LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
N° V 24-83.719 FS-B
N° 00246
GM
19 MARS 2025
CASSATION SANS RENVOI
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 19 MARS 2025
MM. [O] [K] et [E] [B] ont formé des pourvois contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, en date du 14 juin 2024, qui, dans l'information suivie contre eux des chefs, pour le premier, d'abus d'autorité et, pour le second, de complicité d'abus d'autorité, a prononcé sur les demandes d'annulation de pièces de la procédure.
Par ordonnance du 30 septembre 2024, le président de la chambre criminelle a joint les pourvois et prescrit leur examen immédiat.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de Mme Clément, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan et Féliers, avocat de M. [E] [B], les observations de la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat de M. [O] [K], les observations de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société [5], et les conclusions de M. Micolet, avocat général, après débats en l'audience publique du 29 janvier 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Clément, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, M. Wyon, Mme Piazza, MM. Samuel, de Lamy, Mme Jaillon, conseillers de la chambre, Mme Fouquet, M. Gillis, Mme Chafaï, M. Michon, Mme Bloch, conseillers référendaires, M. Micolet, avocat général, et M. Maréville, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. La [1] ([1]) [Localité 4] [1], sur délégation du maire de [Localité 4], M. [O] [K], a préempté le 26 mars 2014 des locaux commerciaux sis dans le centre commercial de [Adresse 7], appartenant à la société [5] (société [5]) et situés dans une zone d'aménagement concerté.
3. La société [5] refusant de conclure la vente au prix proposé, la [1] [Localité 4] [1] a saisi le juge de l'expropriation le 10 juin 2014 aux fins de voir fixer le prix du bien. Avant que l'expert désigné par le juge ne rende ses conclusions, elle a notifié à la société [5], le 8 février 2016, sa renonciation à la préemption.
4. Le 24 juillet 2017, la société [5], usant de son droit de délaissement, a invité la commune de [Localité 4] à acquérir son bien en application des articles L. 311-2 et L. 230-1 du code de l'urbanisme.
5. En l'absence d'accord amiable intervenu dans le délai d'un an, elle a saisi le juge de l'expropriation, le 6 août 2018, afin qu'il prononce le transfert de propriété et fixe le prix de vente.
6. Par délibération du 23 mai 2019, la commune de [Localité 4] a décidé la modification du périmètre de la zone d'aménagement concerté (ZAC) pour en exclure le centre commercial de [Adresse 7].
7. Le 28 juillet 2017, la société [5] a déposé plainte entre les mains du procureur de la République.
8. Une information ayant été ouverte, M. [K] a été mis en examen, le 22 mars 2023, du chef d'abus d'autorité, pour avoir, étant dépositaire de l'autorité publique en sa qualité de maire de la commune de [Localité 4], dans l'exercice de ses fonctions, pris des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi dans l'opération de préemption du centre commercial « [3] de [Adresse 7] », notamment en préemptant courant mars 2014 un bien immobilier au prix sous-évalué de 5 382 000 euros alors que le propriétaire avait obtenu un accord de vente privée au prix de 26 920 116 euros, en renonçant courant février 2016 à la préemption de ce bien et en modifiant à partir de mai 2018 le périmètre de la zone d'aménagement concerté afin de faire échapper la commune aux conséquences financières d'une procédure de délaissement initiée par la victime le 24 juillet 2017, avec cette circonstance que l'infraction a été suivie d'effets, au préjudice de la société en nom collectif [5].
9. M. [E] [B] a été mis en examen pour complicité de ces faits pour avoir, par aide ou assistance, et par fourniture d'instructions, étant directeur général des services à la mairie de [Localité 4], « facilité la commission d'un abus de pouvoir par le maire de la commune » agissant dans l'exercice de ses fonctions, l'infraction ayant consisté à prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi dans l'opération de préemption du centre commercial « [3] de [Adresse 7] ».
10. MM. [B] et [K] ont déposé des requêtes aux fins d'annulation de leurs mises en examen.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, proposé pour M. [K], et le premier moyen, pris en sa troisième branche, proposé pour M. [B]
11. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Mais sur le premier moyen, proposés pour M. [K], et le premier moyen, proposé pour M. [B]
Enoncé des moyens
12. Le premier moyen proposé pour M. [K] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la requête en annulation de la mise en examen de M. [K], alors « que l'article 432-1 du code pénal réprime la prise de mesures destinées à faire échec à l'exécution d'une loi par un dépositaire de l'autorité publique ; que le seul fait d'appliquer la loi, serait-ce même en abusant du droit qu'elle reconnait, ne permet pas d'établir l'existence de mesures prises en vue de faire échec à l'application de la loi ; qu'il appartient dès lors aux juges saisis d'une requête en annulation d'une mise en examen de préciser pour quelle disposition législative il existe des indices graves ou concordants de la volonté de faire échec à son application par une personne dépositaire de l'autorité publique ; que par délibération du 24 juin 2010, le Conseil municipal de la ville de [Localité 4] a concédé à la [1] ([1]) la réalisation de l'opération « [Adresse 8] » ([Adresse 8]) avec pour première mission l'acquisition des biens immobiliers bâtis nécessaires à la réalisation de l'opération ; qu'à cette fin, le droit de préempter lui a été délégué ; qu'il résulte de l'arrêt attaqué que, par délibération du 14 avril 2011, le Conseil municipal a décidé de la création d'une zone d'aménagement concerté sur le périmètre du [Adresse 8], au vu d'une étude préconisant le déplacement d'un centre commercial du site de [Adresse 7] ; que, le 29 janvier 2014, la [1] a été destinataire d'une déclaration d'aliéner de la société [5], filiale de [6], portant sur la galerie attenante à l'hypermarché [3] à la société [2], filiale de [3], pour le prix de 26 920 116 euros ; que la [1] a décidé de préempter au prix fixé par le service des domaines, et, face au refus de la société [5], a saisi le juge de l'expropriation d'une demande de fixation du prix, avant de renoncer, en l'état du constat que le prix qui allait être fixé selon la méthode retenue par le juge de l'expropriation allait être supérieur à l'enveloppe envisagée pour le projet ; qu'ensuite, en présence d'une offre de délaissement de la société [5], toujours au prix initial, la commune a décidé de modifier le périmètre de la ZAC, pour en exclure le centre commercial, ce qui rendait caduque l'offre de délaissement ; que la société [5] a alors porté plainte et une information judiciaire a été ouverte du chef du délit de l'article 432-1 du code pénal ; que la chambre de l'instruction a rappelé les faits pour lesquels le maire de la ville de [Localité 4] était mis en examen : l'exercice du droit de préemption à un prix sous-évalué, la renonciation à la préemption, la modification du périmètre de la ZAC afin d'échapper à l'exercice du droit de délaissement exercé par [5], affirmant que le maire soutient d'ailleurs ces décisions, dès lors qu'elles étaient liées à l'impossibilité de mener le projet à un prix supérieur à celui qui était proposé ; que le mémoire pour M. [K] soutenait qu'aucune disposition législative n'avait été méconnue et qu'aucune des mesures prises, seraient-elles imputables au maire, n'était illégale, ce qui ne permettait pas de caractériser l'élément matériel de l'infraction et a fortiori l'intention de faire obstacle à l'application de la loi ; que, si, en application de l'article L. 210-1 du code de l'urbanisme, l'exercice du droit de préemption doit répondre à l'intérêt général et si le montant auquel le titulaire du droit de préemption se propose d'acquérir un bien préempté peut constituer l'un des éléments permettant d'apprécier si la préemption répond aux finalités ou à un intérêt général suffisant, le caractère insuffisant ou excessif du prix de ce bien au regard du marché est, par lui-même, sans incidence sur la légalité de la préemption, laquelle peut être soumise au juge de l'expropriation ; que, par ailleurs, l'article L. 213-7 du même code permet aux parties de renoncer à la préemption, tant que le prix n'en a pas définitivement été fixé par le juge de l'expropriation ; qu'enfin, s'agissant de l'exercice du droit de délaissement, en application de l'article L.230-3 du code de l'urbanisme, en l'absence d'accord amiable sur le prix, dans un délai d'un an, celui-ci est fixé par le juge d'expropriation et que, tant que ce prix n'est pas définitivement fixé par le juge, la collectivité ou le service public qui fait l'objet de la mise en demeure peut modifier le projet de ZAC, dans lequel est inscrit le bien proposé, rendant caduque la mise en demeure, aucune disposition légale n'interdisant cette modification ; que, faute d'avoir précisé quelles dispositions légales auraient été méconnues dans le cadre de l'ensemble de l'opération à partir de l'exercice du droit de préemption, comme cela lui était demandé par le mis en examen, ce qui ne permet pas de s'assurer de la volonté de faire échec à l'exécution de la loi, l'abus de droit impliquant son application ne suffisant pas à caractériser l'infraction, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision au regard des articles 432-1 du code pénal, 80-1 et 593 du code de procédure pénale. »
13. Le premier moyen proposé pour M. [B] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la requête de M. [B] tendant à l'annulation de sa mise en examen du chef de complicité du délit d'abus d'autorité qu'aurait commis M. [K], maire de [Localité 4], et à son placement sous le statut de témoin assisté, alors :
« 4°/ que le délit d'abus d'autorité consiste dans son élément matériel à ne pas appliquer la loi ou à refuser de l'appliquer lorsqu'elle s'impose dans une situation donnée (Crim., 21 mars 2018, pourvoi n° 17-81.011) ; ne caractérise pas un tel refus le fait de renoncer dans les termes de la loi à une opération spécifique d'acquisition immobilière coûteuse, dont l'exécution n'était nullement obligatoire pour la collectivité publique qui l'avait entreprise ; la chambre de l'instruction a encore violé les textes précités ;
5°/ qu'en déduisant l'élément moral de l'infraction principale du fait que M. [K] aurait voulu éviter d'acheter le centre commercial de [Adresse 7] à un prix que les finances de la ville n'étaient pas en mesure de supporter, n'aurait pas voulu acquérir à un prix jugé excessif (26 000 000 €, soit supérieur de 11 000 000 € aux plus fortes estimations avancées à 15 000 000 €), ni créer une référence de prix excessive, toutes intentions parfaitement entendables et totalement exclusives d'un simple dessein de faire échec à une disposition législative impérative, la chambre de l'instruction qui n'a pas caractérisé une intention de faire échec à la loi en elle-même a violé les textes précités. »
Réponse de la Cour
14. Les moyens sont réunis.
Vu les articles 121-6, 432-1 du code pénal et 80-1 du code de procédure pénale :
15. Il résulte du troisième de ces textes que le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi.
16. Selon le premier, il suffit, pour que la complicité légale existe, que le fait principal soit punissable.
17. Le deuxième réprime le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, agissant dans l'exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi.
18. La réponse aux griefs implique la définition des termes « mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi. »
19. Il résulte des travaux parlementaires de la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l'Etat et la paix publique, dont sont issues ces dispositions, qu'elles sont inspirées, d'une part, des articles 188 à 191 de l'ancien code pénal, qui punissaient le fonctionnaire ou l'agent du gouvernement qui aurait requis ou ordonné l'action ou l'emploi de la force publique contre l'exécution d'une loi, d'une décision de justice, d'un ordre émané de l'autorité légitime, d'autre part, de l'article 124 du même code qui incriminait la concertation des personnes dépositaires de l'autorité publique pour prendre des mesures contre l'exécution des lois ou contre les ordres du gouvernement.
20. Le rapport au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale (Rapp. Ass. nat. n° 2244) relève que l'article 432-1 du code pénal n'est applicable qu'aux personnes dépositaires de l'autorité publique « dès lors qu'elles ne sont susceptibles d'être commises qu'à l'occasion de l'exercice d'un pouvoir de décision ». Il précise que « prendre des mesures susceptibles de faire échec à l'exécution des lois suppose en effet de détenir des prérogatives d'une importance de nature à empêcher l'application d'une loi. »
21. Lors des débats à l'Assemblée nationale, il a été souligné que ce texte vise « le fait, pour des agents publics, de s'approprier les moyens de la puissance publique dans le but de refuser l'exécution de la loi » et qu'il s'agit d'actions « mettant en cause le principe même de l'Etat » (Compte rendu de la 1ère séance du 8 octobre 1991, p. 4275).
22. Il s'en déduit que l'article 432-1 du code pénal réprime uniquement les mesures qui, prises par un dépositaire de l'autorité publique agissant dans l'exercice de ses fonctions, ont pour objet de faire directement obstacle à l'exécution d'une loi, exclusive de toute appréciation d'opportunité.
23. Pour rejeter la requête tendant à l'annulation de la mise en examen de M. [K], les juges, après avoir rappelé les éléments dont ils déduisent sa qualité de personne dépositaire de l'autorité publique agissant dans l'exercice de ses fonctions, énoncent que les faits consistent à avoir fait échec aux textes organisant le droit de préemption en préemptant l'immeuble en cause à un prix sous-évalué, en renonçant ensuite à ladite préemption, puis en modifiant le périmètre de la zone d'aménagement concerté afin de faire échapper la commune aux conséquences financières d'une procédure de délaissement initiée par la société [5], et ce afin d'empêcher cette dernière d'être protégée des conséquences excessives de la préemption non aboutie.
24. En statuant ainsi, sans établir l'existence d'indices graves ou concordants rendant vraisemblable la participation de M. [K] à des actes destinés à faire directement obstacle à l'exécution de la loi, la chambre de l'instruction a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
25. En effet, en premier lieu, le simple exercice du droit de préemption, puis la renonciation à ce droit, fussent-ils non conformes aux textes les régissant, ne sont pas, par eux-mêmes, des mesures susceptibles de faire échec à l'exécution de la loi.
26. En second lieu, les autres mesures, destinées à la modification du périmètre de la zone d'aménagement concerté, s'inscrivant dans la mise en oeuvre du droit pour une commune de réaliser des actions ou opérations d'aménagement répondant aux objets mentionnés à l'article 300-1 du code de l'urbanisme, et supposant ainsi l'appréciation de leur opportunité, ne pouvaient avoir directement pour objet de faire échec à l'exécution de la loi sur le délaissement.
27. Il se déduit de ces considérations que les conditions de la mise en examen de M. [K], ainsi que celle de M. [B] en qualité de complice de ce dernier, n'étaient pas réunies.
28. La cassation est par conséquent encourue, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs.
Portée et conséquences de la cassation
29. En raison de la cassation prononcée, il n'y a pas lieu d'examiner le second moyen proposé pour M. [B] et le troisième moyen proposé pour M. [K].
30. La cassation aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.
31. La Cour de cassation prononcera la nullité de la mise en examen de M. [K] et de M. [B] des chefs respectivement d'abus d'autorité et de complicité d'abus d'autorité dans les conditions précisées au dispositif.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, en date du 14 juin 2024 ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
PRONONCE la nullité de la mise en examen de M. [O] [K] du chef d'abus d'autorité ;
PRONONCE la nullité de la mise en examen de M. [E] [B] du chef de complicité d'abus d'autorité ;
DIT que, par l'effet de ces annulations, MM. [O] [K] et [E] [B] sont considérés comme témoins assistés relativement aux infractions d'abus d'autorité et complicité, à compter de leurs interrogatoires de première comparution, pour l'ensemble de leurs interrogatoires ultérieurs et jusqu'à l'issue de l'information, sous réserve des dispositions des articles 113-6 et 113-8 du code de procédure pénale ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf mars deux mille vingt-cinq.