Tribunal administratif N° 50065 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50065 1re chambre Inscrit le 20 février 2024 Audience publique du 13 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50065 du rôle et déposée le 20 février 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Karima Hammouche, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Guinée) et être de nationalité guinéenne, demeurant à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 6 février 2024 de le transférer vers le Portugal comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 février 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Karima Hammouche et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe Lorenzo en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 6 mars 2024.
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Le 3 mai 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée - police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il ressort des déclarations faites dans le cadre de son entretien, qu’il aurait reçu un visa Schengen délivré par les autorités portugaises et qu’il aurait franchi la frontière de l’espace Schengen à Lisbonne (Portugal) le 16 mars 2023.
Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données Eurodac révéla un « No hit ».
En réponse à une demande adressée par la police au Centre de coopération policière et 1 douanière, ci-après désigné par « le CCPD », les autorités françaises informèrent les autorités luxembourgeoises de leur impossibilité de déterminer avec certitude si l’intéressé serait connu dans leurs fichiers.
En date du 2 août 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités portugaises en vue de la reprise en charge de Monsieur …, demande qui fut acceptée par les autorités portugaises le 26 septembre 2023.
Par décision du 6 février 2024, notifiée en mains propres à l’intéressé le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre » informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers le Portugal sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12 (2) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 3 mai 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers le Portugal qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains, le rapport de Police Judiciaire du 3 mai 2023 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale du 3 mai 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 3 mai 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il résulte de vos propres déclarations dans le cadre de votre demande de protection internationale, que le Portugal vous a délivré un visa de travail avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres à Lisbonne au Portugal.
Sur cette base, une demande de prise en charge en vertu de l'article 12(2) du règlement DIII a été adressée aux autorités portugaises en date du 2 août 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités portugaises au titre de l'article 12(2) ou (3) du règlement DIII en date du 26 septembre 2023.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de I'Etat membre 2 responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité du Portugal est acquise suivant l'article 12(2) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un visa en cours de validité au moment de l'introduction de la demande de protection internationale au Luxembourg et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte de vos propres déclarations dans le cadre de votre demande de protection internationale, que le Portugal vous a délivré un visa de travail avec lequel vous avez pu entrer sur le territoire des Etats membres à Lisbonne au Portugal en date du 16 mars 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Guinée en juin 2022, lorsque vous êtes parti au Sénégal, d'où vous auriez pris un vol vers Lisbonne au Portugal. Une fois arrivé au Portugal, vous auriez travaillé en tant que maçon, mais cette activité professionnelle ne vous convenant pas, vous auriez décidé de quitter le Portugal pour vous rendre au Luxembourg afin d'y trouver une autre activité professionnelle dans la restauration.
Vous auriez alors pris un bus de Lisbonne à Paris en France et puis vous auriez fait un trajet en co-voiturage vers Bruxelles en Belgique pour finalement prendre un train pour le Luxembourg, où vous déclarez être arrivé en date du 29 avril 2023.
Lors de votre entretien avec la Police Judiciaire du 3 mai 2023, vous avez indiqué être venu au Luxembourg afin d'y trouver une activité professionnelle dans la restauration, mais aussi en raison du système de sécurité sociale plus favorable et de la langue du pays, le français étant une langue administrative.
Monsieur, lors de ce même entretien du 3 mai 2023, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers le Portugal qui est l'Etat membre responsable de l'examen de votre demande de protection internationale.
3 Rappelons à cet égard que le Portugal est lié à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que le Portugal est lié par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que le Portugal profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, le Portugal est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers le Portugal sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence Portugal revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée au Portugal, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités portugaises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités portugaises compétentes, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
4 Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers le Portugal, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers le Portugal, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers le Portugal en informant les autorités portugaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités portugaises n'ont pas été constatées. […] Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 20 février 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 6 février 2024.
Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28 (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Arguments des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes relevés ci-avant.
En droit, Monsieur … conteste la compétence des autorités portugaises pour traiter sa demande de protection internationale.
Dans ce contexte, il se prévaut, en substance, de la réponse des autorités françaises du 3 mai 2023 obtenue dans le cadre de la demande de renseignements adressée au CCPD et des résultats de recherche dans la base de données Eurodac pour en conclure qu’il n’aurait jamais déposé une demande de protection internationale au Portugal.
Il reproche au ministre de se baser sur ses déclarations unilatérales faites auprès de la police en date du 3 mai 2023, selon lesquelles il aurait reçu un visa portugais valable jusqu’à juin 2023, pour en conclure que les autorités portugaises seraient responsables pour traiter sa demande de protection internationale, alors qu’aucun élément du dossier administratif ne permettrait de vérifier s’il serait effectivement en possession d’un visa de travail en cours de 5 validité ou expiré.
A titre subsidiaire, Monsieur … soutient que le Portugal ne serait pas épargné par la crise de l’accueil des réfugiés sévissant actuellement sur une partie de l’Europe, pour en conclure qu’il n’y pourrait pas bénéficier d’une prise en charge appropriée et d’un logement décent, de sorte que le ministre aurait dû faire usage de la clause de souveraineté prévue à l’article 17 du règlement Dublin III, sinon de l’article 3 (2), alinéa 2 du même règlement.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Appréciation du tribunal L’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12 (2) du règlement Dublin III sur le fondement duquel la décision litigieuse a été également prise dispose, quant à lui, que : « […] Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (1). Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Force est au tribunal de constater qu’en vertu de cet article du règlement Dublin III, l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile est celui ayant délivré au demandeur un visa en cours de validité, et non pas celui où ce dernier a introduit une demande de protection internationale. Les développements du demandeur selon lesquels il n’aurait pas introduit de demande de protection internationale au Portugal sont, dès lors, à écarter pour défaut de pertinence.
Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12 (2) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, mais le Portugal.
Il échet d’abord de relever que, d’une part, il ressort des propres déclarations du demandeur que les autorités portugaises lui ont délivré un visa de travail valable jusqu’à juin 6 2023, de sorte qu’il est malvenu de reprocher au ministre d’avoir adressé aux autorités portugaises une demande de reprise en charge sur base de l’article 12 (2) du règlement Dublin III et, d'autre part, suite à ladite demande de reprise en charge des autorités luxembourgeoises, les autorités portugaises ont expressément accepté sa reprise en charge par courriel du 26 septembre 2023 sur base de cette même disposition, de sorte que le Portugal est effectivement responsable de l’examen de sa demande et que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers le Portugal et de ne pas examiner sa demande de protection internationale déposée au Luxembourg.
Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, tel qu’invoqué par le demandeur, prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que le Portugal est tenu au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
7 inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable –que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
8 Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur estime que les défaillances systémiques au Portugal résulteraient de la crise de l’accueil des réfugiés sévissant actuellement sur une partie de l’Europe. Or, force est de constater qu’aucune pièce ne vient documenter les allégations du demandeur, à savoir l’existence au Portugal de défaillances graves et systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, et ce alors qu’il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées, tel que relevé ci-avant. Le moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt, dès lors, le rejet.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres12, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201713.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge14, le juge administratif étant appelé, en 9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
12 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
13 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
14 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
9 matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration15.
En l’espèce, le demandeur renvoie en substance, dans ce contexte, à son argumentaire développé à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Or, dans la mesure où cet argumentaire a été rejeté ci-avant et que d’autres considérations n’ont pas été mises en avant par le demandeur sous cet aspect pour infirmer le constat afférent du tribunal, celui-ci conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 mars 2024 par :
Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.
s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 mars 2024 Le greffier du tribunal administratif 15 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.