N°10209 du rôle Inscrit le 5 août 1997 Audience publique du 19 février 1998
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Recours formé par Monsieur … RUSSO et Madame … PEPIC contre le ministre du Travail et de l’Emploi en matière de permis de travail
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Vu la requête déposée le 5 août 1997 au greffe du tribunal administratif par Maître Cathy ARENDT, avocat inscrit à la liste I du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, aux noms de Monsieur … RUSSO, restaurateur, demeurant à …, et de Madame … PEPIC, sans état, demeurant à L-4832 Rodange, 470, route de Longwy, tendant à l’annulation d’un arrêté du ministre du Travail et de l’Emploi du 15 juillet 1997 refusant à Madame PEPIC le permis de travail sollicité par son futur employeur Monsieur RUSSO;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 1er décembre 1997;
Vu le mémoire en réplique déposé au nom des demandeurs au greffe du tribunal le 15 décembre 1997;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Cathy ARENDT et Madame le délégué du gouvernement Claudine KONSBRUCK en leurs plaidoiries respectives.
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Par contrat d’emploi à durée indéterminée daté du 2 juin 1997, Monsieur … RUSSO a engagé Madame … PEPIC, de nationalité yougoslave, en qualité de femme de ménage, avec effet à partir du 7 juin 1997, pour travailler dans son domicile privé. L’horaire normal du travail a été fixé à 40 heures par semaine.
Une déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention du permis de travail, non datée, a été introduite auprès de l’administration de l’Emploi, ci-après dénommée « l’ADEM », en date du 5 juin 1997. Il a été expressément indiqué sur ledit formulaire que la date d’entrée en service de Madame PEPIC a été fixée au 7 juin 1997, sous réserve de l’octroi du permis de travail. Il ressort également de ladite déclaration que la rémunération brute a été fixée à 15.000.- francs, auxquels s’ajoutent la nourriture et le logement fournis par le futur employeur de Madame PEPIC.
Le permis de travail a été refusé à Madame PEPIC par arrêté du 15 juillet 1997 aux motifs suivants:
« - pour des raisons inhérentes à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi;
1 - priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen (E.E.E.);
- poste de travail non déclaré vacant par l’employeur;
- des demandeurs d’emploi appropriés sont disponibles sur place. » Par requête déposée le 5 août 1997, Monsieur … RUSSO et Madame … PEPIC ont introduit un recours en annulation contre ledit arrêté ministériel du 15 juillet 1997.
A l’appui de leur recours, les demandeurs font valoir que la décision attaquée est insuffisamment motivée dans la mesure où les motifs énoncés dans l’arrêté ministériel litigieux sont trop généraux et ne contiennent aucune référence à la situation particulière de Monsieur RUSSO et de Madame PEPIC.
Quant au fond, ils estiment que la décision attaquée doit être annulée pour erreur de droit, sinon pour erreur de fait, sinon pour erreur d’appréciation manifeste, étant donné qu’aucune des dispositions légales citées à l’appui de la décision litigieuse, à savoir l’article 27 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1. l’entrée et le séjour des étrangers; 2. le contrôle médical des étrangers; 3. l’emploi de la main-d’oeuvre étrangère et l’article 10 du règlement grand-ducal modifié du 12 mai 1972 déterminant les mesures applicables pour l’emploi des travailleurs étrangers sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, ne prévoit une priorité d’emploi en faveur des ressortissants de l’Espace Economique Européen, ni que le poste de travail doit être déclaré vacant par l’employeur ni encore qu’il faut vérifier d’abord si des demandeurs d’emploi appropriés sont disponibles sur place.
Par ailleurs, ils font exposer que le ministre du Travail et de l’Emploi n’a pas tenu compte de leur situation particulière dans la mesure où, nonobstant le fait qu’il existe peut-être des personnes disponibles sur le marché luxembourgeois en vue d’occuper un poste de femme de ménage, le profil de Madame PEPIC ainsi que les attentes légitimes de Monsieur RUSSO feraient en sorte que Madame PEPIC serait la personne idéale pour s’occuper du ménage de Monsieur RUSSO. Dans ce contexte, ils font valoir qu’en-dehors du fait que Madame PEPIC sera logée et nourrie dans la famille de Monsieur RUSSO et qu’elle s’occupe du ménage de la famille RUSSO, elle garde également les enfants de Monsieur RUSSO et qu’il est partant nécessaire qu’il s’installe une relation de confiance entre les deux parties afin que Madame PEPIC puisse s’intégrer utilement dans la famille de Monsieur RUSSO. A part ce critère de recrutement, Monsieur RUSSO exigeait encore que Madame PEPIC maîtrise l’anglais, au motif qu’il s’agit de la langue parlée au sein de la famille de Monsieur RUSSO du fait que ce dernier n’est pas familier ni avec la langue française, ni avec la langue luxembourgeoise. Enfin, Monsieur RUSSO a déclaré avoir recherché activement une femme de ménage correspondant au profil défini par lui, en faisant des annonces dans des journaux, sans que ces recherches n’aient été fructueuses. D’ailleurs, à l’appui de ses dires, il a versé deux annonces publiées dans l’hebdomadaire Luxbazar.
En ce qui concerne le premier motif de refus du permis de travail, le délégué du gouvernement estime que Madame PEPIC et Monsieur RUSSO ne pouvaient pas se méprendre sur les raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi, auxquelles il est fait référence dans l’arrêté attaqué, au vu de l’évolution du chômage au Luxembourg et, d’une manière générale, en Europe, et au vu du nombre de demandes de travail émanant d’ouvriers non qualifiés non satisfaites. Dans ce contexte, il relève qu’au moment de la prise de décision, 2042 ouvriers non qualifiés étaient à la recherche d’un emploi au Luxembourg.
2 Il ajoute que la décision est également motivée par le fait que la situation particulière de Madame PEPIC, qui ne possède pas d’autorisation de séjour au Luxembourg et auquel le statut de réfugié politique sollicité au Luxembourg a été refusé, la met sur un pied d’égalité avec un travailleur recruté à l’étranger et que partant l’article 16 de la loi modifiée du 21 février 1976 concernant l’organisation et le fonctionnement de l’administration de l’Emploi et portant création d’une commission nationale de l’Emploi, est à respecter et que plus particulièrement l’autorisation prévue audit article afin de permettre le recrutement de travailleurs à l’étranger doit être obtenue, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce.
En ce qui concerne le deuxième motif de refus du permis de travail, à savoir la priorité à accorder à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen, il se réfère à l’article 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 qui prévoit expressément une telle priorité à l’embauche.
Quant au motif tiré d’un défaut par l’employeur de déclarer le poste de travail vacant, le délégué estime qu’en violation de l’article 9 de la loi précitée du 21 février 1976, Monsieur RUSSO n’a pas déclaré le poste de travail vacant qu’il a offert par la suite à Madame PEPIC.
Enfin, en ce qui concerne le motif de la disponibilité de demandeurs d’emploi sur le marché de l’emploi du Luxembourg, le représentant étatique indique d’un côté que tous les demandeurs d’emploi et chômeurs sont par définition concrètement disponibles pour le marché de l’emploi et que, d’autre part, 2042 demandeurs d’emploi étaient inscrits au bureau de l’ADEM au mois de juillet 1997. Dans ce contexte, il est encore d’avis qu’aucun salarié ne peut être obligé d’accepter le logement et la nourriture offerts par l’employeur potentiel, surtout si ces deux prestations en nature sont « facturées » à 31.275.- francs par mois.
Le représentant étatique invoque encore, comme motif à la base de la décision querellée, que le permis de travail a pu être refusé, en vertu de l’article 10, alinéa 3 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, à Madame PEPIC au motif que le statut de réfugié politique lui a été refusé et qu’elle n’est pas en possession d’une autorisation de séjour.
Enfin, il estime que les conditions à satisfaire par Madame PEPIC, tel qu’exigées par Monsieur RUSSO, à savoir existence d’une relation de confiance et la maîtrise de la langue anglaise, ne seraient prévues par aucune disposition légale applicable et que, par conséquent, ces considérations ne pourraient pas être prises en compte.
Dans leur mémoire en réplique, les demandeurs relèvent que le motif tiré de la violation de l’article 16 de la loi précitée du 21 février 1976 n’a été invoqué par l’administration que dans le mémoire en réponse du délégué du gouvernement alors que ce motif aurait dû figurer dans l’arrêté ministériel attaqué. Par ailleurs, ils estiment que cette disposition légale ne s’applique pas à eux, du fait qu’elle vise la situation dans laquelle un employeur fait activement des démarches, avec ou sans autorisation de l’ADEM, pour trouver des travailleurs à l’étranger, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce, étant donné que Madame PEPIC vivait au Luxembourg depuis presqu’un an au moment où la demande de permis de travail a été introduite auprès de l’administration.
Les demandeurs font encore valoir que le règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, invoqué par le délégué du gouvernement afin de justifier la priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen, serait contraire à l’article 11 (6) de la Constitution, au motif qu’un règlement grand-ducal ne pourrait pas édicter une restriction à la liberté d’un chef d’entreprise de choisir les personnes qu’il entend employer. A titre subsidiaire, 3 et pour le cas où le tribunal ne retiendrait pas ce raisonnement, ils estiment que le ministre a fait une fausse interprétation du texte cité ainsi que de l’article 1er du règlement CEE n° 1612/68 du Conseil relatif à la liberté de circulation des travailleurs, qui dispose que les ressortissants communautaires doivent bénéficier de la même priorité que les ressortissants de l’Etat membre d’accueil en ce qui concerne l’accès aux emplois disponibles. Or, d’après les demandeurs, il n’existerait aucune priorité d’embauchage pour un ressortissant luxembourgeois ou communautaire pour un poste vacant de femme de ménage.
Dans le même mémoire en réplique, les demandeurs contestent encore la disponibilité des demandeurs d’emploi sur le marché en invoquant d’un côté qu’aucun des textes de loi cités par l’arrêté attaqué ne prévoit la condition selon laquelle une personne ne peut être engagée par un employeur que s’il n’y a pas d’autres demandeurs d’emploi appropriés disponibles sur place et, d’un autre côté, qu’en vertu du principe de la liberté contractuelle, un employeur doit être libre de recruter une personne plutôt qu’une autre en tenant encore compte, dans le cas d’espèce, de la relation de confiance qui doit exister entre Monsieur RUSSO et la personne qui doit s’occuper de son ménage ainsi que de ses enfants et que partant on ne pourrait retenir que chacun des 2042 demandeurs d’emploi inscrits aux bureaux de placement au mois de juillet 1997, tels que cités par le délégué du gouvernement, serait apte et approprié afin d’être recruté par Monsieur RUSSO.
Enfin, ils rétorquent au délégué du gouvernement que celui-ci ne saurait se baser sur l’article 10 alinéa 3 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 afin de refuser la délivrance d’un permis de travail, au motif que Madame PEPIC n’est pas en possession d’une autorisation de séjour, alors que la disposition légale en question viserait une toute autre situation que celle de Madame PEPIC. Dans ce contexte, ils font valoir qu’en date du 3 juin 1997, Madame PEPIC a sollicité une autorisation de séjour auprès du ministère de la Justice et qu’à la date de ce jour, elle n’a toujours pas reçu de réponse à ce sujet, et qu’a fortiori, aucune décision de refus ne serait intervenue.
Le recours ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
La décision déférée se réfère à une motivation libellée en quatre volets. Concernant les deux premiers motifs invoqués par le ministre pour justifier sa décision de refus, il échet de retenir que si la référence à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi, ainsi qu’à l’accès prioritaire aux emplois disponibles de ressortissants de l’Espace Economique Européen se justifie, en principe, face au désir de l’employeur d’embaucher un travailleur de nationalité yougoslave, c’est-à-dire originaire d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’Espace Economique Européen, il reste néanmoins que le ministre du Travail et de l’Emploi ne peut refuser un permis de travail qu’à la condition de se référer avec précision à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi existant au moment où la décision est prise et de viser la situation particulière dans la profession pour laquelle le permis est sollicité. De même, la décision de refus d’un emploi à un non-ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne ou de l’Espace Economique Européen doit être motivée d’après les éléments objectifs tirés du marché de l’emploi.
En ce qui concerne le premier motif de refus du permis de travail, tiré des raisons inhérentes à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi, le juge administratif est dans l’impossibilité de contrôler la légalité de ce motif, étant donné que ce premier volet de motivation se limite à reprendre une formule générale et abstraite prévue par la loi, sans tenter de préciser concrètement comment, dans le cas d’espèce, des raisons de fait permettent de justifier ce motif. Cette insuffisance du motif de refus constitue une insuffisance équivalant à une absence de motivation. Le ministre du Travail a omis de se référer avec précision à la 4 situation et à l’organisation du marché de l’emploi existant au moment où la décision a été prise et de viser la situation particulière de la profession pour laquelle le permis est sollicité.
Quant au deuxième motif de refus du permis de travail, tenant à la priorité à accorder lors de l’octroi d’un permis de travail, aux ressortissants de l’Espace Economique Européen, le délégué du gouvernement a explicité ce motif dans son mémoire en réponse, en se référant à l’article 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, pour justifier une telle priorité à l’embauche. Cet article 10 (1) dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi, compte tenu de la priorité à l’embauche dont bénéficient les ressortissants des Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’Espace Economique Européen, conformément à l’article 1er du règlement CEE 1612/68 concernant la libre circulation des travailleurs ».
Cette disposition trouve sa base légale habilitante à la fois dans l’article 27 de la loi précitée du 28 mars 1972, qui dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi » et dans l’article 1er du règlement CEE n° 1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, qui dispose que « 1) Tout ressortissant d’un Etat membre, quel que soit le lieu de sa résidence, a le droit d’accéder à une activité salariée et de l’exercer sur le territoire d’un autre Etat membre, conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l’emploi des travailleurs nationaux de cet Etat.
2) Ils bénéficient notamment sur le territoire d’un autre Etat membre de la même priorité que les ressortissants de cet Etat dans l’accès aux emplois disponibles ».
C’est à tort que les demandeurs estiment que le règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, ne devrait pas être pris en considération, au motif qu’il serait contraire à l’article 11 (6) de la Constitution, en ce qu’un règlement grand-ducal, émanant du pouvoir exécutif, ne pourrait pas restreindre la liberté d’un chef d’entreprise de choisir les personnes qu’il entend employer, tel que ce principe résulterait de l’article précité de la Constitution. Il échet en effet de constater que le paragraphe (6) de l’article 11 de la Constitution ne traite pas, contrairement à ce que les demandeurs veulent faire croire, du droit au travail, qui est expressément visé par le paragraphe (4) dudit article, mais la liberté d’installer et d’exercer, en tant que chef d’entreprise, un commerce, une industrie, une profession libérale ou une entreprise agricole.
Pour le surplus, il convient de constater que le paragraphe (4) dudit article 11, qui détermine que « la loi garantit le droit au travail et assure à chaque citoyen l’exercice de ce droit », s’applique d’abord aux ressortissants luxembourgeois et, ensuite, par assimilation, sur base de la réglementation communautaire, aux ressortissants des Communautés Européennes voire aux ressortissants de l’Espace Economique Européen. C’est donc également à tort que les demandeurs estiment qu’il n’existerait aucune disposition légale d’origine luxembourgeoise qui prévoirait une priorité d’embauchage en faveur des ressortissants luxembourgeois. Le moyen afférent des demandeurs doit partant être écarté et il convient maintenant de déterminer si ce motif peut légalement justifier la décision de refus du permis de travail.
Les articles 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 et 27 de la loi précitée du 28 mars 1972 confèrent à l’autorité investie du pouvoir respectivement d’octroyer et de renouveler le permis de travail, la faculté de le refuser en raison de considérations tirées des impératifs dérivant du marché de l’emploi du point de vue notamment de sa situation, de 5 son évolution et de son organisation et ceci en vue de la protection sociale aussi bien des travailleurs désirant occuper un emploi au Grand-Duché que des travailleurs déjà occupés dans le pays (v. trav. parl. relatifs au projet de loi n° 2097, exposé des motifs, page 2).
Au voeu de l’article 28 de la loi du 28 mars 1972, et de l’article 1er du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, seuls les travailleurs ressortissant d’un des pays membres des Communautés Européennes sont dispensés de la formalité du permis de travail.
En l’espèce, la référence à l’accès prioritaire aux emplois disponibles des ressortissants E.E.E. se justifie donc, en principe, face au désir de l’employeur d’embaucher un travailleur de nationalité yougoslave, c’est-à-dire originaire d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’Espace Economique Européen.
Cependant, le principe de la priorité à l’embauche de ressortissants de l’Espace Economique Européen sur lequel la décision ministérielle litigieuse s’est basée ne peut être valablement invoqué par l’autorité compétente, c’est-à-dire le ministre du Travail et de l’Emploi, pour refuser un permis de travail qu’à la condition de se référer avec précision non seulement à la situation et à l’organisation du marché de l’emploi existant au moment où la décision est prise, mais également à la situation particulière dans la profession pour laquelle le permis est sollicité et la décision de refus d’un emploi à un non-ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne doit également être motivée d’après les éléments objectifs tirés du marché de l’emploi (v. CE. 3 mai 1995, n° 9120 du rôle). Ces précisions n’ayant pas été fournies par l’administration ni dans sa décision attaquée, ni en cours d’instance, il y a lieu de retenir une insuffisance de motifs équivalente à une absence de motivation.
Le fait, par l’administration de se limiter, dans la décision déférée et pour justifier celle-ci, à reprendre les formules générales et abstraites prévues par la loi, sans tenter de préciser concrètement comment, dans le cas d’espèce, des raisons de fait permettent de justifier la décision, équivaut à une absence de motivation, mettant le juge administratif dans l’impossibilité de contrôler la légalité de l’acte.
Les deux premiers motifs indiqués par le ministre dans la décision attaquée, ne correspondent pas au critère de précision requis et ne sauraient partant légalement justifier la décision émise.
Quant au troisième motif de refus indiqué dans la décision litigieuse, tiré du défaut par l’employeur de déclarer le poste de travail vacant, il y a lieu de relever que l’article 9 de la loi précitée du 21 février 1976 dispose que « dans l’intérêt du maintien du plein emploi, de l’analyse du marché de l’emploi et du recrutement de travailleurs à l’étranger, la déclaration des places vacantes à l’Administration de l’Emploi est obligatoire ». Cette disposition établit donc une obligation générale de déclaration des vacances de postes. Cette obligation ne porte que sur la seule déclaration de la vacance de poste, elle ne touche pas à la liberté de l’employeur dans son choix d’un candidat à un poste (trav. parl. relatifs au projet de loi n° 1682, commentaire des articles, ad. art. 9, p. 6). Par ailleurs, si ladite disposition est impérative et sanctionnée d’une peine d’amende en cas de violation, l’omission de déclarer la vacance de poste ne saurait cependant justifier de plein droit le refus d’un permis pour un travail spécifique.
Outre, cette obligation générale, le législateur a ajouté une obligation spécifique, en cas d’engagement de travailleurs étrangers, instituée par l’article 4 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, qui prévoit qu’ « aucun employeur ne peut occuper un travailleur 6 étranger non muni d’un permis de travail valable et sans avoir au préalable fait une déclaration à l’Administration de l’Emploi relative au poste de travail à occuper ». Cette disposition s’analyse en l’obligation spécifique de l’employeur de déclarer l’intention d’engager un tel travailleur avant son entrée en service. Ladite déclaration d’intention d’engager un travailleur, à condition qu’il obtienne, par la suite, un permis de travail, est distincte de l’engagement proprement dit.
En l’espèce, la déclaration de poste vacant n’a pas été spécialement et expressément faite, mais elle ressort implicitement de la déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention du permis de travail, introduite auprès de l’ADEM en date du 5 juin 1997, en vue de l’obtention de l’autorisation d’engager Madame PEPIC. Il ressort par ailleurs expressément de ladite déclaration d’engagement que la date d’entrée en service a été fixée au 7 juin 1997, sous la réserve de l’octroi d’un permis de travail.
Le refus d’un permis de travail pour un poste spécifique ne saurait être basé sur l’absence d’une déclaration de poste vacant introduite avant l’introduction d’une déclaration d’engagement, étant donné que ni l’article 9 de la loi précitée du 21 février 1976, ni l’article 4 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, ni un autre texte ne contiennent une telle disposition.
En effet, comme ci-avant exposé, l’article 4 précité exige uniquement que l’employeur déclare l’intention d’engager un travailleur étranger avant son entrée en service, mais n’exige pas que le poste soit impérativement déclaré vacant avant l’introduction d’une déclaration d’engagement. La déclaration de poste vacant et la déclaration d’engagement peuvent être introduites concomitamment et même se dégager, comme en l’espèce, l’une de l’autre. L’administration ne saurait valablement soutenir ne pas avoir été utilement informée de la vacance de poste, dès lors que cette information ressort clairement et nécessairement de la déclaration d’engagement.
Comme en outre, en l’espèce, l’intention d’engager Madame PEPIC a été déclarée en date du 5 juin 1997, l’entrée en service ayant été subordonnée à l’octroi d’un permis de travail, les dispositions spécifiques du prédit article 4 ont été respectées. Ce motif ne saurait donc justifier la décision de refus du permis de travail.
En ce qui concerne le quatrième volet de la motivation contenue dans la décision attaquée, basé sur la disponibilité sur place de demandeurs d’emploi appropriés, il y a lieu de relever que le ministre n’a fourni aucune indication précise quant au nombre, à l’identité et au profil professionnel de ces personnes, sans établir, par ailleurs, concrètement cette disponibilité.
En cours d’instance, le délégué du gouvernement a complété la motivation de la décision ministérielle sur ce point en précisant que le travail de femme de ménage constitue une fonction ne nécessitant aucune qualification particulière et en ajoutant qu’au moment de la prise de la décision querellée, 2.042 ouvriers non qualifiés étaient à la recherche d’un emploi au Luxembourg et qu’ils étaient partant disponibles en vue d’occuper le poste de femme de ménage que Monsieur RUSSO entendait faire occuper.
La sanction d’une absence de motivation d’une décision administrative consiste dans la suspension des délais de recours. La décision reste valable et l’administration peut produire ou compléter ses motifs postérieurement et même pour la première fois en cours d’instance.
7 En ce qui concerne la disponibilité sur place de demandeurs d’emploi appropriés, susceptibles d’occuper l’emploi déclaré vacant par Monsieur RUSSO, motif invoqué par le ministre à l’appui de sa décision de refus, l’ADEM, informée de la vacance de poste depuis le 5 juin 1997, disposait d’un délai utile pour assigner des candidats inscrits dans les bureaux de placement et remplissant les critères prétracés pour le poste à pourvoir, auxquels une priorité aurait dû être accordée, étant donné qu’aucune date définitive n’a été prévue pour l’entrée en service de Madame PEPIC, étant donné que la date d’entrée en service était subordonnée à l’octroi d’un permis de travail en sa faveur. Comme aucune assignation n’a été faite par l’administration, celle-ci reste en défaut de rapporter la preuve de la présence de main-d’oeuvre disponible et prioritaire. En effet, il ne suffit pas de faire état de 2.042 ouvriers non qualifiés inscrits en tant que demandeurs d’emploi auprès des bureaux de placement au moment de la prise de la décision pour en conclure que parmi ces 2.042 personnes se trouvait une personne apte et qualifiée, d’après les critères fixés par l’employeur potentiel, à fournir le travail demandé par ce dernier. S’il est vrai qu’une personne chargée de faire le ménage et de garder les enfants d’une famille, n’a pas besoin de qualifications particulières, il n’en résulte pas que toute personne, non qualifiée, inscrite en tant que demandeur d’emploi soit nécessairement capable et disponible en vue d’effectuer le travail en question. En plus, dans le cas d’espèce, l’employeur potentiel a légitimement pu exiger de la personne à recruter des connaissances approfondies en anglais et une relation de confiance existant entre elle-même et la famille au sein de laquelle elle serait engagée, parce qu’elle est censée faire partie intégrante de cette famille étant donné qu’elle y sera logée et nourrie. Il ressort des informations à disposition du tribunal, et plus particulièrement des informations fournies par le délégué du gouvernement, qu’aucun des 2.042 travailleurs non qualifiés prétendument disponibles sur le marché de l’emploi au moment de la prise de la décision, auxquels une priorité aurait dû être accordé, n’a été assigné à Monsieur RUSSO, alors même que l’ADEM disposait d’un délai utile pour assigner des candidats inscrits dans les bureaux de placement et remplissant les critères prétracés pour le poste à pourvoir. Comme aucune assignation n’a été faite, l’administration reste en défaut de rapporter la preuve de la présence de main-d’oeuvre disponible et prioritaire, et partant ce motif ne saurait justifier la décision de refus.
En cours d’instance le délégué du gouvernement a complété la motivation de la décision ministérielle en invoquant deux autres motifs se trouvant à la base de la décision de refus du permis de travail, non expressément visés par cette dernière, tenant à la violation de l’article 16 (1) de la loi précitée du 21 février 1976 et tenant à l’article 10, alinéa 3 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972.
Comme dans le cadre d’un recours en annulation la juridiction administrative est appelée à contrôler également les motifs complémentaires lui soumis par la partie ayant pris la décision déférée en cours d’instance, par l’intermédiaire de son mandataire, il échet d’analyser la légalité des deux motifs en question.
Quant au moyen tiré de la violation de l’article 16 de la loi précitée du 21 février 1976, qui dispose dans son paragraphe (1) que « le recrutement de travailleurs à l’étranger est de la compétence exclusive de l’Administration de l’Emploi. Tout autre recrutement, …, est prohibé sous peine des sanctions prévues à l’article 41 de la présente loi. Cette disposition ne porte pas atteinte à la réglementation concernant la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté Européenne », le délégué du gouvernement fait valoir qu’une personne résidant au Luxembourg sans être en possession d’une autorisation de séjour valable et à laquelle le statut de réfugié politique a été refusé, est à mettre sur un pied d’égalité avec un travailleur recruté à l’étranger tel que visé par l’article 16 paragraphe (1) précité, et qu’en l’espèce Monsieur RUSSO n’était pas en possession d’une autorisation en vue de procéder à un recrutement à l’étranger.
8 L’article 16 (1) précité fixe en principe pour l’ADEM le monopole de procéder au recrutement de travailleurs à l’étranger et cela pour des raisons inhérentes à la surveillance du marché de l’emploi, ensuite pour des motifs concernant la santé publique, l’ordre public et la sécurité publique, enfin dans l’intérêt de la protection de l’emploi de la main-d’oeuvre occupée dans le pays (trav. parl., n° 1682, exposé des motifs).
L’hypothèse visée par l’article 16 paragraphe (1) vise donc expressément à la fois le cas dans lequel l’employeur potentiel se rend à l’étranger afin d’y recruter un ou plusieurs travailleurs à engager au Luxembourg pour y travailler et le cas dans lequel le travailleur, non-
ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne, est domicilié à l’étranger avant son recrutement par l’employeur luxembourgeois.
En l’espèce, il n’est pas contesté que Madame PEPIC résidait au Luxembourg depuis une année environ au moment où elle a introduit sa demande en obtention d’un permis de travail. Il est en l’espèce indifférent de savoir si, pour pouvoir résider au Luxembourg, elle disposait d’un titre de séjour valable, d’autant plus que ce séjour au Luxembourg était connu par les autorités luxembourgeoises, notamment dans le cadre d’une procédure intentée par elle en vue de l’obtention du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève. Son séjour au Luxembourg était donc pour le moins toléré par les autorités officielles luxembourgeoises.
Etant donné qu’au moment où Monsieur RUSSO a décidé de recruter Madame PEPIC, sous la condition suspensive de l’obtention d’un permis de travail, en tant que femme de ménage et gouvernante de ses enfants, Madame PEPIC se trouvait au Luxembourg, il n’a donc pas dû faire venir Madame PEPIC de l’étranger pour venir s’installer au Luxembourg, et a fortiori il n’a pas dû se rendre à l’étranger pour la recruter. Par conséquent, il n’était pas obligé de solliciter auprès de l’ADEM l’autorisation de recruter un travailleur à l’étranger.
La décision ministérielle litigieuse ne se justifie donc pas par ce motif.
Quant au dernier motif de refus invoqué par l’administration pour justifier sa décision, tiré de l’article 10, alinéa 3 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, en vertu duquel « le permis de travail sera retiré au travailleur étranger… 2) auquel l’autorisation de séjour sur le territoire luxembourgeois a été retirée », il échet de constater que ce motif ne peut pas justifier la décision incriminée étant donné que la disposition en question s’applique exclusivement à l’hypothèse où un résident étranger au Luxembourg, s’est à la suite de l’obtention d’une autorisation de séjour valable, vu retirer celle-ci par les autorités luxembourgeoises, alors qu’en l’espèce Madame PEPIC n’était jamais en possession d’un titre de séjour valable pour le Luxembourg.
Il résulte des considérations qui précèdent, que le recours est fondé et que l’arrêté ministériel attaqué encourt l’annulation.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en annulation en la forme et le déclare fondé;
annule l’arrêté ministériel du 15 juillet 1997;
9 renvoie l’affaire devant le ministre du Travail et de l’Emploi;
met les frais à charge de l’Etat.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 19 février 1998, par le vice-président, en présence du greffier.
Legille Schockweiler greffier vice-président 10