N° 10414 du rôle Inscrit le 18 novembre 1997 Audience publique du 30 mars 1998
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Recours formé par Monsieur … CHEUNG et Monsieur … DU contre le ministre du Travail et de l’Emploi en matière de permis de travail
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Vu la requête déposée le 18 novembre 1997 au greffe du tribunal administratif par Maître Patrick BIRDEN, avocat inscrit à la liste I du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, assisté de Maître Hong Daniel PHONG, avocat inscrit à la liste II dudit tableau, aux noms de Monsieur … CHEUNG, faisant le commerce sous la dénomination de « Restaurant chinois Jasmine », demeurant à …, et de Monsieur … DU, de nationalité chinoise, cuisinier, demeurant également à …, tendant à l’annulation d’un arrêté du ministre du Travail et de l’Emploi du 15 octobre 1997 refusant à Monsieur DU le permis de travail sollicité en vue d’être autorisé à travailler auprès de Monsieur CHEUNG;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 février 1998;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Hong Daniel PHONG et Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 14 avril 1997, Monsieur … CHEUNG, faisant le commerce sous la dénomination de « Restaurant chinois Jasmine » à …, a présenté à l’administration de l’Emploi, ci-après dénommée « l’ADEM », division de la main-d’oeuvre, une déclaration de place vacante pour un cuisinier à engager sur base d’un contrat de travail à durée indéterminée avec effet immédiat. Sous la rubrique « qualification et formation », Monsieur CHEUNG a indiqué qu’il était à la recherche d’un cuisinier pour un restaurant chinois ayant une expérience professionnelle dans le domaine du « mongolian barbecue ». En outre, le candidat devait maîtriser les langues française, anglaise et chinoise.
Une déclaration d’engagement tenant lieu de demande en obtention du permis de travail, datée du 25 août 1997, a été introduite auprès de l’ADEM, en date du 4 septembre 1997, en faveur de Monsieur … DU. Cette déclaration mentionnait comme date d’entrée en service de Monsieur DU le 1er septembre 1997 et prévoyait qu’il serait engagé en tant que cuisinier.
1 A la date de la signature de la déclaration d’engagement précitée, Monsieur DU bénéficiait d’un permis de travail délivré en date du 2 décembre 1996 par le ministre du Travail et de l’Emploi, par lequel il était autorisé à prendre emploi auprès de Monsieur Song’En WANG en qualité de cuisinier jusqu’à la date du 1er décembre 1997.
Il ressort d’une attestation signée par Monsieur WANG en date du 20 juin 1997, en sa qualité de gérant technique du restaurant chinois situé à …, qu’il a vendu son restaurant en date du 1er avril 1997 à Monsieur Bolin JI et qu’il a recommandé son cuisinier Monsieur DU à Monsieur CHEUNG, propriétaire du restaurant chinois Jasmine situé à ….
Par ailleurs, il ressort d’une attestation de fin de travail du 24 octobre 1997 émise par Monsieur JI, propriétaire du restaurant ayant appartenu à Monsieur WANG à …, que le signataire n’a pas reconduit le contrat de travail de Monsieur DU après le 1er avril 1997, date de reprise du fonds de commerce.
Le permis de travail a été refusé à Monsieur DU par arrêté du 15 octobre 1997 aux motifs suivants:
« - des demandeurs d’emploi appropriés sont disponibles sur place: 295 cuisiniers, dont 6 cuisiniers chinois inscrits comme demandeurs d’emploi aux bureaux de placement de l’administration de l’emploi;
- priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen (E.E.E.);
- occupation irrégulière depuis le 01.09.97;
- changement de patron non-autorisé ».
Par requête déposée le 18 novembre 1997, Messieurs CHEUNG et DU ont introduit un recours en annulation contre ledit arrêté ministériel du 15 octobre 1997.
A l’appui de leur recours, les demandeurs font valoir, quant au motif de refus du permis de travail tenant à la disponibilité de main-d’oeuvre appropriée sur place et à la priorité à l’emploi des ressortissants de l’Espace Economique Européen, ci-après dénommé l’« E.E.E. », que Monsieur CHEUNG est à la recherche d’un cuisinier depuis le 31 décembre 1996, date à laquelle son ancien cuisinier a cessé ses fonctions et que, malgré la déclaration de vacance du poste en date du 14 avril 1997, il n’a trouvé aucun cuisinier sur place, et qu’aucune personne susceptible d’occuper ce poste ne lui aurait été assignée par l’ADEM. Ils estiment partant que la disponibilité de main-d’oeuvre appropriée ne serait pas établie par l’administration. Dans ces conditions, Monsieur CHEUNG ne pourrait pas accorder une priorité à un ressortissant de l’E.E.E. afin d’occuper le poste en question, faute de disponibilité sur place d’un tel ressortissant remplissant les conditions de qualification professionnelle.
En ce qui concerne le troisième motif de refus, à savoir le reproche tiré de l’occupation irrégulière de Monsieur DU depuis le 1er septembre 1997, ils soutiennent que toutes les diligences administratives auraient été faites avant l’entrée en service de Monsieur DU, tel que cela ressort plus particulièrement de la fiche de rémunération du mois de septembre 1997, établie par Monsieur CHEUNG et du certificat d’affiliation délivré par le centre commun de la sécurité sociale.
Enfin, quant au quatrième motif de refus tiré du changement de patron non autorisé, ils font valoir que Monsieur DU a travaillé auprès de Monsieur Song’En WANG qui a exploité un restaurant à …, sur base d’un permis de travail délivré par le ministre du Travail et de l’Emploi 2 en date du 2 décembre 1996. A la suite de la cessation des activités de Monsieur WANG en date du 1er avril 1997, et suite au refus par le successeur de Monsieur WANG de reprendre Monsieur DU, ce dernier s’est retrouvé sans employeur. C’est dans ces conditions que Monsieur DU aurait été recruté par Monsieur CHEUNG, alors qu’il se trouvait être disponible en tant que demandeur d’emploi sur le territoire national.
En ce qui concerne le premier motif de refus de permis de travail, à savoir la disponibilité sur place de demandeurs d’emploi appropriés, le délégué du gouvernement estime que l’arrêté ministériel litigieux indique de façon précise le nombre de cuisiniers inscrits aux bureaux de placement de l’ADEM au moment de la prise de décision. Dans ce contexte, il fait valoir que, par définition, tous les demandeurs d’emploi sont concrètement disponibles sur le marché de l’emploi, et que par conséquent, tous les 295 cuisiniers, dont 6 cuisiniers chinois, inscrits en tant que demandeurs d’emploi, auraient pu être assignés à Monsieur CHEUNG. Par ailleurs, faute de déclaration de poste vacant effectuée par Monsieur CHEUNG, l’ADEM n’aurait pas été tenue de lui assigner un quelconque demandeur d’emploi.
En ce qui concerne le deuxième motif de refus du permis de travail, tenant à la priorité à l’emploi des ressortissants de l’E.E.E., il se réfère à l’article 10 (1) du règlement grand-ducal modifié du 12 mai 1972 déterminant les mesures applicables pour l’emploi des travailleurs étrangers sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg, qui prévoit expressément une telle priorité à l’embauche. Il ajoute qu’il s’agit en l’espèce d’une obligation imposée aux Etats membres par le droit communautaire, qui constitue une norme hiérarchiquement supérieure au droit national.
Quant au motif tiré de l’occupation irrégulière de Monsieur DU depuis le 1er septembre 1997, il expose que par le fait que la déclaration d’engagement est parvenue à l’ADEM en date du 4 septembre 1997, à savoir après l’entrée en service effective de Monsieur DU, les dispositions de l’alinéa 3 de l’article 4 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 relatives à la déclaration préalable de la vacance de poste, ont été violées. Cette omission de déclarer le poste de travail vacant avant l’entrée en service constituerait un empêchement légal à la formation d’un contrat d’emploi entre le patron et le travailleur ressortissant d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’E.E.E. et que par conséquent une autorisation de travail ne saurait être accordée à Monsieur DU.
Enfin, en ce qui concerne le motif du changement de patron non autorisé, le représentant étatique fait état du fait que Monsieur DU aurait bénéficié d’un permis de travail de la catégorie A valable du 2 décembre 1996 au 1er décembre 1997, l’autorisant à prendre emploi auprès de Monsieur WANG, en qualité de cuisinier. Or, comme les permis de travail de la catégorie A ne seraient valables que pour un seul emploi et pour un seul employeur, la déclaration d’engagement du 25 août 1997 s’analyserait comme étant une demande nouvelle tendant à l’obtention d’un permis de travail, et le ministre compétent serait habilité à réexaminer la situation de Monsieur DU en tenant compte des exigences actuelles du marché de l’emploi.
Le recours ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
La décision déférée se réfère à une motivation libellée en quatre volets. Concernant les deux premiers motifs invoqués par le ministre pour justifier sa décision de refus, il échet de retenir que si la référence à l’accès prioritaire aux emplois disponibles de ressortissants de l’E.E.E. se justifie, en principe, face au désir de l’employeur d’embaucher un travailleur de 3 nationalité chinoise, c’est-à-dire originaire d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’E.E.E., il reste néanmoins que le ministre du Travail et de l’Emploi ne peut refuser un permis de travail qu’à la condition de viser la situation particulière dans la profession pour laquelle le permis de travail est sollicité. Ainsi, la décision de refus d’un emploi à un non-ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne ou de l’E.E.E. doit être motivée d’après les éléments objectifs tirés du marché de l’emploi.
En l’espèce, le ministre s’est basé, afin de justifier qu’une priorité aurait dû être accordée à un ressortissant de l’E.E.E., sur le fait qu’au moment de la prise de la décision, 295 cuisiniers, dont 6 cuisiniers chinois, ont été inscrits comme demandeurs d’emploi aux bureaux de placement de l’ADEM.
Ce motif est fondé sur l’article 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, qui dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi, compte tenu de la priorité à l’embauche dont bénéficient les ressortissants des Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’Espace Economique Européen, conformément à l’article 1er du règlement CEE 1612/68 concernant la libre circulation des travailleurs ».
Cette disposition trouve sa base légale habilitante à la fois dans l’article 27 de la loi précitée du 28 mars 1972, qui dispose que « l’octroi et le renouvellement du permis de travail peuvent être refusés aux travailleurs étrangers pour des raisons inhérentes à la situation, à l’évolution ou à l’organisation du marché de l’emploi » et dans l’article 1er du règlement CEE n° 1612/68 du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté, qui dispose que « 1) Tout ressortissant d’un Etat membre quel que soit le lieu de sa résidence, a le droit d’accéder à une activité salariée et de l’exercer sur le territoire d’un autre Etat membre, conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l’emploi des travailleurs nationaux de cet Etat.
2) Ils bénéficient notamment sur le territoire d’un autre Etat membre de la même priorité que les ressortissants de cet Etat dans l’accès aux emplois disponibles ».
Les articles 10 (1) du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 et 27 de la loi précitée du 28 mars 1972 confèrent à l’autorité investie du pouvoir respectivement d’octroyer et de renouveler le permis de travail, la faculté de le refuser en raison de considérations tirées des impératifs dérivant du marché de l’emploi du point de vue notamment de sa situation, de son évolution et de son organisation et ceci en vue de la protection sociale aussi bien des travailleurs désirant occuper un emploi au Grand-Duché que des travailleurs déjà occupés dans le pays (v. trav. parl. relatifs au projet de loi n° 2097, exposé des motifs, page 2).
Aux voeux de l’article 28 de la loi du 28 mars 1972, et de l’article 1er du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972, seuls les travailleurs ressortissant d’un des pays membres des Communautés Européennes sont dispensés de la formalité du permis de travail.
En l’espèce, la référence à l’accès prioritaire aux emplois disponibles des ressortissants de l’E.E.E. se justifie donc, en principe, face au désir de l’employeur d’embaucher un travailleur de nationalité chinoise, c’est-à-dire originaire d’un pays tiers par rapport aux Etats membres de l’Union Européenne et des Etats parties à l’Accord sur l’E.E.E..
4 Cependant, le principe de la priorité à l’embauche de ressortissants de l’E.E.E. sur lequel la décision ministérielle litigieuse s’est basée ne peut être valablement invoqué par l’autorité compétente, c’est-à-dire le ministre du Travail et de l’Emploi, pour refuser un permis de travail qu’à la condition de se référer avec précision non seulement à la situation et l’organisation du marché de l’emploi existant au moment où la décision est prise, mais également à la situation particulière dans la profession pour laquelle le permis est sollicité et la décision de refus d’un emploi à un non-ressortissant d’un Etat membre de l’Union Européenne doit également être motivée d’après les éléments objectifs tirés du marché de l’emploi (v. C.E.
3 mai 1995, n° 9120 du rôle). En l’espèce, l’administration a indiqué, dans sa décision, qu’au moment où cette décision a été prise, 295 cuisiniers dont 6 cuisiniers chinois étaient inscrits en tant que demandeurs d’emploi aux bureaux de placement de l’ADEM. Le ministre a partant basé sa décision notamment sur la considération que des demandeurs d’emploi appropriés étaient disponibles pour occuper l’emploi de cuisinier auprès de Monsieur CHEUNG.
S’il est vrai qu’il se dégage des éléments figurant au dossier que de la main-d’oeuvre susceptible d’occuper le poste pour lequel Monsieur DU a été recruté était théoriquement disponible sur le marché de l’emploi au moment de la prise de la décision, il n’en reste pas moins que l’exigence de la disponibilité de main-d’oeuvre doit être interprétée en ce sens que l’administration doit également justifier la disponibilité concrète.
Or, en l’espèce force est de constater que, malgré la déclaration de vacance de poste envoyée à l’ADEM en date du 14 avril 1997, cette dernière n’a à aucun moment assigné un quelconque demandeur d’emploi à Monsieur CHEUNG, de sorte qu’elle reste en défaut d’établir la disponibilité concrète de demandeurs d’emploi remplissant les critères prétracés pour le poste dont question.
C’est en effet à tort que le délégué du gouvernement expose que Monsieur CHEUNG n’aurait pas respecté les procédures applicables en matière de déclaration de poste vacant, en arguant que l’administration n’aurait été informée qu’en date du 4 septembre 1997 de l’intention de Monsieur CHEUNG de recruter un cuisinier, alors qu’il ressort du dossier à disposition du tribunal, que Monsieur CHEUNG a déjà fait une déclaration de vacance de poste en date du 14 avril 1997, par laquelle il a informé l’ADEM qu’il était à la recherche d’un cuisinier qu’il souhaitait engager « dès que possible ». L’article 4 du règlement grand-ducal précité du 12 mai 1972 n’a partant pas été violé et l’ADEM a en conséquence été en mesure d’assigner des demandeurs d’emploi inscrits aux bureaux de placement. En effet, l’ADEM, informée de la vacance de poste depuis le 14 avril 1997, disposait donc d’un délai utile pour assigner des candidats inscrits et remplissant les critères prétracés pour le poste à pourvoir, auxquels une priorité aurait dû être accordée. Comme aucune assignation n’a été faite, l’administration reste en défaut de rapporter la preuve de la présence de main-d’oeuvre disponible et prioritaire.
Les deux premiers motifs indiqués dans la décision attaquée afin de justifier la décision de refus du permis de travail ne sauraient donc justifier la décision de refus du permis de travail.
En ce qui concerne les deux autres motifs mentionnés dans la décision afin de justifier le refus du permis de travail, à savoir l’occupation irrégulière depuis le 1er septembre 1997 et le changement de patron non autorisé, il échet de relever que toute décision administrative ne peut que se baser sur des motifs pouvant légalement la justifier. Or, il n’existe aucune disposition légale ou réglementaire qui autoriserait l’administration à refuser un permis de 5 travail au motif que le travailleur a été occupé irrégulièrement, c’est-à-dire sans être en possession d’un permis de travail ou au motif qu’il a changé d’employeur de manière « non autorisée ». Ainsi, dans la mesure où le ministre s’est basé, dans sa décision incriminée, sur deux motifs illégaux, non prévus par la loi, ces deux motifs ne sauraient légalement justifier la décision en question.
Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours est fondé et que l’arrêté ministériel attaqué encourt l’annulation.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en annulation en la forme et le déclare fondé;
annule l’arrêté ministériel du 15 octobre 1997;
renvoie l’affaire devant le ministre du Travail et de l’Emploi;
met les frais à charge de l’Etat.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 30 mars 1998, par le vice-président, en présence du greffier.
Legille Schockweiler greffier vice-président 6