Tribunal administratif N° 50093 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50093 4e chambre Inscrit le 23 février 2024 Audience publique du 19 mars 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50093 du rôle et déposée le 23 février 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette Ngono Yah, avocat à la Cour, assistée de Maître Hakan Kaplankaya, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Turquie), de nationalité turque, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (Shuk), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au ministre de l’Immigration et de l’Asile, du 7 février 2024 de le transférer vers la Pologne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Hakan Kaplankaya, en remplacement de Maître Yvette Ngono Yah, et Madame le délégué du gouvernement Hélène Massard en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 12 mars 2024.
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Le 6 septembre 2023, Monsieur …, ci-après désigné par « Monsieur … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur son identité, ainsi que sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … était entré dans l’espace Schengen moyennant un visa étudiant émis par la Pologne où il avait fait des études avant de venir au Luxembourg.
En date du 11 septembre 2023, Monsieur … fut encore entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection 1internationale, en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Par un arrêté du 11 septembre 2023, le ministre de l’Immigration et de l’Asile assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) pour une dure de trois mois.
Le 4 octobre 2023, les autorités luxembourgeoises adressèrent une demande de prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III à leurs homologues polonais, demande qui fut acceptée, sur cette même base juridique, par ces derniers en date du 19 octobre 2023.
Par décision du 7 février 2024, notifiée à l’intéressé par un courrier envoyé le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, entretemps en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Pologne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 6 septembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 6 septembre 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 11 septembre 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 6 septembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il résulte cependant des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que la Pologne vous a délivré un visa, valable du 22 octobre 2021 au 30 juin 2022. Le fait que vous avez étudié en Pologne jusqu'en juillet 2023, laisse supposer que les autorités vous ont accordé un titre de séjour vous ayant donné le droit de rester sur le territoire polonais. Ce doute a été confirmé par l'accord de prise en charge reçu des autorités polonaises sur base de l'article 12(4).
2 Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 11 septembre 2023.
Sur cette base, une demande de prise en charge sur base de l'article 12(4) du règlement DIII a été adressée aux autorités polonaises en date du 4 octobre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités polonaises en date du 19 octobre 2023.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité de la Pologne est acquise suivant l'article 12(4) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d'un ou plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d'entrer sur le territoire d'un État membre et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment de la vérification de votre passeport, que la Pologne vous a délivré un visa, valable du 22 octobre 2021 jusqu'au 30 juin 2022.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Turquie en avion le 22 octobre 2021 en direction de Varsovie/Pologne muni d'un visa étudiant polonais. Vous auriez séjourné à … et … du 22 octobre 2021 jusqu'au 3 septembre 2023. Vous auriez également introduit une demande de permis de séjour qui aurait été refusée parce que vous n'auriez pas fourni certains documents supplémentaires. Vous auriez alors quitté la Pologne sans introduire une demande de protection internationale à cause du « comportement raciste de la population 3polonaise » (page 4 du rapport d'entretien Dublin III) et parce que vous auriez fréquenté des cours à l'Université … à … avec des personnes du mouvement « Gülen » (page 4 du rapport d'entretien Dublin III). Vous seriez ensuite parti en voiture pour le Luxembourg, où vous seriez arrivé le 3 septembre 2023.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 11 septembre 2023, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Pologne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la Pologne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Pologne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Pologne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Pologne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Pologne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Pologne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Pologne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités polonaises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes polonaises, notamment judiciaires.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du 4règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Pologne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Pologne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère être nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Pologne en informant les autorités polonaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités polonaises n'ont pas été constatées. (…) ».
Par un courrier de son litismandataire du 13 février 2024, Monsieur … introduisit un recours gracieux contre la décision ministérielle précitée du 7 février 2024.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 23 février 2024, Monsieur … a encore fait introduire un recours en réformation, sinon en annulation de la décision ministérielle, précitée, du 7 février 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours, le demandeur, outre de passer en revue les rétroactes repris ci-avant, explique avoir étudié pendant trois ans au Collège de … en Turquie, affilié au 5Mouvement Gülen, lequel aurait été fermé et détruit après le 15 juillet 2016 et à la suite de la tentative de coup d'État en Turquie. Il donne à considérer qu’il aurait grandi au sein du mouvement Gülen de par sa famille jusqu’au licenciement, après le 15 juillet 2016, de son père de son poste d’enseignant dans le cadre des purges visant les adeptes du mouvement Gülen dans la fonction publique. Sa mère, travaillant dans une école affiliée au mouvement Gülen, aurait également perdu son emploi lors de la fermeture de cette école par le gouvernement. Environ deux ans après ces événements, son père aurait été arrêté et emprisonné pendant quatre ans et demi en raison de son appartenance au mouvement Gülen et sa famille aurait dû déménager en Turquie en raison des menaces et de la pression exercées « par la communauté güleniste ». Ce serait dans ce contexte qu’il aurait quitté la Turquie pour la Pologne qui lui aurait délivré un visa, valable du 2 octobre 2021 au 30 juin 2022, ce qui lui aurait permis d’y apprendre la langue polonaise et d’y suivre des cours d’ingénierie informatique pendant un an. Etant donné que sa demande de permis de séjour aurait été rejetée à plusieurs reprises en raison de la politique d'immigration restrictive de la Pologne et vu qu’il y aurait été confronté à des discriminations raciales, et à cause des déclarations négatives des ministres à l’encontre des réfugiés musulmans et les expulsions de réfugiés biélorusses en 2021, ainsi qu’en raison du refus d’asile pour les membres du mouvement Gülen et du développement des relations diplomatiques entre la Pologne et la Turquie, il aurait été contraint de quitter la Pologne pour introduire, le 6 septembre 2023, une demande de protection internationale au Luxembourg où il serait arrivé le 3 septembre 2023.
En droit, le demandeur conteste la décision de transfert en ce qu’elle se base sur l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, alors qu’au moment du dépôt de sa demande de protection internationale en date du 6 septembre 2023, plus d'un an se serait écoulé depuis l'expiration de son visa, valable seulement jusqu’au 30 juin 2022, de sorte que la compétence de la Pologne ne pourrait pas être retenue sur le fondement juridique précité.
Il estime que la décision déférée serait fondée sur la supposition que les autorités polonaises lui auraient accordé un titre de séjour, étant donné qu'il y aurait étudié jusqu’en juillet 2023, le ministre estimant cette prémisse confirmée par l’accord de prise en charge reçu de la part des autorités polonaises sur base de l'article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Or, le demandeur conteste qu’il aurait été titulaire en Pologne d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans, soulignant que la décision d’acceptation polonaise ne confirmerait en aucun cas la supposition du ministre selon laquelle il aurait obtenu un titre de séjour polonais.
Par conséquent, la supposition du ministère selon laquelle il aurait été titulaire d'un titre de séjour serait purement hypothétique et ne correspondrait pas à la réalité factuelle, la preuve d’un tel titre incombant à la seule partie gouvernementale et ne saurait se déduire du fait qu’il serait resté en Pologne après l'expiration de son visa.
Si le demandeur affirme avoir déposé une demande de titre de séjour auprès des autorités polonaises, il fait cependant souligner que celle-ci aurait été refusée. La circonstance selon laquelle les étrangers, ayant déposé une demande de titre de séjour en Pologne, pourraient légalement y séjourner pendant la période d'attente, telle que cette pratique ressortirait d’un document préparé par le gouvernement polonais qu’il verse à l’appui de son recours, n’entraînerait pas qu’il y aurait été titulaire d'un titre de séjour.
6Ainsi, l'évaluation polonaise selon laquelle la responsabilité de la Pologne serait établie en vertu de l'article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III serait erronée, le demandeur affirmant que les autorités polonaises auraient seulement accepté la demande leur adressée par le Luxembourg dans un esprit de bonnes relations interétatiques.
Par conséquent, étant donné qu’il n’aurait été titulaire que d'un visa périmé depuis plus de six mois, l’État responsable de sa demande de protection internationale serait le Luxembourg en application de l’article 12, paragraphe (4), alinéa 2 du règlement Dublin III.
A titre subsidiaire, si le tribunal était enclin à accepter la supposition du ministre selon laquelle il pourrait être considéré comme « titulaire d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans » conformément à l'article 12 du règlement Dublin III, le demandeur demande au tribunal de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice de l'Union européenne, dénommée ci-après « la CJUE », conformément à l'article 267 du TFUE, « afin de déterminer si la situation d’une personne qui s’est vu refuser la délivrance d’un titre de séjour ou qui est en attente d’une réponse en Pologne peut être assimilée à celle du titulaire d'un titre de séjour en vertu de l’article 12 du règlement Dublin III ».
En deuxième lieu, le demandeur estime que son transfert vers la Pologne violerait l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dénommée ci-après « la CEDH », alors que dans cet Etat membre, une attitude très négative envers les immigrants, en particulier de confession musulmane, pourrait être observée, tel que cela ressortirait des déclarations de Mateusz Morawiecki, ayant dirigé le pays depuis les six dernières années, de même que de l’atmosphère hostile envers les immigrants musulmans incitée par le parlementaire Dominik Tarczynski.
Le demandeur fait également souligner que le gouvernement polonais rejetterait les demandes de protection internationale des adeptes du mouvement Gülen avec une approche politique et arbitraire, tel que cela ressortirait d’un article paru dans un quotidien pro-
gouvernemental turc dénotant que la demande de protection internationale de 16 des 54 Gülenistes aurait été refusée en Pologne, ce qui représenterait une proportion de 30 %. Or, si la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, dénommée ci-
après « la Convention de Genève », était dûment appliquée, toute personne identifiée comme Güleniste devrait « presque automatiquement » se voir accorder la protection internationale.
Dans ce contexte, le demandeur invoque encore un arrêt du 26 septembre 2023 de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », dans une affaire Yalcinkaya, où la Grande Chambre aurait conclu que la condamnation pénale d'un enseignant considéré comme güleniste, expulsé de la fonction publique et emprisonné pour appartenance à une organisation terroriste, tel que ce serait le cas de son père, aurait violé le droit à un procès équitable ainsi que le principe de « pas de peine sans loi » au sens de l’article 7 de la CEDH. Ce problème étant systémique, la CourEDH aurait rapporté plus de cent mille condamnations en Turquie.
Le demandeur en conclut qu'en Pologne, les particularités des situations des Gülenistes ne seraient pas dûment comprises et que leurs demandes de protection internationale n’y seraient pas dûment traitées, de sorte que le moindre doute y relatif aurait dû amener le Luxembourg à ne pas le transférer en Pologne, pays qui ne pourrait pas être considéré comme un pays sûr pour les demandeurs d’asile musulmans, surtout pour ceux 7appartenant au mouvement Gülen, tel que ce serait son cas.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.
En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est, en l’espèce, basé pour conclure à la responsabilité des autorités polonaises, dispose que : « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres.
Lorsque le demandeur est titulaire d’un ou plusieurs titres de séjour périmés depuis plus de deux ans ou d’un ou plusieurs visas périmés depuis plus de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre et s’il n’a pas quitté le territoire des États membres, l’État membre dans lequel la demande de protection internationale est introduite est responsable. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a émis à l’égard du demandeur de protection internationale concerné un visa lui ayant permis d’entrer sur le territoire d’un Etat membre, périmé depuis moins de six mois, respectivement un titre de séjour périmé depuis moins de deux ans.
S’il ressort effectivement des éléments de la cause, que le visa délivré au demandeur par les autorités polonaises est périmé depuis le 30 juin 2022, soit plus de 6 mois au jour de sa demande de protection internationale au Luxembourg, la simple contestation du demandeur d’avoir bénéficié d’un quelconque titre de séjour en Pologne ne saurait établir qu’il ne rentre dans aucun des critères du 1er alinéa de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin.
En effet, force est de relever qu’en l’espèce la Pologne a bien accepté la demande de prise en charge sur fondement juridique invoqué par le Luxembourg, à savoir l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a fait application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, étant relevé, dans ce contexte, qu’il ressort du formulaire afférent que la demande de prise en charge 8adressée aux autorités polonaises sur base de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III a expressément tablé sur un séjour légal en Pologne pour des raisons d’études jusqu’en juillet 2023, motivation qui n’est nullement remise en cause par le courrier d’acceptation de la demande de prise en charge du 19 octobre 2023 par les autorités polonaises, basée également sur l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III.
Ce constat n’est pas énervé par les développements non autrement circonstanciés du demandeur dans sa requête introductive d’instance quant à sa situation administrative en Pologne, alors que ce dernier reste en effet en défaut non seulement d’établir qu’il n’aurait pas bénéficié d’un titre de séjour valable en Pologne, mais également qu’il aurait présenté une demande d’autorisation de séjour qui lui aurait été refusée et dans le cadre de laquelle il aurait bénéficié d’un titre de séjour ne rentrant pas dans le champ d’application de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, étant relevé qu’il ressort de ses propres explications devant l’agent de la police grand-ducale qu’il a vécu en Pologne depuis octobre 2021 et qu’il y a fait des études « jusqu’en juin ou juillet 2023 » et ce, malgré le fait que son visa était périmé depuis le 30 juin 2022. Pour les mêmes raisons, la question préjudicielle y relative laisse d’être concluante.
Au vu des considérations qui précèdent, il échet de retenir que le demandeur manque manifestement d’énerver à suffisance de droit le constat, corroboré par plusieurs éléments de la cause, que sa situation rentre bien dans les prévisions de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen y relatif encourt le rejet.
En ce qui concerne le deuxième moyen tablant sur une violation de l’article 3 de la CEDH, il échet de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, une demande de protection internationale lui présentée sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », équivalent de l’article 3 de la CEDH, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, le tribunal retient que par ses développements selon lesquels les demandes de protection internationale des adhérents du mouvement Gülen ne seraient systématiquement pas correctement analysées en Pologne, de sorte qu’un transfert vers la Pologne l’exposerait à des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, le demandeur a, en substance, voulu se prévaloir de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III pour faire valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Pologne.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans 9cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que la Pologne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
10arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur se limite à mettre en exergue, dans ce contexte, des déclarations de deux acteurs politiques polonais, dont il n’est d’ailleurs pas établi en quelle mesure, ces derniers auraient eu, respectivement auraient encore aujourd’hui, une influence sur le traitement de sa demande de protection internationale, de sorte que ces éléments laissent d’être pertinents dans le cadre de la présente analyse. Il en va de même en ce qui concerne, le constat, relaté par la presse, selon lequel, sur 54 demandes de protection 5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
11internationale basées sur une adhérence au mouvement Gülen, la Pologne en aurait rejeté 16 dans le cadre desquelles l’adhérence audit mouvement et une persécution y relative auraient laissé d’être prouvées, circonstance qui est cependant loin d’établir que toutes les demandes de protection internationale des adhérents au mouvement Gülen, respectivement présentées par des demandeurs de protection internationale de confession musulmane, seraient systématiquement refusées en Pologne.
Au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, ces éléments ne sont manifestement pas suffisants pour permettre de retenir, de manière générale, l’existence de défaillances systémiques en Pologne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale et le traitement des demandes de protection internationale y seraient caractérisés par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation contraire à l’article 4 de la Charte respectivement 3 de la CEDH.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Pologne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-
après dénommé « l’UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Pologne de ressortissants turques dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile polonaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Pologne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.12 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
12l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.14 Or, en l’espèce, il ne ressort pas des simples affirmations du demandeur que la Pologne, où il a cependant vécu et suivi des cours pendant deux ans, serait à ce point islamophobe qu’il y risquerait des traitements prohibés par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH. Force est d’ailleurs de constater que le demandeur ne fait état d’aucun acte concret qu’il aurait subi en Pologne et il ne se dégage pas de son vécu, ni d’un quelconque autre élément soumis à l’appréciation du tribunal que ses conditions d’existence en Pologne auraient revêtu ou – après son transfert vers ce pays – revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient à qualifier de traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Outre le fait qu’il n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Pologne, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Pologne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Pologne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates15.
Dans ce contexte, le tribunal rappelle que la Pologne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, dénommée ci-après « la Convention de Genève », ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
En tout état de cause, en ce qui concerne les développements du demandeur par rapport aux risques de persécution qu’il subirait en cas de retour en Turquie, force est de relever que le demandeur ne fournit pas d’éléments de nature à démontrer que la Pologne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
De plus, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités polonaises devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités polonaises en usant des voies de droit adéquates.
Au vu de toutes ces considérations, il ne ressort pas des éléments soumis à 14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
15 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
13l’appréciation du tribunal que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé, même en l’absence de défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, à un risque réel de subir, en cas de transfert en Pologne, des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet en tous ses volets.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours principal en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 19 mars 2024 par :
Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Olivier Poos Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 19 mars 2024 Le greffier du tribunal administratif 14