N° 10485 du rôle Inscrit le 31 décembre 1997 Audience publique du 30 mars 1998
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Recours formé par Monsieur … CRNOVRSANIN contre le ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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Vu la requête déposée au greffe du tribunal administratif le 31 décembre 1997 par Maître Gilles BOUNEOU, avocat inscrit à la liste I du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, assisté de Maître Frédéric FRABETTI, avocat inscrit à la liste II dudit tableau, au nom de Monsieur … CRNOVRSANIN, sans emploi, …, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 26 novembre 1997, par laquelle sa demande en reconnaissance du statut de réfugié politique est refusée;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé le 9 février 1998;
Vu le mémoire en réplique, intitulé mémoire en duplique, déposé au nom du demandeur le 2 mars 1998;
Vu les pièces versées et notamment la décision entreprise;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Frédéric FRABETTI et Madame le délégué du gouvernement Claudine KONSBRUCK en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 31 octobre 1996, Monsieur … CRNOVRSANIN, né le 24 juillet 1970, de nationalité yougoslave, originaire de la région du Monténégro, demeurant actuellement à …, a présenté oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en obtention du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention ».
Monsieur CRNOVRSANIN a été entendu, en dates des 5 et 6 novembre 1996 ainsi que le 30 mai 1997, par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d'asile et sur le déroulement de son voyage vers le Luxembourg.
1 La commission consultative pour les réfugiés a émis un avis défavorable le 3 octobre 1997.
Par décision du 26 novembre 1997, notifiée le 1er décembre 1997 à Monsieur CRNOVRSANIN, le ministre de la Justice a rejeté sa demande, avec la motivation suivante:
« (…) Me ralliant à l’avis de la commission consultative pour les réfugiés à laquelle j’avais soumis votre demande et dont je joins une copie en annexe à la présente, je regrette de devoir vous informer que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à votre demande.
En effet, il ressort de votre dossier que vous n’établissez pas de manière crédible une crainte de persécution en raison de vos opinions politiques à l’origine de votre départ de Yougoslavie. Il n’est pas établi non plus que vous devriez craindre à juste titre une persécution en cas de retour dans votre pays.
Votre demande n’est donc pas fondée au sens de l’article 12 de la loi du 3 avril 1996 portant création d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile. (…) ».
Par requête déposée le 31 décembre 1997, Monsieur CRNOVRSANIN a introduit un recours en réformation contre la décision ministérielle précitée du 26 novembre 1997.
A l’appui de son recours, le demandeur fait exposer qu’au cours des années 1992 à 1994, il aurait déserté de l’armée de l’ex-Yougoslavie à plusieurs reprises afin d’échapper à une guerre à laquelle il ne voulait pas participer en raison de ses convictions religieuses; que, pendant l’année 1994, il aurait été arrêté à plusieurs reprises par la police serbe en raison des agissements politiques de son frère, qui aurait résidé en Turquie et aurait participé à une milice musulmane; qu’en mai 1994, après un séjour en Allemagne, les autorités serbes lui auraient reproché d’avoir participé à des exercices militaires en Turquie et, le suspectant d’avoir fait une demande d’asile politique dans un pays de l’U.E., ils lui auraient retiré son passeport; qu’ au début de l’année 1995, il aurait fait l’objet d’une convocation devant le « Tribunal Supérieur », afin de répondre des accusations de « - désertion de l’armée serbe pendant son service militaire 1992, 1993 et 1994, - atteinte à l’ordre public serbe, organisations et participations à des milices armées en Turquie, - membre du parti politique S.D.A.
(organisation politique qui prône la défense et l’autonomie de la région du SANDZAK, peuplé par une majorité de musulmans) ». Dans ce contexte, il fait relever que s’il avait effectivement déserté de l’armée de l’ex-Yougoslavie et qu’il serait membre du parti S.D.A., il n’aurait cependant jamais participé à une organisation militaire en Turquie. Il fait encore exposer que, avec l’aide d’un membre de sa famille, qui occupait une fonction juridictionnelle importante au Monténégro, il aurait réussi à faire reporter une condamnation à une peine d’emprisonnement des chefs sus-énoncés jusqu’au mois de septembre 1995. Mais, suite à la « disparition » de ce soutien, la police serbe serait immédiatement intervenue pour l’arrêter.
Reconnaissant être dans l’impossibilité de produire la convocation de 1995, il estime qu’il serait facile de comprendre qu’un départ précipité, en raison de craintes pour sa personne, l’aurait empêché de se munir de certains documents.
2 Par ailleurs, il soutient qu’une convocation du 2 décembre 1996, c’est-à-dire postérieure à son départ, devant le tribunal de Bijelo Polje, qui lui aurait été transmise par sa famille, démontrerait qu’il fait l’objet de poursuites judiciaires.
Il fait ajouter que sa famille restée au Monténégro ferait l’objet de menaces depuis son départ.
Sur base de l’ensemble de ces éléments, il soutient remplir les conditions justifiant l’octroi du statut de réfugié politique, au motif qu’il serait en droit de craindre qu’un retour dans son pays d’origine l’exposerait à de « réelles persécutions, poursuites et emprisonnements arbitraires », de sorte que ses conditions de vie y seraient intolérables.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement relève que la prétendue convocation devant le « tribunal supérieur » portant inculpation du chef de désertion ne serait prouvée par aucun élément du dossier. Le délégué relève encore qu’au cours de son audition du 30 mai 1997, questionné précisément à ce sujet, le demandeur n’aurait pas mentionné un tel chef d’inculpation.
Le délégué soutient encore que la condamnation à une peine d’emprisonnement au début de l’année 1995 ne serait pas documentée.
Le délégué met en cause la crédibilité du demandeur, notamment ses allégations relatives au soutien qu’il aurait reçu de la part d’un membre de sa famille, occupant une importante fonction juridictionnelle, qui aurait garanti qu’il n’aurait pas été inquiété jusqu’au mois de septembre 1995.
Concernant la convocation produite, à la supposer authentique, elle ne documenterait tout au plus qu’une poursuite judiciaire, mais non pas une persécution au sens de la Convention.
Quant aux menaces dont sa famille ferait l’objet, elles ne seraient ni établies ni « pourvues d’une description détaillée », de sorte que cet argument devrait être écarté faute de pertinence.
Le délégué estime encore qu’on ne saurait conclure des événements qui se seraient passés au cours des années 1992 à 1994 que la vie du demandeur lui serait intolérable dans son pays d’origine, dès lors qu’il n’aurait pas été « inquiété outre mesure » depuis 1994.
Concernant la désertion, le représentant étatique estime que le demandeur n’aurait pas risqué au moment de son départ, ni ne risquerait à l’heure actuelle de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables et qu’il ne serait pas établi que la condamnation qu’il risquerait d’encourir serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction. Cette conclusion serait confirmée par un jugement du 7 août 1997, produit par le demandeur, documentant sa condamnation à une simple peine d’amende.
En guise de conclusion, le représentant étatique estime qu’aucune crainte justifiée de persécution n’aurait été établie par le demandeur et que le ministre aurait à juste titre refusé la reconnaissance du statut de réfugié politique sollicité.
3 En matière de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention, la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, entrée en vigueur le 11 mai 1996, a introduit, par son article 13, la possibilité d’exercer un recours en réformation contre les décisions ministérielles de refus prises en application de l’article 12 de la même loi.
Par conséquent, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation.
Le recours en réformation ayant également été introduit dans les formes et délai de la loi, il est partant recevable.
Aux termes de l’article premier, section A, 2. de la Convention, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur.
Concernant en premier lieu le motif tiré de l’insoumission du demandeur, il échet de rappeler que ni l’insoumission ni la désertion ne sont, en elles-mêmes, des motifs justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’elles ne sauraient, à elles seules, fonder dans le chef du demandeur d’asile une crainte justifiée d’être persécuté dans son pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinons politiques, ainsi que le prévoit le prédit article premier, § 2, de la section A de la Convention (cf. C.E. du 7 mai 1996, no 9526 du rôle). Par conséquent, la seule crainte du demandeur des poursuites et des peines infligées du chef d’insoumission ou de désertion ne constitue non plus, en elle-même, une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention.
Dans ce contexte, le tribunal doit relever qu’il ne ressort des éléments du dossier ni que le demandeur risquait de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ni qu’il risque d’être condamné à une peine disproportionnée par rapport à la gravité objective d’une telle infraction.
Concernant l’ensemble des autres motifs allégués, il convient de relever que le récit présenté par le demandeur à l’appui de sa demande manque de cohérence et de vraisemblance.
C’est ainsi que le tribunal retient, de manière exemplative, que, dans ses premières déclarations, telles qu’elles sont relatées dans le rapport des auditions des 5 et 6 novembre 1996, le demandeur n’a fait état ni d’activités politiques, ni d’une prétendue adhérence au parti politique S.D.A., ni encore d’accusations précises qui auraient été portées à sa charge.
4 De même, les déclarations du demandeur concernant le rôle joué par son oncle, qui aurait été juge au « tribunal supérieur » et la « disparition » de ce dernier, sont vagues et peu crédibles. En effet, dans ses premières déclarations, le demandeur expose que cet oncle lui aurait procuré un « nouveau » passeport, pour un prix de 1.000.- DEM, mais que, lors de sa fuite, il aurait préféré utiliser « le passeport d’un copain qui me ressemble un peu. Le copain avait demandé et reçu un visa pour l’Italie pour que je puisse passer en Italie sans problèmes.
Je n’ai pas pu demander un visa moi-même sinon on aurait remarqué tout de suite que j’aurais [sic] reçu un nouveau passeport d’une manière illégale », tandis que, dans sa requête introductive d’instance, il expose qu’un membre de sa famille, qui aurait occupé une fonction juridictionnelle importante au Monténégro, aurait réussi à faire reporter une condamnation à une peine d’emprisonnement prononcée, « début 1995 », par le « tribunal supérieur » jusqu’au mois de septembre 1995, mais que suite à la « disparition » de ce soutien, la police serbe serait immédiatement intervenue pour l’arrêter. Il convient d’ajouter que le demandeur reste en défaut de produire le moindre élément de preuve objectif concernant ces faits et plus particulièrement de cette prétendue condamnation. La production d’une convocation du 2 décembre 1996, c’est-à-dire postérieure à son départ, devant le tribunal de Bijelo Polje n’est pas de nature à ébranler cette conclusion, dès lors que, indépendamment de la question relative à son authenticité, elle est uniquement de nature à démontrer qu’il fait l’objet de poursuites, mais non pas d’établir une persécution au sens de la Convention.
La commission consultative a encore relevé à juste titre que le demandeur « n’a pas été inquiété autrement à partir de sa première convocation devant le tribunal au début de l’année 1995 jusqu’en septembre de cette année. Après qu’un mandat d’arrêt eut été décerné contre lui en septembre 1995, l’intéressé déclare en effet s’être caché auprès de membres de sa famille dans la montagne. Malgré le fait qu’il a réussi à se procurer un nouveau passeport au printemps de l’année 1996, il n’a quitté la Yougoslavie qu’en octobre de cette année ».
Il découle des considérations qui précèdent que le demandeur n’a pas fait valoir de raisons personnelles crédibles de nature à justifier, dans son chef, la crainte d’être persécuté pour une des raisons énoncées dans la disposition précitée de la Convention et, partant, le ministre de la Justice a refusé à bon droit le statut de réfugié politique.
Le recours est partant à rejeter.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en la forme, au fond le déclare non justifié et en déboute, condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
5 M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 30 mars 1998, par le vice-président, en présence du greffier.
s. Legille s. Schockweiler greffier vice-président 6