Tribunal administratif N° 47236 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47236 3e chambre Inscrit le 28 mars 2022 Audience publique du 19 mars 2024 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 47236 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 mars 2022 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Afghanistan), de nationalité afghane, demeurant à L-…, agissant tant en son nom personnel qu’au nom et pour compte de ses frères et sœur mineurs, …, né le … en Afghanistan, …, né le … en Afghanistan et …, née le … en Afghanistan, tous les trois de nationalité afghane et demeurant actuellement en Afghanistan, ayant tous élu domicile en l’étude de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 27 octobre 2021 rejetant la demande de regroupement familial dans le chef des frères et sœur de Monsieur …, ainsi que d’une décision confirmative de refus du même ministre du 4 février 2022, intervenue sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 juin 2022 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 15 juillet 2022 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, pour le compte de ses mandants, préqualifiés ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 octobre 2022 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions attaquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Shirley FREYERMUTH, en remplacement de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, et Madame le délégué du gouvernement Pascale MILLIM en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 9 janvier 2024.
En date du 29 décembre 2015, Monsieur …, mineur à l’époque, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, entretemps abrogée par la loi modifiée du 18 décembre 2015 1relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Par ordonnance du 4 mars 2016, le juge des tutelles auprès du tribunal de la jeunesse et des tutelles près le tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg désigna un administrateur ad hoc dans le chef de Monsieur ….
Par décision du 21 mars 2018, notifiée à l’intéressé en mains propres le 27 mars 2018, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », accorda à Monsieur … le statut conféré par la protection subsidiaire au sens de la loi du 18 décembre 2015.
En date du 21 septembre 2018, un titre de séjour, valable du 27 mars 2018 au 20 mars 2023, fut délivré à Monsieur … en vertu de son statut conféré par la protection subsidiaire.
Par courrier du 21 décembre 2018, Monsieur … fit introduire une première demande de regroupement familial au sens de l’article 69 loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », dans le chef de sa belle-mère, Madame …, et de ses frères et sœur …, … et … et sollicita, à titre subsidiaire, la délivrance, dans leur chef, d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires sur base de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008.
Par décision du 9 janvier 2019, le ministre déclara la demande en obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires irrecevable, tout en sollicitant des pièces supplémentaires concernant les personnes à regrouper.
Par courrier du 27 août 2021, réceptionnée le 7 septembre 2021, Monsieur … introduisit une nouvelle demande de regroupement familial au sens de l’article 69 de la loi du 29 août 2008 dans le chef de ses frères et sœur …, … et …. A titre subsidiaire, il sollicita la délivrance, dans leur chef, d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires sur base de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, sinon d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 70, paragraphe (1), point c) de ladite loi.
Par décision du 27 octobre 2021, le ministre refusa de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef d’…, … et …, déclara la demande en obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires irrecevable et informa Monsieur … qu’il était disposé à considérer l’octroi d’une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l’article 78, paragraphes (1), point c) et (2) de la loi du 29 août 2008 à condition de lui faire parvenir divers documents. Cette décision est libellée comme suit :
« […] J'accuse bonne réception de votre courrier du 27 août 2021 par lequel vous introduisez, je cite « (…) j’introduis principalement une demande de regroupement familial en vertu de l'article 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l'immigration. Subsidiairement, je souhaite introduire une demande d'autorisation de séjour vie privée, pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité basée sur l'article 78(3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, et encore plus subsidiairement, une demande d'autorisation de séjour vie privée basée sur les liens familiaux en vertu de l'article 78(1) (c) de la même loi (…) ».
1. Demande de regroupement familial en faveur de vos frères et de votre sœur 2 Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, le regroupement familial de la fratrie n'est pas prévu à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration.
Par ailleurs, les enfants …, … … et … ne remplissent aucune condition qui leur permettrait de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
Par conséquent, l'autorisation de séjour leur est refusée sur base des articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration.
La présente décision est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le Tribunal administratif. La requête doit être déposée par un avocat à la Cour dans un délai de 3 mois à partir de la notification de la présente décision.
2. Demande d'autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravitée dans le chef de vos frères et de votre sœur Il y a lieu de soulever que le ressortissant d'un pays tiers doit se trouver en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois conformément à l'article 39, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration pour solliciter une autorisation de séjour sur base de l'article 78(3).
Dans ce contexte, je me permets de citer une partie d'un arrêt de la Cour administrative du 25 juin 2015 (numéro 36058C du rôle) et une partie d'un jugement du 2 décembre 2015 (numéro 35581 du rôle) :
« Cette façon de procéder de la norme communautaire consiste à conférer aux Etats membres une option par rapport à laquelle ceux-ci ont conservé la possibilité d'en faire usage ou de ne pas en faire usage et, dans l'hypothèse où ils en font l'usage, de le faire avec une plus ou moins grande latitude, étant entendu que les raisons de la délivrance du titre de séjour à une personne, par hypothèse en séjour irrégulier, relèvent du spectre humanitaire au sens large. Dès lors, les Etats membres ont gardé la latitude de prendre en considération des motifs du spectre humanitaire au sens large avec plus ou moins d'amplitude et ont dès lors conservé la possibilité d'encadrer plus ou moins strictement la délivrance de pareil titre de séjour, s'agissant par hypothèse de personnes en séjour irrégulier, pourvu toutefois que la base humanitaire n'en fasse pas défaut ».
«En ce qui concerne le refus de qualifier les faits invoqués de motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité, force est au tribunal de rappeler que cette disposition est le fruit de la transposition de l'article 6 paragraphe 4 de la directive européenne 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, prévoyant la possibilité pour les Etats membres d'accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d'un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le législateur luxembourgeois en prévoyant à ce 3titre une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité a limité ce pouvoir discrétionnaire aux cas d'espèces où les faits ou circonstances invoqués sont de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l'Homme ».
La demande en obtention d'une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires d'une exceptionnelle gravité dans le chef des enfants …, … … et … et séjournant hors territoire luxembourgeois n'est en conséquence pas recevable.
La présente décision est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le Tribunal administratif. La requête doit être déposée par un avocat à la Cour dans un délai de 3 mois à partir de la notification de la présente décision.
Néanmoins, je suis disposé à considérer l'octroi d'une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l'article 78, paragraphe (1) c) et (2) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration dans le chef des enfants …, … … et … à condition de me faire parvenir les documents suivants:
• un engagement de prise en charge en bonne et due forme souscrit en faveur des enfants …, … … et … ainsi que les trois dernières fiches du garant ;
• une preuve que vous disposez d'un logement approprié au Luxembourg ainsi que l'accord écrit du propriétaire, accompagné d'une pièce d'identité, à y loger trois personnes supplémentaires ;
• la preuve que les enfants …, … … et … disposent d'une assurance maladie couvrant tous les risques sur le territoire luxembourgeois (assurance de voyage);
• une copie de toutes les pages des passeports des enfants …, … … et …;
• L'original ou une copie certifiée conforme du jugement de droit de garde vous octroyant la garde des enfants …, … … et …, authentifié par une autorité compétente et légalisé par l'ambassade représentant les intérêts luxembourgeois.
• Par la suite, l'exequatur par le Tribunal d'arrondissement à Luxembourg/Diekirch du droit de garde précité, exequatur qui est à demander par un avocat à la Cour conformément à l'article 680 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Si les documents ne sont pas rédigés dans les langues allemande, française ou anglaise, une traduction certifiée conforme par un traducteur assermenté doit être jointe.
La décision à l'octroi éventuel d'une autorisation de séjour sera prise sur base de l'examen des documents produits, sans préjudice du fait que toutes les conditions en vue de l'obtention d'une autorisation de séjour doivent être remplies au moment de la décision. […]. » Par courriel du 27 janvier 2022, Monsieur … fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision précitée du 27 octobre 2021, lequel fut rejeté le 4 février 2022 dans les termes suivants :
« […] J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu par courriel en date du 27 janvier 2022.
Je tiens à vous rappeler que le regroupement familial de la fratrie n'est pas prévu à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration et contrairement à vos dires, la demande de regroupement familial dans le chef des enfants …, … et … ne rentre pas dans les prévisions de l'article 78, paragraphe (1) c) de la 4loi citée. De même, la demande en obtention d'une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires d'une exceptionnelle gravité dans le chef des intéressés séjournant hors territoire luxembourgeois n'est pas recevable.
Par conséquent, je suis au regret de vous informer qu'à défaut d'éléments pertinents nouveaux, je ne peux que confirmer ma décision du 27 octobre 2021 dans son intégralité.
Par ailleurs, je tiens à vous informer que notre proposition de considérer l'octroi d'une autorisation de séjour pour raisons privées conformément à l'article 78, paragraphe (1) c) reste maintenu sous condition que votre mandant nous fait parvenir les documents nécessaires demandés en date du 27 octobre 2021, une exonération des « formalités sollicitées » n'étant pas possible. On ne saurait alors soulever que l'article 8 de la CEDH n'a pas été respecté.
[…] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 mars 2022, inscrite sous le numéro 47236 du rôle, Monsieur … a fait introduire, en son nom personnel et en celui de ses frères et sœur mineurs, un recours en annulation à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 27 octobre 2021 refusant de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de ces derniers, ainsi que de la décision ministérielle confirmative de refus du 4 février 2022, intervenue sur recours gracieux.
Dans la mesure où ni la loi du 29 août 2008, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de regroupement familial, respectivement d’autorisations de séjour, seul un recours en annulation a pu être introduit en la présente matière, de sorte que le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation introduit en l’espèce, lequel est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur reprend les faits et rétroactes tels qu’exposés ci-avant.
En droit, et en ce qui concerne le refus du regroupement familial en faveur de ses frères et sœur mineurs, le demandeur sollicite l’annulation des décisions déférées pour violation de la loi, erreur manifeste d’appréciation des faits, sinon erreur d’appréciation des faits, en faisant valoir que si l’article 70 de la loi du 29 août 2008 ne prévoirait certes pas le regroupement familial de la fratrie, il y aurait lieu d’analyser sa demande au regard de sa qualité de responsable légal de ses frères et sœur. A cet égard, il explique que leur père serait porté disparu depuis plusieurs années et que leur mère serait décédée au début de l’année 2021, de sorte que les trois enfants se retrouveraient provisoirement chez leur oncle en Afghanistan, lequel serait toutefois trop âgé et sans ressources pour les prendre en charge, tel que cela ressortirait d’une lettre rédigée par ce dernier et versée en cause. Le demandeur ajoute qu’il subviendrait aux besoins de sa fratrie en leur envoyant de l’argent par le biais de virements bancaires et donne encore à considérer qu’au regard de la situation actuelle régnant en Afghanistan, il se trouverait dans l’impossibilité de se procurer un jugement lui octroyant la garde de ses frères et sœur, respectivement « validant la volonté de ses frères et sœur mineur[s] ». Au vu de ces considérations, il conclut qu’il devrait être considéré comme le tuteur légal de ses frères et sœur, de sorte que la demande en regroupement familial remplirait les conditions de l’article 70 de la loi du 29 août 2008.
En ce qui concerne ensuite la possibilité de bénéficier d’une autorisation de séjour pour raisons privées sur base de l’article 78, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 août 2008, le 5demandeur fait valoir qu’il se trouverait, en raison de la prise de pouvoir par les Talibans et de l’absence de tuteur légal de ses frères et sœur en Afghanistan, dans l’impossibilité de remplir les conditions prévues audit article. Il estime dès lors qu’au vu des conditions particulièrement difficiles dans lesquelles se trouveraient ces derniers, qui vivraient, depuis la disparition de leur père et le décès de leur mère, avec leur oncle qui ne serait cependant plus en mesure de subvenir à leurs besoins, une autorisation de séjour pour motifs humanitaires devrait leur être accordée sur base de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008.
Le demandeur reproche, par ailleurs, une violation du principe général du droit de proportionnalité et de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, désignée ci-après par « la CEDH », au ministre, en renvoyant à cet égard à un arrêt de la Cour administrative du 15 mars 2018, inscrit sous le numéro 40345C du rôle, suivant lequel la protection prévue audit article devrait s’appliquer chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits.
Après avoir cité l’article 8 de la CEDH et s’être référé à la jurisprudence européenne et luxembourgeoise en la matière, il fait valoir que le fait de refuser le regroupement familial aux trois enfants mineurs dont la responsabilité lui aurait été confiée en sa qualité de frère aîné, constituerait une ingérence disproportionnée dans sa vie privée et familiale, alors que ce refus conduirait inéluctablement à l’éclatement de leur cellule familiale, le demandeur se référant dans ce contexte plus particulièrement à un jugement du tribunal administratif du 8 novembre 2021, inscrit sous le numéro 44974 du rôle.
Jurisprudence à l’appui, le demandeur fait encore état d’une violation du principe de l’égalité des administrés, alors que, dans des situations identiques, le frère ou la sœur mineur(e)/majeur(e) aurait été autorisé(e) à rejoindre sa famille au titre d’un regroupement familial.
En dernier lieu, le demandeur invoque une violation des articles 7 et 24 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », alors que les décisions déférées empêcheraient les trois enfants mineurs d’avoir accès à une protection et aux soins nécessaires à leur bien-être et d’entretenir régulièrement des relations personnelles avec leur seul parent encore en vie, de sorte que leur intérêt supérieur aurait été méconnu en l’espèce.
Dans son mémoire en réplique, le demandeur ajoute que, contrairement à l’argumentation ministérielle, l’article 75, paragraphe (2), point c) de la loi du 18 décembre 2015 aurait été méconnu en l’espèce, en insistant sur le fait qu’il aurait seul la charge de ses frères et sœur, orphelins, et que leur intérêt supérieur devrait primer conformément aux articles 7 et 24 de la Charte. Il souligne encore, dans ce contexte, qu’il aurait vécu ensemble avec ses frères et sœur avant de rejoindre le Luxembourg et qu’il entretiendrait des liens étroits avec ces derniers, de sorte qu’il y aurait lieu de délivrer une autorisation de séjour dans leur chef.
En ce qui concerne les doutes émis par le délégué du gouvernement par rapport aux effets juridiques de la lettre versée en cause et qui aurait été rédigée par l’oncle du demandeur, celui-ci soutient, en renvoyant à des extraits d’une publication du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), que le principe du bénéfice du doute devrait lui être appliqué, alors que l’intérêt supérieur de ses frères et sœur serait en jeu et qu’au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale, il aurait été mineur et victime d’une situation traumatisante, de sorte que certains de ses propos auraient pu paraître confus.
6 Le demandeur rappelle que, compte tenu de sa situation particulière et notamment de son jeune âge, il ne serait pas en mesure de prouver avoir les ressources financières visées par l’article 78, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008.
Il insiste finalement sur l’existence de liens affectifs étroits entre lui-même et ses frères et sœur, et ce bien avant son départ de l’Afghanistan, et ajoute que ce serait à tort que le délégué du gouvernement lui reprocherait dans ce contexte que les deux virements effectués à leur profit ne serait pas suffisant pour prouver l’existence de tels liens, alors qu’outre le fait que les montants virés pourraient « suffire en Afghanistan », il ne serait pas en mesure, au vu de sa situation personnelle, de transférer davantage d’argent.
Le demandeur conclut partant à l’annulation des décisions ministérielles litigieuses.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
A titre liminaire, et en ce qui concerne la demande en communication du dossier administratif, formulée par le demandeur dans le dispositif de la requête introductive d’instance et du mémoire en réplique, le tribunal constate que la partie étatique a déposé, ensemble avec son mémoire en réponse, une farde de pièces correspondant a priori au dossier administratif.
A défaut pour le demandeur de remettre en question le caractère complet du dossier lui ainsi mis à disposition, la demande en communication du dossier administratif est à rejeter comme étant devenue sans objet.
Il échet ensuite de rappeler que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, le juge administratif a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés1.
Force est encore de relever que le tribunal n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie demanderesse mais peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, les traiter suivant un ordre différent.
En ce qui concerne tout d’abord le moyen du demandeur tendant à une violation de l’article 78, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 août 2008, le tribunal constate, à l’instar de la partie étatique, que le ministre n’a pris aucune décision de refus de l’autorisation de séjour prévue audit article, de sorte que les développements du demandeur à cet égard sont d’ores et déjà à rejeter pour défaut de pertinence par rapport à l’objet des décisions déférées.
En ce qui concerne ensuite le moyen du demandeur tenant à une méconnaissance de l’article 75, paragraphe (2), point c) de la loi du 18 décembre 2015, ledit article dispose dans ses paragraphes (1) et (2) que « (1) Le bénéficiaire de la protection temporaire peut solliciter le regroupement familial en faveur d’un ou de plusieurs membres de sa famille si la famille 1 Trib. adm., 1er octobre 2012, n° 28831 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 39 et les autres références y citées.
7était déjà constituée dans l’Etat d’origine et qu’elle a été séparée en raison de circonstances entourant l’afflux massif.
(2) Sont considérés comme membres de la famille au sens du présent article:
a) le conjoint du regroupant;
b) les enfants mineurs célibataires du regroupant ou de son conjoint, qu’ils soient légitimes, nés hors mariage ou adoptés;
c) d’autres parents proches qui vivaient au sein de l’unité familiale au moment des événements qui ont entraîné l’afflux massif et qui étaient alors entièrement ou principalement à charge du regroupant. […] ».
Or, dans la mesure où il ressort clairement du paragraphe (1) de l’article 75 de la loi du 18 décembre 2015 que ladite disposition est applicable aux bénéficiaires d’une protection temporaire accordée par le ministre, c’est à bon droit que la partie étatique conclut au rejet du moyen relatif à une méconnaissance de l’article 75, paragraphe (2) de la même loi, étant relevé qu’il est constant en cause pour ressortir du dossier administratif que le demandeur s’est vu accorder, par une décision ministérielle du 21 mars 2018, le statut conféré par la protection subsidiaire et non pas une protection temporaire au sens de la loi du 18 décembre 2015.
Ledit moyen est dès lors rejeté pour être dénué de tout fondement.
Le tribunal constate ensuite que par le biais de la décision du 27 octobre 2021, le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef des frères et sœur mineurs de Monsieur … au motif que le regroupement de la fratrie ne serait pas prévu par l’article 70 de la loi du 29 août 2008.
A cet égard, il échet de rappeler que le regroupement familial, tel qu’il est défini à l’article 68, point c) de la loi du 29 août 2008, a pour objectif de « maintenir l’unité familiale » entre le regroupant, en l’occurrence le bénéficiaire d’une protection internationale, et les membres de sa famille.
Il convient ensuite de rappeler qu’aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008, « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d'un titre de séjour d'une durée de validité d'au moins un an et qui a une perspective fondée d'obtenir un droit de séjour de longue durée, peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l'article 70, s'il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu'il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d'aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d'un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d'une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
8 (3) Le bénéficiaire d'une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l'article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l'octroi d'une protection internationale. ».
L’article 70 de la loi du 29 août 2008, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, dispose que : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l'article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu'ils ne représentent pas un danger pour l'ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l'entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants:
a) le conjoint du regroupant;
b) Le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats.
c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d'en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l'autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.
(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.
(3) Le regroupement familial d'un conjoint n'est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.
(4) Le ministre autorise l'entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d'une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.
(5) L'entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre:
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont à sa charge et qu'ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d'origine;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont objectivement dans l'incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé;
c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d'une protection internationale, lorsque celui-ci n'a pas d'ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. ».
9Les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 règlent dès lors les conditions dans lesquelles un membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci. L’article 69 concerne les conditions à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, tandis que l’article 70 définit les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membre de famille, susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.
S’agissant tout d’abord de l’argumentation du demandeur suivant laquelle il devrait être considéré comme le tuteur légal de ses frères et sœur au sens de l’article 70, paragraphe (5), point c) de la loi du 29 août 2008, le tribunal relève que ladite disposition n’est pas applicable au cas d’espèce. En effet, cette disposition légale vise exclusivement le tuteur légal « du mineur non accompagné, bénéficiaire d'une protection internationale », ce qui n’est pas le cas en l’espèce, alors que les frères et sœur de Monsieur … ne revêtent ni la qualité de mineurs non accompagnés, notion qui est définie par l’article 68, point d) de la même loi comme « tout ressortissant de pays tiers ou apatride âgé de moins de dix-huit ans, entrant sur le territoire sans être accompagné d'un adulte qui soit responsable de lui de par la loi ou la coutume, aussi longtemps qu'il n'est pas effectivement pris en charge par une telle personne, ou toute personne mineure qui est laissée seule après être entrée sur le territoire. », ces derniers se trouvant toujours en Afghanistan, ni ne bénéficient-ils d’un statut de protection internationale.
Ce constat n’est pas énervé par l’attestation prétendument rédigée par l’oncle du demandeur, datée du 7 juillet 2021, ce d’autant plus que ledit document ne saurait bénéficier que d’une valeur probante limitée au regard du fait qu’il a été versé en copie seulement et que la traduction n’a pas été faite par un traducteur assermenté. Par ailleurs, une simple déclaration unilatérale faite par l’oncle du demandeur, à admettre qu’elle soit authentique, selon laquelle Monsieur … devrait désormais prendre en charge ses frères et sœur n’est pas suffisante pour qu’il puisse être considéré comme le « responsable légal » de ces derniers, étant encore précisé que, tel que relevé par la partie étatique, il peut être légitimement mis en doute que leur père aurait disparu, le demandeur s’étant contredit à ce sujet lors de son entretien dans le cadre de sa demande de protection internationale en affirmant que ce dernier se serait trouvé à … au moment de son départ de l’Afghanistan.
Force est encore de constater que l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008 ne vise pas la fratrie au titre des membres de la famille susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial avec un regroupant installé au Luxembourg, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a refusé de faire droit à la demande de regroupement familial sur base du prédit article 70, paragraphe (5).
Cependant, le tribunal est amené à préciser que si la fratrie d’un ressortissant de pays tiers, disposant d’une protection internationale, n’est certes pas visée par l’article 70 précité de la loi du 29 août 2008, cette disposition légale est toutefois susceptible de heurter les articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH, dont les termes respectifs sont les suivants : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », et « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-
10être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
A cet égard, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative - telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH - est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne. Par voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale2,3.
Partant, si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH4.
Etant relevé que les Etats parties à la CEDH ont l’obligation, en vertu de son article 1er, de reconnaître les droits y consacrés à toute personne relevant de leurs juridictions, force est au tribunal de rappeler que l’étranger a un droit à la protection de sa vie privée et familiale en application de l’article 8 de la CEDH, d’essence supérieure aux dispositions légales et réglementaires faisant partie de l’ordre juridique luxembourgeois5.
Incidemment, il y a lieu de souligner que « l’importance fondamentale »6 de l’article 8 de la CEDH en matière de regroupement familial est par ailleurs consacrée en droit de l’Union européenne et notamment par la directive 2003/86/CE du Conseil de l’Union européenne du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, transposée par la loi du 29 août 2008, et dont le préambule dispose, en son deuxième alinéa, que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. ».
Il échet de conclure de ce qui précède qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne, au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international doit prévaloir sur les dispositions législatives éventuellement contraires. En ce sens également, une lacune de la loi nationale ne saurait valablement être invoquée pour justifier de déroger à une convention internationale.
En ce qui concerne les faits de l’espèce, il échet de rappeler qu’il est de jurisprudence que l’argumentation consistant à soutenir que le « parent collatéral » serait d’emblée exclu de 2 Trib. adm., 25 juin 1997, nos 9799 et 9800 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 décembre 1997, nos 9805C et 10191C, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 80 et les autres références y citées.
3 Trib. adm., 26 avril 2019, n° 41089 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.
4 Voir par exemple en ce sens CourEDH, 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-Bas, n° 1948/04, § 135, et trib.
adm., 24 février 1997, n° 9500 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 476.
5 Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.
6 Voir « Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial », COM/99/0638 final -
CNS 99/0258, 1er décembre 1999, point 3.5.
11la protection de l’article 8 de la CEDH est erronée. En effet, s’il est vrai que la notion de famille restreinte, limitée aux parents et aux enfants mineurs, est à la base de la protection accordée par ladite convention, il n’en reste pas moins qu’une famille existe, au-delà de cette cellule fondamentale, chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits7.
Le tribunal observe que, de la même manière, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », que si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, la Cour a également reconnu l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, entre autres, entre frères et sœurs adultes8, et entre parents et enfants adultes9.
Il échet, par ailleurs, de rappeler à ce stade-ci des développements que la notion de vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national10. Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays11, à savoir, en l’occurrence, leur pays d’origine, l’Afghanistan.
De plus, il y a lieu de constater que cette conception de la notion de famille, étendue au-delà du noyau familial, pour prendre en compte l’existence d’éléments de dépendance supplémentaires entre parents proches, est cohérente avec les dispositions - certes non applicables à l’espèce - de l’article 56, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, concernant le contenu de la protection internationale, qui prévoit la possibilité pour le ministre d’étendre le bénéfice des droits découlant du statut de bénéficiaire de protection internationale aux membres de la famille du bénéficiaire, sur base d’une définition élargie de la notion de membre de famille. L’article 56, paragraphe (1) de ladite loi dispose, en effet, que « Le ministre veille à ce que l’unité familiale puisse être maintenue. Il peut décider que les dispositions du présent article s’appliquent aux autres parents proches qui vivaient au sein de la famille du bénéficiaire à la date du départ du pays d’origine et qui étaient alors entièrement ou principalement à sa charge. » Cependant, il ressort de la jurisprudence relative à l’article 8 de la CEDH qu’un regroupant ne peut invoquer l’existence d’une vie familiale à propos d’une personne ne faisant pas partie du noyau familial strict qu’à condition qu’il démontre qu’il est à sa charge et qu’un lien de dépendance autre que les liens affectifs normaux est établi.
Il ressort encore de la jurisprudence de la CourEDH qu’à chaque fois qu’un mineur est concerné, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale et que l’Etat refusant le regroupement familial doit ménager un juste équilibre entre les intérêts des demandeurs d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, d’autre part12. Ainsi, 7 Trib. adm., 18 février 1999, n° 10687 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 524 et les autres références y citées.
8 Voir en ce sens CourEDH, 24 avril 1996, Boughanemi c. France, n° 22070/93, § 35.
9 Voir CourEDH, 9 octobre 2003, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, §§ 94 et 97.
10 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 et les autres références y citées.
11 Trib. adm., 8 mars 2012, n° 27556 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 et les autres références y citées.
12 CourEDH, 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00.
12dans le cadre de la demande de regroupement familial avec un mineur, il est nécessaire de prendre en compte l’âge de l’enfant concerné, sa situation dans son pays d’origine et son degré de dépendance vis-à-vis du regroupant, puis de vérifier la réalité de l’entrave à la vie familiale, notamment l’étendue des liens des personnes concernées avec le Luxembourg, s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’une de ces personnes et s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion, tout en faisant primer l’intérêt supérieur de l’enfant.
En l’espèce, si le lien de consanguinité entre le demandeur et les personnes à regrouper n’est pas remis en cause, force est au tribunal de constater, à l’instar de la partie étatique, que ce dernier reste en défaut de démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine, ouvrant droit à la protection prévue à travers l’article 8 de la CEDH.
En effet, il ressort des éléments du dossier administratif et notamment de l’entretien dans le cadre de sa demande de protection internationale en date des 21 septembre, 27 octobre et 9 novembre 2017, que Monsieur … a déclaré qu’il aurait vécu à … en Afghanistan avec son père, sa belle-mère, sa sœur et ses deux frères, sa mère biologique étant décédée peu de temps après sa naissance13, en précisant toutefois qu’il se serait souvent trouvé chez son oncle, car il ne se serait pas bien entendu avec son père14. Il ressort encore dudit entretien que Monsieur … a déclaré avoir quitté l’Afghanistan pour travailler en Iran en août 2013 et qu’à ce moment, son père se serait trouvé à …, ensemble avec le reste de sa famille15. Après avoir perdu son travail, il aurait quitté l’Iran en date du 1er septembre 2015 pour partir vers l’Europe16.
Il échet dès lors de constater qu’avant son entrée sur le territoire luxembourgeois en 2015, Monsieur … ne partageait plus de vie familiale effective avec sa fratrie depuis plus de deux ans. Celui-ci n’ayant, par ailleurs, pas fait état d’éléments, ni a fortiori fourni des justificatifs, démontrant l’existence plus particulièrement de contacts réguliers avec ses frères et sœur avant l’introduction de sa demande de regroupement familial, il y a lieu de conclure que la vie familiale dont il se prévaut avait déjà éclaté bien avant son arrivée au Luxembourg, étant encore précisé qu’il a lui-même affirmé, dans le cadre de sa demande de regroupement familial du 27 août 2021, qu’il n’aurait que peu de contact avec eux. Cette conclusion relative à une absence de vie familiale effective n’est, au vu de l’ensemble des éléments concordants ainsi relevés, pas énervée par l’argumentation du demandeur suivant laquelle sa minorité d’âge au moment de l’entretien auprès du ministère aurait influencé la cohérence de son récit à cet égard.
Le demandeur reste également en défaut d’établir qu’au moment de l’introduction de sa demande de regroupement familial, respectivement au moment de la prise des décisions litigieuses, sa fratrie se serait trouvée dans un lien de dépendance financière à son égard à un tel point que sans ce soutien matériel, ils ne pourraient pas subvenir à leurs besoins essentiels en Afghanistan. En effet, s’agissant des preuves de versements d’argent dont se prévaut le demandeur pour appuyer ses dires, à savoir un premier transfert de 150,- euros le 14 avril 2021 et un deuxième transfert de 150,- euros le 7 juin 2021, outre le fait qu’il ne s’agit que de deux virements isolés et que le demandeur admet lui-même qu’il ne serait pas en mesure « d’offrir 13 Page 2 du rapport d’entretien.
14 Page 10 du rapport d’entretien.
15 Page 3 du rapport d’entretien.
16 Page 5 du rapport d’entretien.
13plus »17, force est de constater qu’ils ont été effectués au profit d’un destinataire dénommé « … », non autrement identifié, de sorte qu’il n’est pas établi à l’exclusion de tout doute que les transferts d’argent ont été effectivement effectués au profit de ses frères et sœur. Il s’ensuit que lesdits versements ne sont dès lors pas de nature à prouver que ces derniers sont à sa charge.
Il échet, dès lors, de conclure que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence d’une vie familiale effective, sinon d’un lien de dépendance autre que les liens affectifs normaux avec ses frères et sœur, de sorte qu’il ne saurait utilement se prévaloir des dispositions de l’article 8 de la CEDH.
Cette conclusion n’est pas ébranlée par les différents documents versés par le demandeur à l’appui du présent recours, à savoir des rapports d’organisations internationales et des articles de presse qui relatent notamment les difficultés posées par le régime mis en place en Afghanistan par les Talibans, alors que le demandeur reste en défaut de les mettre concrètement en relation avec sa situation personnelle, respectivement avec la situation de sa fratrie, étant encore relevé à cet égard qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer la carence des parties dans la présentation de leurs moyens.
Le moyen afférent à une violation de l’article 8 de la CEDH, ensemble le moyen relatif à une violation du principe de proportionnalité, est dès lors rejeté.
Au vu de ces mêmes considérations, le moyen relatif à une violation de l’article 7 de la Charte, aux termes duquel « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », ainsi qu’à une violation de l’intérêt supérieur de l’enfant et plus particulièrement de l’article 24 de la Charte, prévoyant que « 1. Les enfants ont droit à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être. Ils peuvent exprimer leur opinion librement. Celle-ci est prise en considération pour les sujets qui les concernent, en fonction de leur âge et de leur maturité.
2. Dans tous les actes relatifs aux enfants, qu'ils soient accomplis par des autorités publiques ou des institutions privées, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.
3. Tout enfant a le droit d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt. » est également à écarter.
En effet, force est de relever que ces dispositions ne tiennent pas en échec les dispositions légales relatives aux conditions d’entrée et de séjour au Luxembourg, de même qu’elles ne confèrent pas un droit subjectif à un enfant en l’autorisant à séjourner dans un pays de son choix18, étant, à cet égard, rappelé que la fratrie n’est pas prévue au titre des membres de la famille au sens de l’article 70 de la loi du 29 août 2008, susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial avec un regroupant installé au Luxembourg.
L’affirmation du demandeur suivant laquelle les décisions ministérielles déférées empêcheraient ses frères et sœur d’entretenir des relations personnelles avec leur « seul 17 Page 5 du mémoire en réplique.
18 Voir par analogie : Cour adm., 11 déc. 2012, n° 30874C du rôle, disponible sous www.ja.etat.lu.
14parent encore en vie » est encore à écarter en l’espèce, alors que ceux-ci étaient de manière non contestée pris en charge par leur oncle au moment de la prise des décisions litigieuses.
Partant, à défaut d’éléments concrets mis en avant par le demandeur permettant de retenir qu’il serait dans l’intérêt supérieur de ses frères et sœur de quitter l’Afghanistan, il y a lieu de conclure que ce moyen reste à l’état de pure allégation, la simple affirmation selon laquelle « les décisions entreprises empêchent les enfants mineurs …, … et …, d’avoir droit à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être » n’étant pas suffisante à cet égard.
Le moyen fondé sur une violation des articles 7 et 24 de la Charte est partant également rejeté.
S’agissant du volet du recours ayant trait à la demande d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, il convient de relever qu’aux termes de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, « A condition que leur présence ne constitue pas de menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, le ministre peut accorder une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité au ressortissant de pays tiers. […] ».
L’article 78, paragraphe (3), précité, permet dès lors au ministre, sauf dans l’hypothèse où l’intéressé constitue une menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, d’accorder un droit de séjour s’il estime que le ressortissant du pays tiers a fait état de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité.
Quant à la condition de l’existence de « motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité », il y a lieu de rappeler que l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 est le fruit de la transposition de l’article 6, paragraphe (4) de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, prévoyant la possibilité pour les Etats membres d’accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le législateur luxembourgeois, en prévoyant à ce titre une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, a limité ce pouvoir discrétionnaire aux cas d’espèce où les faits ou circonstances invoqués sont de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l’Homme19.
Afin d’établir l’existence dans leur chef de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, le demandeur se prévaut en substance de la responsabilité qu’il aurait en sa qualité de frère aîné à l’égard de ses frères et sœur cadets qui se trouveraient seuls en Afghanistan, alors que leur oncle ne serait plus en mesure de subvenir à leurs besoins.
Or, tel que l’a justement soulevé la partie étatique, la personne au profit de laquelle une autorisation de séjour est demandée doit, conformément à l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, se trouver en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois, afin de pouvoir se voir octroyer ladite autorisation.
19 Cour adm., 5 décembre 2017, n° 39776C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 591 et les autres références y citées.
15En effet, s’il est vrai que l’article 78, paragraphe (3), précité, ne reprend pas les termes « en séjour irrégulier », cette prémisse de base conditionne cependant fondamentalement le cas de figure légalement entrevu de l’octroi d’une autorisation de séjour à titre humanitaire20.
Cette conclusion s’impose aussi à la lumière d’une lecture combinée des articles 34, 38 et 78 de la loi du 29 août 2008, voire a fortiori dans une approche systémique des lois du 29 août 2008 et du 18 décembre 2015 et de leurs champs d’application respectifs. En effet, l’interaction de ces textes et la logique des choses ne permet pas d’admettre que des ressortissants de pays tiers se trouvant hors territoire luxembourgeois puissent solliciter depuis l’extérieur une autorisation de séjour à titre humanitaire. Admettre le contraire, c’est-à-dire admettre que par le truchement d’une demande d’autorisation de séjour à titre humanitaire formulée depuis l’extérieur des Etats de l’Union européenne, serait admettre que la législation européenne relative à l’asile puisse être largement déjouée21.
Dans la mesure où les trois personnes en question ne se trouvaient, au moment de la prise des décisions litigieuses, pas en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois, mais en Afghanistan, le tribunal est amené à conclure que c’est à bon droit que le ministre a rejeté la demande d’octroi d’une autorisation de séjour à titre humanitaire dans le chef d’…, de … et de ….
Le moyen ayant trait à une violation de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 est partant rejeté pour être non fondé.
Concernant finalement le moyen fondé sur une violation du principe d’égalité de traitement, il échet de relever que le principe constitutionnel de l’égalité devant la loi, tel que consacré par l’article 15 de la Constitution révisée, entretemps en vigueur, suivant lequel tous les Luxembourgeois sont égaux devant la loi, applicable à tout individu touché par la loi luxembourgeoise si les droits de la personnalité, et par extension, si les droits extrapatrimoniaux sont concernés, ne s’entend pas dans un sens absolu, mais requiert que tous ceux qui se trouvent dans la même situation de fait et de droit soient traités de la même façon.
Le principe d’égalité de traitement est compris comme interdisant le traitement de manière différente de situations similaires, à moins que la différenciation soit objectivement justifiée.
Il appartient par conséquent, aux pouvoirs publics, tant au niveau national qu’au niveau communal, de traiter de la même façon tous ceux qui se trouvent dans la même situation de fait et de droit. Par ailleurs, lesdits pouvoirs publics peuvent, sans violer le principe de l’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents, à condition que les différences instituées procèdent de disparités objectives, qu’elles soient rationnellement justifiées, adéquates et proportionnées à leur but22. Pour que le principe d’égalité puisse être valablement mis en œuvre, il convient de pouvoir dégager deux situations comparables par rapport auxquelles une inégalité de traitement puisse être utilement invoquée.
Or, en l’espèce, il échet de constater que le demandeur est resté en défaut de soumettre au tribunal des éléments suffisants quant à des personnes qui se seraient trouvées dans une situation similaire, voire identique à la sienne.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Trib. adm., 6 décembre 2000, n° 10019 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 9 et les autres références y citées.
16Ce constat n’est pas infirmé par la référence faite par le demandeur au jugement du tribunal administratif du 8 novembre 2021, inscrit sous le numéro 44974 du rôle, alors que les faits à la base dudit jugement diffèrent des faits en l’espèce, en ce que les personnes à regrouper dans le cadre du jugement du 8 novembre 2021 étaient les enfants du bénéficiaire de protection internationale, alors que dans le présent cas, il s’agit des frères et sœur du regroupant.
Le moyen afférent est partant rejeté pour manquer de fondement.
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de rejeter le recours en annulation pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
rejette la demande en communication du dossier administratif ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 19 mars 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 mars 2024 Le greffier du tribunal administratif 17