de désaveu
15. Il ressort des productions que l'avocat a, le 27 janvier 2017, lors d'une consultation, conseillé à Mme [P] de se désister des pourvois, que, le 21 février 2017, il l'a informée d'un projet de mémoire ampliatif comportant deux moyens concernant exclusivement l'arrêt du 6 janvier 2016 et que, le 28 février 2017, en l'absence d'observation de sa cliente et de son conseil, il s'est désisté partiellement du pourvoi dirigé contre l'arrêt du 3 juillet 2008 et a déposé un mémoire ampliatif au soutien du pourvoi dirigé contre l'arrêt du 6 janvier 2016, de sorte que Mme [P] et son conseil ont eu connaissance de ce que l'avocat entendait limiter le pourvoi au second arrêt. Cependant, l'avocat a commis une faute en ne sollicitant pas un mandat spécial pour se désister partiellement contre le premier arrêt.
16. De même, il n'a pas informé Mme [P] de la possibilité d'introduire une procédure de désaveu lorsqu'elle a contesté le désistement effectué.
17. Toutefois, ces fautes ne sont susceptibles d'engager la responsabilité de l'avocat que s'il est établi qu'un pourvoi en cassation contre l'arrêt du 3 juillet 2008 aurait eu une chance d'aboutir à sa cassation.
18. Or, dès lors que cet arrêt avait accueilli la demande d'expertise et que le chef du dispositif rejetant l'incident de faux n'était pas contesté, ce pourvoi aurait nécessairement été déclaré irrecevable pour défaut d'intérêt à agir. Mme [P] ne justifie ainsi d'aucune perte de chance et l'existence d'un préjudice moral n'est pas davantage établie.
Sur l'absence de moyens critiquant la motivation de l'arrêt du 6 janvier 2016 fondée sur le constat d'huissier dont la valeur probante avait été écartée par l'arrêt du 3 juillet 2008
19. Dès lors que l'arrêt du 3 juillet 2008 a, avant-dire droit, ordonné une expertise, sans trancher dans son dispositif la question du caractère probant du constat d'huissier et que l'arrêt du 6 janvier 2016 a considéré comme établie la créance du syndicat des copropriétaires, au terme d'une appréciation souveraine par la cour d'appel des éléments de fait et de preuve soumis, en l'absence d'expertise, et en prenant en compte, outre le constat d'huissier, la validation des comptes par les assemblées générales et la concordance de ce constat avec un rapport d'audit privé produit par Mme [P], les moyens, qu'il est reproché à l'avocat de n'avoir pas soutenu, n'auraient pas permis d'obtenir la cassation de l'arrêt du 6 janvier 2016 et l'existence d'une faute de l'avocat doit donc être écartée.
Sur l'absence de communication de l'avis du procureur général
20. Dès lors que l'avis du procureur général n'était pas écrit mais a été développé oralement au cours de l'audience, il ne saurait être reproché à l'avocat de ne pas l'avoir communiqué à Mme [P].
21. La requête de Mme [P] doit donc être rejetée.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE la requête ;
Condamne Mme [P] aux dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf mars deux mille vingt-cinq.