Tribunal administratif N° 49883 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024: 49883 2e chambre Inscrit le 29 décembre 2023 Audience publique du 25 janvier 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 49883 du rôle et déposée le 29 décembre 2023 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée WH Avocats SARL, établie et ayant son siège social à L-1630 Luxembourg, 46, rue Glesener, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats de Luxembourg, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B265326, représentée aux fins de la présente instance par Maître Frank Wies, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Tanzanie), de nationalité tanzanienne, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 14 décembre 2023 de la transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 9 janvier 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Jalle Durna, en remplacement de Maître Frank Wies, et Madame le délégué du gouvernement Tara Desorbay en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 15 janvier 2024.
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Le 17 août 2023, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche effectuée à la même date dans la base de données AE.VIS, que Madame … s’était vu délivrer par les autorités espagnoles un visa de type court séjour valable du 21 juillet 2023 au 27 août 2023.
1Le 23 août 2023, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
Le 30 août 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnols une demande de prise en charge de l’intéressée sur base de l’article 12, paragraphes (2) ou (3) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 6 septembre 2023 sur le fondement de l’article 12, paragraphe (2) dudit règlement.
Par décision du 14 décembre 2023, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 17 août 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015).
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 17 août 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 23 août 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 17 août 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que l'Espagne vous a délivré un visa valable du 21 juillet 2023 jusqu'au 27 août 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 23 août 2023.
Sur cette base, une demande de prise en charge sur base de l'article 12(2) du règlement 2DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 30 août 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 6 septembre 2023.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité de l'Espagne est acquise suivant l'article 12(2) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un visa en cours de validité au moment de l'introduction de la demande de protection internationale au Luxembourg et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment dans la base de données AE.VIS, que l'Espagne vous a délivré un visa valable du 21 juillet 2023 jusqu'au 27 août 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Tanzanie par avion fin juillet 2023 avec votre visa espagnol. Vous auriez pris trois vols et seriez arrivée d'abord aux Pays-Bas, puis au Portugal. Vous ne vous souviendriez pas des détails, mais vous auriez passé une semaine au Portugal et vous auriez par la suite traversé divers pays en bus et en voiture pour vous rendre au Luxembourg.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 23 août 2023, vous avez mentionné que vous étiez stressée. Cependant, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
3Lors de votre entretien Dublin III en date du 23 août 2023, vous avez mentionné que vous auriez été victime d'abus sexuels de la part des personnes qui ont organisé votre voyage et que vous auriez peur d'être transférée.
Rappelons à cet égard que l'Espagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir 4discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 29 décembre 2023, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 14 décembre 2023.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, la demanderesse réitère en substance les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 14 décembre 2023.
En droit, si elle ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne pour connaître de sa demande de protection internationale, elle se prévaut toutefois, sur base de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, du fait que l’Espagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement, la demanderesse citant à cet égard divers rapports dont il résulterait que l’Espagne violerait régulièrement ce principe en refoulant, parfois de manière violente, des migrants à ses frontières à Ceuta et Melilla ou sur les îles espagnoles de Chafarinas, la demanderesse dénonçant encore l’existence en Espagne de la loi dite « loi du bâillon », loi qui permettrait aux autorités espagnoles de légaliser ce que ces dernières appelleraient « le retour à chaud », c’est-à-dire un retour sans que les personnes concernées n’aient eu la possibilité de demander l’asile. Il serait dès lors clairement établi qu’elle risquerait de se voir priver de ses droits, notamment ceux issus de la directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après désignée par « la directive 2013/32 ».
5 La demanderesse soutient ensuite qu’il se dégagerait de nombreuses sources que l’Espagne ne respecterait pas les principes posés par la directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »). Elle relève, à cet égard, sur base de divers rapports, les violences que subiraient de nombreux migrants de la part des autorités espagnoles, de même que l’existence de conditions de détention inhumaines de migrants retenus dans un camp sur l’île de Grande Canarie et de conditions sanitaires précaires dans lesquelles seraient hébergés de nombreux migrants et notamment de nombreux demandeurs d’asile suite à la fermeture prolongée du centre d’accueil pour migrants de Melilla, tandis que les conditions d’accueil et de vie dans le camp de Canada Real à Madrid seraient tout aussi déplorables.
Elle reproche partant au ministre, au vu de ces conditions d’accueil, de ne pas s’être assuré auprès des autorités espagnoles qu’elle pourra jouir pleinement de ses droits en cas de transfert et ce, notamment au regard de sa vulnérabilité qui aurait été connue des autorités luxembourgeoises au moment de la prise de la décision litigieuse, à savoir le fait d’avoir été victime d’une agression sexuelle par les personnes ayant organisé son « voyage », et donc de ne pas avoir écarté tout risque concret de la voir exposée à des traitements inhumains et dégradants au cas où les autorités espagnoles étaient inaptes à lui fournir « un accès aux besoins les plus élémentaires ». Ainsi, elle reproche plus particulièrement au ministre de ne pas avoir cherché à obtenir de la part des autorités espagnoles des garanties individuelles quant à son accueil conforme aux principes de la directive Accueil - et ce, alors même qu’une telle obligation se serait imposée au ministre au regard de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») -, mais de s’être retranché derrière le fait que l’Espagne serait liée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte ») et par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ( « la Convention de Genève »), la demanderesse estimant, pour sa part, que la situation tendue du système d’accueil espagnol impliquerait qu’elle n’aurait aucune garantie de se voir accorder une prise en charge lui permettant l’accès aux soins, alors même qu’elle souffrirait de problèmes de santé, dont des problèmes psychiatriques graves dus aux traumatismes qu’elle aurait subis tant dans son pays d’origine que lors de son trajet vers le Luxembourg, qui nécessiteraient un suivi médical approprié et régulier que le ministre resterait en défaut de pouvoir lui garantir en cas de retour en Espagne.
Au vu de ces considérations, la demanderesse est d’avis qu’elle serait exposée en Espagne à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH et que, par conséquent, les conditions d’application de l’article 3 du règlement Dublin III seraient remplies.
Enfin et à titre subsidiaire, la demanderesse reproche au ministre de ne pas avoir fait application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, alors qu’au vu des circonstances dénoncées ci-avant, il ne serait pas permis de présumer que l’Espagne garantirait ses droits fondamentaux en cas de transfert, mais qu’au contraire, elle risquerait d’y subir des traitements inhumains et dégradants. Elle ajoute qu’au regard de sa vulnérabilité, qui serait dûment documentée, il y aurait lieu de retenir que son cas particulier présenterait des raisons humanitaires justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
6Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III sur le fondement duquel la décision litigieuse a été notamment prise dispose, quant à lui, que : « […] Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. ».
Il est en l’espèce constant en cause que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Madame …. Etant donné qu’il n’est pas contesté, pour se dégager, par ailleurs, du dossier administratif, que l’Espagne lui a délivré un visa Schengen valable du 21 juillet au 27 août 2023, ledit pays est effectivement à considérer comme étant responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, étant encore relevé qu’en date du 6 septembre 2023, les autorités espagnoles ont accepté de la prendre en charge sur le fondement de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.
Le tribunal relève ensuite que la demanderesse ne conteste ni la compétence de principe des autorités espagnoles, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises.
Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la 7procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, la demanderesse reproche au ministre d’avoir décidé de son transfert vers l’Espagne en violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, ainsi qu’en violation de l’article 17 du même règlement En ce qui concerne tout d’abord le moyen ayant trait à la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci dispose que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable ».
Le tribunal est amené à constater que, dans le cadre de son argumentation ayant trait au prédit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, la demanderesse invoque surtout la violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève, en soutenant que l’Espagne agirait en violation du principe de non-
refoulement prévu à l’article 33 précité.
S’agissant d’abord de l’existence de défaillances systémiques au sein de la procédure d’asile, respectivement du système d’accueil espagnol et d’une possible violation de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH -, le tribunal est amené à rappeler que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats membres, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.
1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
8Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il y a lieu d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Le tribunal est encore amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives2, reposant elle-même sur un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »)3, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt du 16 février 20174. Quant à la preuve à rapporter par le demandeur de protection internationale, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20195 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine6. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant7.
La demanderesse remettant en question la présomption du respect par l’Espagne de ses droits fondamentaux, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
2 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
3 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62 4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
5 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
6 Ibid., pt. 92 7 Ibid., pt. 93.
9En l’espèce, Madame … se prévaut, mise à part d’un risque de refoulement indirect vers son pays d’origine, de sa crainte de ne pas être prise en charge de manière adéquate par les autorités espagnoles malgré son état de vulnérabilité allégué.
En ce qui concerne plus particulièrement et de manière générale le risque allégué d’un refoulement indirect, le tribunal constate tout d’abord que la décision critiquée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de Madame …, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant relevé que ledit Etat membre, en l’occurrence l’Espagne, a explicitement reconnu être compétent pour prendre en charge la demanderesse. Par ailleurs et en l’espèce, Madame … n’est pas à considérer comme demandeur de protection internationale débouté, situation dans laquelle il pourrait, le cas échéant, exister un risque qu’elle soit renvoyée vers la Tanzanie, mais elle doit être transférée en Espagne en vue de l’examen de sa demande de protection internationale par les autorités espagnoles.
Il y a ensuite lieu de relever que la demanderesse n’apporte aucun élément de nature à établir qu’elle risquerait des mauvais traitements en cas de transfert en Espagne. Elle n’apporte pas non plus la preuve que, personnellement, ses droits ne seraient pas garantis en Espagne, étant relevé qu’outre le fait que lors de son entretien Dublin III, la demanderesse n’a ni affirmé que ses droits n’auraient pas été respectés en Espagne lors de son arrivée sur le territoire espagnol, ni plus particulièrement que malgré des démarches effectuées en ce sens, elle n’aurait pas pu y déposer une demande de protection internationale. Elle a, par ailleurs, répondu à la question de l’agent de la direction de l’Immigration relative à la raison de son refus de se rendre en Espagne pour y voir traiter sa demande de protection internationale qu’elle ne connaîtrait pas ledit pays tandis qu’au Luxembourg, « elle aurait des amis ».
Le tribunal relève ensuite que la demanderesse n’établit pas non plus que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève - comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.
Cette conclusion n’est pas énervée par l’argumentation de la demanderesse quant à des cas, documentés, de refoulement violent de migrants opérés par les autorités espagnoles, étant précisé que le contexte de ces actes était bien particulier, à savoir essentiellement celui du refoulement immédiat et sans autre formalité de migrants entrés irrégulièrement en Espagne par la frontière à Ceuta ou à Melilla, respectivement aux îles Chafarinas, sises au large des côtes marocaines, et que la demanderesse n’a pas établi qu’elle risquerait d’être exposée à une telle pratique en cas de transfert en Espagne, dans la mesure où elle n’est pas un primo-arrivant entrant de manière illégale par les frontières hispano-marocaines, mais qu’elle entrera légalement sur le territoire espagnol dans le cadre d’une prise en charge expresse en application de l’article 12, paragraphe (2) du règlement Dublin III par les autorités espagnoles.
Il ne se dégage dès lors pas des éléments soumis au tribunal que le transfert de la demanderesse vers l’Espagne l’exposerait à un retour forcé en Tanzanie ou à un refoulement à la frontière espagnole, qui seraient contraires au principe de non-refoulement ancré dans 10l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
En ce qui concerne la mise en cause des capacités d’accueil espagnoles, il échet de constater que s’il est certes exact qu’il ressort des pièces invoquées par la demanderesse que les autorités espagnoles ont connu, respectivement connaissent certains problèmes quant à l’organisation de la prise en charge des migrants, il ne résulte toutefois pas des éléments fournis au tribunal que cette situation, laquelle concerne essentiellement les primo-arrivants, soit effectivement de nature à lui porter préjudice en sa qualité de demandeur de protection internationale formellement pris en charge par le gouvernement espagnol, la demanderesse n’ayant pas avancé d’éléments concrets et individuels susceptibles de démontrer qu’en cas de transfert, elle serait personnellement exposée au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert.
Ainsi, le courrier du commissariat européen aux droits de l’Homme cité par la demanderesse vise la situation spécifique à Melilla, à savoir l’enclave espagnole sise à côté du Maroc, tandis que le rapport intitulé « Country Report : Spain » de l’Asylum Information Database (« AIDA ») du 31 décembre 2020 concerne respectivement la situation sur les îles Canaries et la situation dans un bidonville inofficiel près de Madrid, et non un centre d’accueil officiel, de sorte à ne pas concerner directement la situation de Madame ….
Par ailleurs, il convient de relever que la demanderesse n’invoque pas non plus de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR et qu’elle ne fait pas état de l’existence d’un rapport ou d’un avis émanant de l’UNHCR ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui exposerait tout demandeur de protection internationale à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
Si la demanderesse reproche encore au ministre de ne pas s’être assuré, et ce, en violation plus particulièrement des articles 3 CEDH et 4 de la Charte, qu’elle serait prise en charge, notamment d’un point de vue médical, en Espagne et ce, eu égard à sa vulnérabilité due à son état de santé, il convient d’abord de rappeler que l’article 32, paragraphe (1), 1er alinéa du règlement Dublin III, prévoit une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert, en l’occurrence le Grand-Duché de Luxembourg, de transmettre à l’Etat membre responsable, l’Espagne, des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé de l’intéressée lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables la concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III.
Par ailleurs, par un arrêt du 16 février 2017, précité, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive Accueil, sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale 11nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats. »8.
Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] 9».
Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […]10.
Cette jurisprudence vise l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, telles que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée11.
Or, force est de constater qu’en l’espèce, il ne se dégage pas des pièces versées par la demanderesse que son état de santé serait d’une gravité particulière, voire qu’un transfert vers l’Espagne pourrait entraîner des conséquences significatives et irrémédiables sur celui-ci, ni surtout ne fournit-elle des indices concrets selon lesquels elle ne pourrait pas bénéficier en Espagne des soins médicaux dont elle pourrait avoir besoin.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 70.
9 idem, points 74 et 75.
10 ibidem, point 96, voir également points 76 à 85.
11 Trib. adm., 8 janvier 2020, n° 43800 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu, ayant repris ces principes.
12Ainsi, s’agissant de l’état de santé de la demanderesse, le tribunal relève que s’il se dégage des certificats médicaux versés en cause qu’elle est atteinte d’une hépatite B et souffre d’une forte douleur au thorax, il n’en ressort toutefois pas qu’elle suivrait un quelconque traitement de ce chef. S’agissant de ses problèmes d’ordre psychique, s’il se dégage du document intitulé « Attestation psychologique » du 18 décembre 2023 établi par une psychothérapeute que la demanderesse souffre d’une dépression majeure et de stress post-
traumatique, que son état nécessite une prise en charge psychologique et médicale et que « [r]etourner en Espagne pourrait raviver [ces nombreux traumatismes] », il y a lieu de constater qu’il se dégage de l’ordonnance médicale du 19 décembre 2023 établie par un médecin spécialiste en neurologie et psychiatrie qu’elle suit effectivement un traitement psychiatrique ambulatoire et un traitement médicamenteux qui aurait stabilisé ses symptômes, sans toutefois qu’il ne s’en dégage la nécessité pour la demanderesse d’être suivie régulièrement par un spécialiste au Luxembourg, ni qu’un transfert pourrait avoir sur son état de santé mental des conséquences significatives et irrémédiables dont il devrait être tenu compte.
D’autre part et surtout, il ne se dégage d’aucun élément du dossier que la demanderesse ne puisse pas bénéficier en Espagne du traitement médicamenteux dont elle a besoin, étant encore relevé qu’il ressort, par ailleurs, de la décision litigieuse que les précautions nécessaires seront prises lors du transfert en ce sens que « si cela s’avérait nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte [son] état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III. ».
Enfin, même à admettre que la demanderesse ne puisse pas accéder au système de santé espagnol, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.
Dans ces circonstances, le tribunal est amené à retenir que la demanderesse reste en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile en Espagne de nature à être qualifiées de traitement inhumain et dégradant au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Le moyen afférent est partant rejeté.
En ce qui concerne ensuite une prétendue violation, par le ministre, de la clause discrétionnaire instaurée par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.[…] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201712. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la 12 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts 88 et 97.
13solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge13, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration14.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision entreprise par rapport aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte que la demanderesse est restée en défaut d’établir qu’elle risquerait des actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants en cas de retour en Espagne, sinon d’être refoulée sans avoir la possibilité d’y déposer une demande de protection internationale et que celle-ci soit examinée par les autorités espagnoles, sinon d’être sans possibilité de recours au cas où elle risquerait d’être éloignée par les prédites autorités vers la Tanzanie, et que c’est sur base de cette même argumentation que la demanderesse estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.
Il se dégage dès lors de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à bon droit et sans commettre d’erreur d’appréciation, ni excéder ses pouvoirs, que le ministre a décidé de transférer la demanderesse vers l’Espagne, l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, de sorte qu’à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique du 25 janvier 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro 13 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en annulation, n° 58 et les autres références y citées.
14 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2022, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
14Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25 janvier 2024 Le greffier du tribunal administratif 15