N° 10076 du rôle Inscrit le 20 juin 1997 Audience publique du 26 mars 1998
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Recours formé par Monsieur … SARAIVA CAROLLA contre le ministre de la Justice en matière d’expulsion
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Vu la requête déposée le 20 juin 1997 au greffe du tribunal administratif par Maître Laurent NIEDNER, avocat inscrit à la liste I du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur … SARAIVA CAROLLA, de nationalité portugaise, actuellement détenu au Centre Pénitentiaire de Luxembourg à Schrassig, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’un arrêté du ministre de la Justice du 24 mars 1997, ordonnant l’expulsion du demandeur;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 janvier 1998;
Vu les pièces versées en cause et notamment l’arrêté critiqué;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Laurent NIEDNER et Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives.
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Le 24 mars 1997, le ministre de la Justice prit un arrêté d’expulsion, sur base de l’article 9 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant: 1. l’entrée et le séjour des étrangers;
2. le contrôle médical des étrangers; 3. l’emploi de la main-d’oeuvre étrangère, à l’encontre de Monsieur … SARAIVA CAROLLA, né le 8 avril 1962, de nationalité portugaise.
L’expulsion de Monsieur SARAIVA CAROLLA était motivée comme suit: « -
l’intéressé a été condamné le 2 mai 1996 par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg à une peine d’emprisonnement de 18 mois dont 9 mois avec sursis (déchu) du chef d’infractions aux articles 7 et 8 de la loi modifiée du 19 février 1973 concernant la vente de substances médicamenteuses et la lutte contre la toxicomanie, et le 31 octobre 1996 par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg à une peine d’emprisonnement de 2 ans ainsi qu’à une amende de 30.000.- LUF du chef d’infractions aux articles 7 et 8 de la loi modifiée du 19 février 1973 concernant la vente de substances médicamenteuses et la lutte contre la toxicomanie; - par son comportement personnel il constitue un danger grave pour l’ordre public ».
1 Par requête déposée le 20 juin 1997, Monsieur SARAIVA CAROLLA a introduit un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de ladite décision ministérielle.
A l’appui de son recours, il fait valoir que la décision ministérielle critiquée constituerait une discrimination illégale dans la mesure où elle serait fondée sur sa seule nationalité portugaise. En effet, un ressortissant luxembourgeois ne pourrait jamais faire l’objet d’un arrêté d’expulsion. L’arrêté litigieux contreviendrait donc à l’article 3 de la loi du 27 juillet 1993 concernant l’intégration des étrangers au Grand-Duché de Luxembourg ainsi que l’action sociale en faveur des étrangers. Il fait encore exposer dans ce contexte que l’article 3 de la loi précitée aurait nécessairement abrogé toutes les dispositions légales antérieures en sens contraire, dont notamment l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972.
Le délégué du gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours en réformation au motif que la loi précitée du 28 mars 1972 n’attribuerait pas compétence aux juridictions administratives de siéger en tant que juge du fond en matière de recours dirigé contre des arrêtés d’expulsion.
Quant au fond, il relève que le demandeur n’aurait jamais été déclaré au Luxembourg et qu’il y aurait séjourné de manière irrégulière, étant donné qu’il n’a jamais demandé de titre de séjour au Luxembourg.
Quant au moyen invoqué par le demandeur tiré de la violation de l’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993, il soutient qu’à défaut d’abrogation explicite de l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972 par l’article 3 en question, l’article 9 resterait en vigueur, au motif qu’une abrogation implicite de dispositions légales ayant trait au maintien de l’ordre public ne se concevrait pas.
Il estime plus particulièrement qu’aucun texte de loi national ou international n’empêcherait l’expulsion d’un étranger qui porte atteinte à l’ordre public, d’autant plus que la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales admettrait elle-
même l’expulsion dans des conditions déterminées.
En rappelant que l’objet de la loi précitée du 27 juillet 1993 serait l’intégration des étrangers séjournant légalement au Luxembourg, il constate que le demandeur n’aurait jamais eu l’intention de s’intégrer dans la société luxembourgeoise, en préférant vivre tantôt dans un foyer pour personnes sans abri, tantôt dans la rue, tantôt en prison.
Le tribunal administratif est incompétent pour connaître du recours en réformation introduit à titre principal contre l’arrêté ministériel critiqué du 24 mars 1997, étant donné qu’un recours de pleine juridiction n’est pas prévu en la matière. Le recours en annulation, introduit à titre subsidiaire, est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Concernant le seul moyen invoqué par le demandeur, tiré de la violation de l’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993, qui dispose que « toute discrimination d’une personne, d’un groupe de personnes ou d’une communauté fondée sur la race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique et religieuse de cette personne ou des membres ou de certains 2 membres du groupe ou de la communauté est interdite », en ce que le demandeur reproche au ministre de la Justice d’avoir commis une discrimination illégale dans la mesure où il a décidé l’expulsion du demandeur en se basant sur la seule nationalité de ce dernier, alors qu’un ressortissant luxembourgeois ne pourrait jamais faire l’objet d’un arrêté d’expulsion, il échet d’abord d’analyser la portée juridique dudit article 3 et d’analyser ensuite quels effets cet article pourrait le cas échéant avoir sur l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972.
L’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993 constitue une disposition-cadre dépourvue d’effet autonome, s’inscrivant dans le cadre de la loi dont il fait partie, qui a essentiellement pour objet, comme l’indique d’ailleurs son titre, « l’intégration des étrangers au Luxembourg ».
L’article 3 actuel ne figurait pas dans le texte du projet de loi initialement déposé par le gouvernement à la Chambre des Députés, mais il a été ajouté lors d’amendements proposés par le gouvernement et transmis au président de la Chambre des Députés par dépêche du premier ministre du 24 juin 1993 afin de reprendre « également les lignes directrices d’une proposition de loi tendant à agir contre toute forme de racisme, de xénophobie ou d’antisémitisme (doc.
parl. 3570) déposée par l’honorable député Hoffmann à la Chambre des Députés en date du 20 novembre 1991 » (cf. doc. parl. 3649-2). Ces amendements ont eu pour objet d’introduire un nouveau chapitre II au projet de loi initialement déposé à la Chambre des Députés et il ressort du commentaire du projet du nouvel article 3 que le gouvernement avait l’intention de « réaffirmer solennellement l’interdiction de toute forme de discrimination raciale, quitte à ce qu’il ne s’agisse que d’un rappel des engagements contractés par le Luxembourg, entre autres sur base de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en date à New-York du 7 mars 1966, approuvée par la loi du 1er décembre 1977 ». Le même commentaire renseigne également sur le fait que le « nouvel article 3 reprend .. le texte de la Convention de New-York » (cf. doc. parl. 3649-2, page 2).
Dans son avis complémentaire du 6 juillet 1993, le Conseil d’Etat a notamment marqué son accord avec l’introduction du nouvel article 3 tel que proposé par le gouvernement (cf. doc.
parl. 3649-3).
La commission de la famille de la Chambre des Députés a estimé, dans son avis du 9 juillet 1993 (cf. doc. parl. 3649-4, page 8), que le projet de loi en question ne constitue qu’une loi-cadre qui devrait permettre la mise en oeuvre de différentes politiques sans pour autant les définir dans le détail, en ajoutant que la loi-cadre ne suffit pas à elle-seule, mais que la mise en place de législations et de réglementations spécifiques dans des domaines particuliers reste nécessaire. La commission de la famille est plus particulièrement d’avis que des initiatives législatives spécifiques s’imposent notamment dans le domaine de l’entrée et du droit de séjour au Luxembourg (ibid. page 9).
Dans le commentaire de l’article 3 du projet de loi, la commission de la famille a précisé que cet article « introduit les lignes directrices de la proposition de loi déposée par l’honorable député Hoffmann à la Chambre des Députés en date du 20 novembre 1991 » (ibid. page 19) et qu’il a pour objet de réaffirmer l’interdiction de toute forme de discrimination raciale telle qu’elle a déjà été contractée notamment sur base de la Convention de New-York précitée.
A la lecture de l’article 3 en question et des différents commentaires qui ont été formulés par les autorités compétentes lors de son introduction par le législateur, le tribunal est 3 amené à conclure que cette disposition a exclusivement pour objet de rappeler un principe général qui doit se trouver à la base non seulement de l’action des pouvoirs publics mais également du comportement des individus.
La portée de l’article 3 précité étant ainsi précisée, il échet d’analyser si, tel que cela est allégué par le demandeur, cet article 3 a abrogé l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972.
Pour qu’on puisse même envisager l’hypothèse d’une abrogation, expresse ou tacite, de l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972 par l’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993, il faut d’abord analyser si l’article 3 en question a pour objet de réglementer à son tour la matière régie par l’article 9 précité. Dans la mesure où l’article 3 a pour objet d’interdire de manière générale un certain nombre de discriminations et que l’article 9, en ce qu’il implique une différenciation de traitement entre les ressortissants nationaux et les étrangers, contient une forme de discrimination fondée sur la nationalité, même si on conçoit mal qu’un ressortissant national puisse faire l’objet d’une mesure d’expulsion, étant donné que l’interdiction de l’expulsion des nationaux constitue depuis longtemps un principe général du droit reconnu par la plupart sinon tous les pays du monde, les deux dispositions sont susceptibles, a priori, d’avoir une influence l’une sur l’autre. Il échet donc d’analyser les effets juridiques que l’article 3 précité peut avoir sur l’article 9 de la loi du 28 mars 1972.
En premier lieu, il faut constater qu’il ne ressort ni de l’article 3, ni des commentaires faits lors de son introduction, que cette disposition ait pour objet d’abroger une quelconque disposition légale. Une abrogation expresse d’une disposition légale antérieure doit donc être exclue.
Seule une abrogation tacite pourrait donc avoir eu lieu du fait de l’introduction de l’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993, dans la mesure où le texte ancien, à savoir l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972, serait incompatible avec le texte nouveau. Or, en principe, une abrogation tacite est exclue. Il n’en est autrement que dans certains cas exceptionnels où il peut être dérogé au principe général du droit selon lequel la loi spéciale l’emporte sur la loi générale, même postérieure et où, par conséquent, on peut envisager qu’une loi spéciale ancienne est abrogée tacitement par la loi générale postérieure. Tel est le cas lorsque les dispositions de la loi spéciale sont absolument inconciliables avec celles de la loi générale plus récente. (cf. Cass. 13 janvier 1966, Pas. 20. 107). Il y a donc lieu d’analyser si les dispositions de l’article 9 précité sont absolument inconciliables avec celles de l’article 3 précité. Dans la mesure où la loi du 27 juillet 1993, précitée, doit être considérée comme une loi-cadre ou encore comme une loi générale, plus particulièrement en ce qui concerne son article 3, et où la loi précitée du 28 mars 1972, et plus particulièrement l’article 9 de cette loi, doit être qualifiée de loi spéciale, en ce que cet article 9 a pour objet de réglementer les conditions dans lesquelles une personne peut être expulsée du Luxembourg, cet article 9, même à supposer qu’il puisse contenir une discrimination entre les nationaux et les étrangers, reste en vigueur dans toute sa teneur, même après l’entrée en vigueur de l’article 3 de la loi précitée du 27 juillet 1993 étant donné qu’il n’existe aucune incompatibilité entre les deux textes. En effet, le principe énoncé par l’article 3 est tellement général qu’il doit plutôt être considéré comme une ligne conductrice sans qu’il puisse avoir pour objet de régler toute une série d’hypothèses concrètes dans lesquelles le législateur a institué, à l’instar de la plupart des législateurs du monde, des différenciations de traitement à l’égard de certaines catégories de personnes dans des matières spécifiques, compatibles avec les instruments internationaux en matière de droits de l’homme. En particulier, l’article 5, paragraphe 1er, point f) de la 4 convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 prévoit expressément la possibilité d’une procédure d’expulsion.
Le moyen afférent du demandeur est partant à abjuger.
Il s’ensuit que le ministre de la Justice n’a commis aucune discrimination illégale en appliquant à l’égard du demandeur l’article 9 de la loi précitée du 28 mars 1972.
Par ailleurs, il ressort des pièces versées au tribunal, et plus particulièrement des deux jugements correctionnels précités, que les faits commis par le demandeur, et souverainement constatés par les juridictions pénales, démontrent que par son comportement, il compromet la tranquillité, l’ordre et la sécurité publics et que partant la décision d’expulsion était légalement justifiée.
Il suit des considérations qui précèdent, que le recours en annulation est à rejeter comme non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
se déclare incompétent pour connaître du recours en réformation;
reçoit le recours en annulation en la forme;
au fond le déclare non justifié et en déboute;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 26 mars 1998 par le vice-président, en présence du greffier.
Legille Schockweiler greffier vice-président 5