Tribunal administratif N° 47932 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47932 5e chambre Inscrit le 14 septembre 2022 Audience publique extraordinaire du 29 avril 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière de remise gracieuse
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 47932 du rôle et déposée le 14 septembre 2022 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée GROSS & ASSSOCIES SARL, établie à L-2155 Luxembourg, 78, Mühlenweg, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, immatriculée au Registre de Commerce et des Sociétés de Luxembourg sous le numéro B250053, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Laurent LIMPACH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, demeurant à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 5 août 2022, référencée sous le numéro GR 190.22 du rôle, ayant rejeté sa demande de remise gracieuse ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 6 décembre 2022 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 6 janvier 2023 par la société à responsabilité limitée GROSS & ASSSOCIES SARL, préqualifiée, au nom de Monsieur …, préqualifié ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 2 février 2023 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision directoriale déférée ;
Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Tom KERSCHENMEYER en sa plaidoirie à l’audience publique du 28 février 2024, Maître Laurent LIMPACH s’étant excusé.
Par courrier du 14 octobre 2021, le bureau d’imposition de Grevenmacher, section des personnes physiques, ci-après désigné par le « bureau d’imposition », invita Monsieur …, et son épouse, Madame …, ci-après désignés par les « consorts … », à lui faire parvenir les pièces et renseignements en relation avec les déclarations pour l’impôt sur le revenu des années 2013 à 2020 pour le 5 novembre 2021 au plus tard, en y annexant les formulaires afférents.
Par courrier séparé du même jour, le bureau d’imposition invita « Monsieur … », à lui 1faire parvenir les pièces et renseignements en relation avec les déclarations pour l’établissement du bénéfice commercial et les déclarations pour l’impôt commercial des années 2013 à 2020 pour le 5 novembre 2021 au plus tard, en y annexant les formulaires afférents.
Par courrier électronique du 4 novembre 2021, le bureau d’imposition accorda un délai aux consorts … jusqu’au 15 novembre 2021, suite à une demande en ce sens de Monsieur … datée du 3 novembre 2021 dans laquelle il indiqua également n’avoir encore jamais rempli ces formulaires.
Par courrier électronique du 23 novembre 2021, Monsieur … s’adressa au bureau d’imposition en indiquant, en substance, s’excuser de son retard, ne toujours pas savoir quoi faire, qu’une personne allait l’aider à remplir les formulaires, qu’il ferait tout son possible pour remettre les formulaires au plus vite, tout en sollicitant encore qu’une chance lui soit donnée.
Le même jour, le bureau d’imposition s’adressa à Monsieur … par courrier électronique dans les termes suivants : « […] je suis au regret de vous informer, que nous allons procéder à l’imposition des diverses années au courant de cette semaine. Après réception des bulletins, qui vont vous parvenir la semaine prochaine, vous avez encore au maximum un mois pour nous remettre d’éventuel[le]s informations supplémentaires quant à vos revenus. […] ».
En date des 15 décembre 2021, le bureau d’imposition émit à l’égard des consorts … des bulletins de l’impôt sur le revenu au titre des années d’imposition 2013 à 2020, par voie de taxation d’office à défaut de déclarations fiscales afférentes, sur le fondement du § 217 de la loi générale des impôts du 22 mai 1931, telle que modifiée, appelée « Abgabenordnung », ci-après désignée « AO ».
Par courrier recommandé du 15 avril 2022, réceptionné le 19 avril 2022, Monsieur … introduisit, par l’intermédiaire de son litismandataire, auprès du directeur de l’administration des Contributions directes, ci-après désigné par le « directeur », une demande tendant à « l’annulation des bulletins d’impôt des années 2013 à 2020 » et « à titre subsidiaire une remise gracieuse des impôts basée sur la rigueur subjective » au titre des années d’imposition 2013 à 2020 sur le fondement du § 131 AO.
Par courrier du 14 juillet 2022, réceptionné le lendemain, le litismandataire de Monsieur … s’enquit de l’état d’avancement de ladite demande auprès du directeur, tout en y joignant une copie de la demande afférente.
Par courrier du 15 juillet 2022, l’administration des Contributions directes, division Gracieux, ci-après désignée par l’ « administration », s’adressa au litismandataire de Monsieur … comme suit : « […] compte tenu d’une certaine ambiguïté constatée entre l’objet et le contenu de celle-ci, je vous prie d’en préciser la nature exacte en indiquant si vous entendez introduire, contre les bulletins d’impôt mis en cause du 15 décembre 2021, ou bien une réclamation au sens du § 228 de la loi générale des impôts (AO) ou bien une demande en remise gracieuse au sens du § 131 AO. […]. ».
Par courrier du 27 juillet 2022, le litismandataire confirma à l’administration que son courrier du 15 avril 2022 était à considérer comme une demande en remise gracieuse compte 2tenu de l’expiration du délai de réclamation, tout en ajoutant que Monsieur … « tient à vous rendre attentif au fait qu’on a abusé de sa confiance en lui faisant signer, sous de faux-
prétextes, une renonciation à la prescription et qu’il estime qu’il n’est pas juste qu’il doit payer le montant des impôts tel que fixé ».
Par une décision du 5 août 2022, répertoriée sous le numéro GR 190.22 du rôle, le directeur déclara non fondée ladite demande en les termes suivants :
« […] Vu la demande présentée le 19 avril 2022 par Maître Laurent LIMPACH, demeurant professionnellement à L-2155 Luxembourg, 78, Mühlenweg, en sa qualité de conseil et au nom du sieur …, demeurant à L-…, ayant pour objet une remise par voie gracieuse de l’impôt sur le revenu des personnes physiques des années 2013 à 2020, ainsi que des intérêts de retard ;
Vu le paragraphe 131 de la loi générale des impôts (AO), tel qu’il a été modifié par la loi du 7 novembre 1996 ;
Considérant que la demande est motivée par des considérations qui mettent en cause une situation financière difficile ;
Considérant qu’en vertu du paragraphe 131 AO, sur demande justifiée endéans les délais du paragraphe 153 AO, le directeur de l’administration des contributions directes accordera une remise d’impôt ou même la restitution, dans la mesure où la perception de l’impôt dont la légalité n’est pas contestée, entraînerait une rigueur incompatible avec l’équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable ;
Considérant que pour les années d’imposition 2013 à 2020, le requérant n’a pas donné suite aux injonctions administratives du bureau d’imposition compétent de remettre les déclarations en cause ;
Considérant que le bureau d’imposition a procédé à bon droit à la taxation des revenus du requérant sur base du paragraphe 217 AO, compte tenu des données de la cause ; que le requérant doit s’imputer à lui-même les conséquences éventuellement désavantageuses des taxations effectuées ;
Considérant aussi qu’il apparaît qu’il pourrait y avoir faute propre du requérant ; que dans ce contexte il n’appartient pas au Trésor, en cas de préjudice subi sur le plan fiscal par suite de faute propre, d’en dégager le demandeur précité de sa responsabilité à charge du budget public ;
Considérant encore qu’outre son état d’indigence, il faudra que le contribuable soit digne de la remise gracieuse. Ceci suppose que sa situation économique ne lui soit pas imputable (cf. T.A. N°39857 du 20 septembre 2018) ;
Considérant que force est de constater que le requérant a à travers son inaction contribué à sa situation financière actuelle ; partant, en raison du fait d’avoir contribué soi-
même à la genèse de sa situation économique difficile, le demandeur ne saurait se voir accorder une remise gracieuse au sens du paragraphe 131 AO (cf. T.A. N°39857 du 20 septembre 2018) ;
3Considérant que partant les conditions pouvant légalement justifier une remise gracieuse ne sont pas remplies ;
PAR CES MOTIFS, DÉCIDE :
La demande en remise gracieuse est rejetée. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 14 septembre 2022, Monsieur … a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision du directeur du 5 août 2022, précitée.
1) Quant à la compétence du tribunal et à la recevabilité du recours Conformément aux dispositions combinées du § 131 AO et de l’article 8, paragraphe (3), point 1. de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, ci-après désignée par la « loi du 7 novembre 1996 », le tribunal administratif est appelé à statuer comme juge du fond sur un recours introduit contre une décision du directeur portant rejet d’une demande de remise gracieuse d’impôts.
Le tribunal est partant compétent pour connaître du recours en réformation introduit à l’encontre de la décision directoriale susmentionnée du 5 août 2022.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Dans ce contexte, le tribunal relève encore qu’à l’audience publique des plaidoiries du 28 février 2024, il a soulevé la question de l’objet de la demande de Monsieur …, figurant dans le dispositif de sa requête, tendant à être déchargé « du paiement des impôts résultant des bulletins des années 2013 à 2022, sinon lui accorder une remise d’impôt pour les arriérés dus suivant les bulletins des années 2013 à 2022 […]. », dans la mesure où il ressort des éléments du dossier, notamment de sa propre réclamation et de la décision directoriale précitée, que les années d’imposition litigieuses concernent celles de 2013 à 2020. Le tribunal est amené à retenir, à défaut de prise de position du demandeur et d’objections de la part du délégué du gouvernement, qu’il s’agit d’une erreur matérielle, étant rappelé que Maître Laurent LIMPACH s’était excusé pour empêchement légitime.
Dès lors, le tribunal retient que le recours principal en réformation introduit contre la décision directoriale du 5 août 2022 est recevable pour autant qu’il concerne les années d’imposition 2013 à 2020.
2) Quant au fond Arguments des parties A l’appui de sa requête, le demandeur se prévaut du § 130 AO et de la jurisprudence des juridictions administratives afférente en expliquant qu’il aurait des revenus très limités et qu’il dépendrait de l’Office social pour subvenir à ses besoins et à celui de son épouse et de leur fils qui serait scolarisé au lycée …, qui vivraient avec lui. L’Office social subviendrait aux besoins du ménage, lui remettrait des bons avec lesquels il ferait ses courses et payerait le 4loyer de l’appartement, le demandeur affirmant qu’il n’arriverait pas à couvrir les frais médicaux ou à acheter de la nourriture pour lui, son épouse et leur fils.
Tout en indiquant bénéficier de l’assistance judiciaire, le demandeur précise qu’il recevrait un montant mensuel brut de … euros au titre du revenu pour personnes gravement handicapées (« RPGH »), tandis que son épouse percevrait un montant mensuel brut d’approximativement … euros au titre du revenu d’inclusion sociale (« REVIS »). Le loyer dont ils devraient s’acquitter s’élèverait à … euros et correspondrait à la moitié du revenu total du ménage de trois personnes. Il ajoute qu’il aurait été victime d’un accident de travail en date du 12 novembre 2014, de sorte qu’il ne pourrait plus s’adonner à un travail manuel.
Le demandeur insiste sur la considération que le montant des arriérés d’impôts litigieux de 16.000 euros ne correspondrait pas à un revenu réellement touché par lui et ajoute qu’il se serait rendu auprès de l’administration pour contester cette dette d’impôt et qu’il aurait dû signer une renonciation à la prescription. Par ailleurs, le Centre commun de la Sécurité sociale (« CCSS ») lui réclamerait des montants sur ces revenus qu’il n’aurait jamais perçus.
Il en déduit qu’il serait inéquitable de laisser à sa charge le paiement de la dette d’impôt et qu’il aurait justifié à suffisance l’existence d’une rigueur subjective dans son chef.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement explique qu’à défaut de déclarations fiscales au titre des années d’imposition 2013 à 2020, le demandeur aurait fait l’objet d’une taxation d’office, de sorte qu’il serait indigne d’obtenir une remise gracieuse. Le demandeur serait, par ailleurs, lui-même à l’origine de sa situation économique difficile en raison de son inaction, de sorte qu’il aurait contribué lui-même à sa situation financière. Le délégué du gouvernement conteste encore que le demandeur aurait été trompé par le bureau d’imposition lors d’une entrevue du 6 janvier 2022.
Dans son mémoire en réplique, le demandeur indique maintenir son argumentation et conteste tout comportement fautif de sa part au seul motif qu’il n’aurait pas déposé de déclarations fiscales au titre des années d’imposition 2013 à 2020, alors qu’il n’aurait eu aucune obligation légale de déposer des déclarations d’impôt sur le revenu.
Il explique que dans la mesure où lui n’aurait perçu que le RPGH et que son épouse n’aurait perçu que le REVIS, tous leurs revenus auraient été soumis à une retenue d’impôt à la source, de sorte que le non-dépôt de déclarations fiscales ne serait pas constitutif d’un comportement fautif dans son chef et qu’il ne pourrait pas lui être reproché une inaction ou d’avoir contribué à sa situation financière.
Il ajoute que l’administration aurait eu la possibilité de lui demander de déposer une déclaration d’impôts, ce qui n’aurait jamais été fait, le demandeur reprochant à l’administration d’avoir préféré procéder par voie de taxation d’office sur base de faits qui seraient contestés et qui seraient non prouvés.
Le demandeur poursuit en expliquant que ce serait « dans ce contexte et après réclamation » quant au principe et quant au quantum des taxations d’office qu’il se serait « vu faire signer – sous le faux prétexte d’une « preuve de sa réclamation » » la renonciation à la prescription, et qu’il se serait retrouvé avec une dette d’impôt de plus de 16.000 euros. Il ajoute qu’il n’aurait jamais reçu les fonds sur lesquels il serait actuellement imposé.
5Il sollicite une « comparution personnelle des parties à ordonner par jugement interlocutoire pour [l’]entendre […] », ainsi que l’agent du bureau d’imposition « afin d’éclairer les circonstances dans lesquelles cette renonciation aux prescriptions » aurait été signée, alors qu’il n’aurait eu aucun intérêt à signer ce document.
Le demandeur ajoute que suite aux taxations d’office des années d’imposition 2013 à 2020, le Fonds National de Solidarité aurait, suivant une décision du 28 octobre 2022, décidé de lui enlever le RPGH rétroactivement depuis le 1er avril 2017 et le REVIS à son épouse rétroactivement depuis le 1er janvier 2013.
Il fait valoir que le fait que son ménage se retrouverait rétroactivement sans revenus rendrait le paiement des impôts sur ces mêmes revenus dont il ne disposerait plus incompatible avec le principe d’équité, tant compte tenu de sa situation subjective, tel qu’il l’aurait expliqué dans sa requête, que de sa situation objective, alors qu’il ne pourrait pas être dans l’intention du législateur d’imposer un contribuable sur des revenus qui lui auraient été enlevés rétroactivement.
Dans son mémoire en duplique, le délégué du gouvernement explique que suite à l’émission des bulletins d’impôt litigieux en date du 15 novembre 2021, une entrevue aurait été accordée au demandeur lors de laquelle un procès-verbal, versé en cause, aurait été rédigé et la renonciation à la prescription signée.
Il ajoute que dans la mesure où lesdits bulletins seraient coulés en force de chose décidée, le comportement fautif du demandeur serait définitivement donné et ne pourrait plus être remis en cause dans le cadre de la présente procédure gracieuse. Il s’ensuivrait que les contestations du demandeur quant à l’obligation de déposer des déclarations fiscales, à la régularité des taxations d’office, de même que son affirmation suivant laquelle il aurait été taxé sur base de revenus qu’il n’aurait jamais perçus, ne seraient pas pertinentes pour justifier de l’existence d’une iniquité objective, puisqu’elles tendraient à contester la légalité de l’impôt qui serait pourtant définitivement établie.
Le délégué du gouvernement insiste sur la considération que le demandeur indiquerait certes dans le cadre du présent recours qu’il ne maîtriserait qu’à peine la langue française, mais que dans sa réclamation, il aurait indiqué qu’il ne la comprendrait pas du tout, le représentant étatique déduisant de cette contradiction un doute quant à la véracité de ces affirmations.
Il reproche au demandeur de se présenter comme une victime du bureau d’imposition qui aurait obtenu sa signature de la renonciation à la prescription sous de faux prétextes et conteste qu’un agent étatique aurait abusé de sa vulnérabilité et de sa faiblesse linguistique, le délégué du gouvernement faisant valoir que le demandeur comprendrait parfaitement la langue française, même si son orthographe ne serait pas à la hauteur, en se référant à cet égard à un échange de correspondance entre l’intéressé et le bureau d’imposition. Ce serait donc en toute connaissance de cause que le demandeur aurait signé la renonciation à la prescription en y apposant les mentions manuscrites « Lu et approuvé ».
Le représentant étatique ajoute que les taxations d’office seraient intervenues sur base d’un rapport de la Cellule de renseignement financier (« CRF ») pour « travail au noir », de sorte que la demande de remise gracieuse du demandeur reviendrait à exempter les revenus 6tirés d’un « travail clandestin » de tout impôt et à cautionner, voire à récompenser de telles pratiques illégales qui seraient pourtant pénalement sanctionnées.
Il conclut que le demandeur ne serait pas digne de la mesure sollicitée et que son comportement fautif, « pour ne pas dire frauduleux », l’exclurait de toute remise gracieuse.
Analyse du tribunal Aux termes du § 131 AO, une remise gracieuse se conçoit « […] dans la mesure où la perception d’un impôt dont la légalité n’est pas contestée entraînerait une rigueur incompatible avec l’équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable […] ».
Il résulte de cette disposition qu’une remise gracieuse n’est envisageable que, soit objectivement ratione materiae, si l’application de la législation fiscale conduit à un résultat contraire à l’intention du législateur, soit subjectivement ratione personae dans le chef du contribuable concerné, si la perception de l’impôt apparaît comme constituant une rigueur incompatible avec le principe d’équité, sa situation personnelle étant telle que le paiement de l’impôt compromet son existence économique et le prive des moyens de subsistance indispensables1.
Une demande de remise d’impôts s’analyse exclusivement en une pétition du contribuable d’être libéré, sur base de considérations tirées de l’équité, de l’obligation de régler une certaine dette fiscale et ne comporte par nature aucune contestation de la légalité de la fixation de cette même dette2, en ce sens qu’aucune contestation tenant au caractère excessif allégué dans le chef de l’imposition en question ne saurait être prise en considération comme telle au titre d’une remise gracieuse3.
En tout état de cause, le contribuable doit mériter la mesure de remise gracieuse. Il doit être digne de clémence. Ainsi, sa mauvaise situation économique ne doit pas lui être imputable et il doit toujours avoir rempli consciencieusement ses obligations fiscales, la fonction de la remise en équité n’étant pas de libérer le contribuable, qui a agi fautivement, de sa charge d’impôt4.
En l’espèce, le directeur a refusé la demande de remise gracieuse du demandeur qu’il a estimé être indigne d’une telle mesure au motif qu’il serait lui-même à l’origine de sa situation économique en n’ayant pas donné suite à l’injonction du bureau d’imposition incluse dans son courrier du 14 octobre 2021 pour remettre ses déclarations fiscales au titre des années d’imposition 2013 à 2020, ce qui aurait contraint ledit bureau d’imposition de procéder par voie de taxation d’office. Autrement dit, le seul motif de refus de la demande de remise gracieuse du demandeur réside dans l’existence d’une faute alléguée qui lui serait imputable 1 Cour adm. 29 juillet 2015, n° 35480C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Impôts, n° 839 (4e volet) et les autres références y citées.
2 Trib. adm., 17 octobre 2001, n° 13099 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Impôts, n° 839 (2e volet) et les autres références y citées.
3 Cour adm., 11 janvier 2007, n° 22033C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Impôts, n° 841 (1er volet) et les autres références y citées.
4 Cour adm., 21 janvier 2021, n° 44766C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Impôts, n° 845 (2e volet) et l’autre référence y citée 7et qui le rendrait indigne à se voir accorder une remise gracieuse à défaut d’avoir satisfait à ses obligations déclaratives au titre desdites années.
Dans ces conditions, le délégué du gouvernement n’est pas fondé à soutenir, en l’espèce, que la question de l’obligation de déposer des déclarations fiscales serait étrangère à la voie gracieuse, alors que c’est précisément le non-respect allégué d’avoir satisfait à cette même obligation déclarative qui git exclusivement à la base de la motivation de la décision directoriale au sujet de l’indignité alléguée du demandeur à pouvoir bénéficier de la remise gracieuse demandée. Cette question peut, dès lors, valablement être soumise à l’appréciation du tribunal dans le cadre de son analyse tenant au respect des conditions pour pouvoir bénéficier d’une remise gracieuse, telles qu’elles se dégagent du § 131 AO, précité, en l’occurrence la condition tenant à une absence d’indignité du demandeur à pouvoir en bénéficier, sans empiéter sur la question de la légalité des cotes d’impôts litigieuses.
Le tribunal relève, ensuite, que la source de revenus du demandeur au titre des années d’imposition 2013 à 2020 était a priori exclusivement composée du RPGH, tandis que le REVIS constituait l’unique source de revenus de son épouse, le ménage ayant encore perçu des allocations familiales.
Il ne ressort pas de la décision directoriale déférée que ce serait la perception de ces montants au cours des années d’imposition 2013 à 2020 qui serait à l’origine de l’injonction du bureau d’imposition datée du 14 octobre 2021, alors que le directeur s’est limité à se référer à ladite injonction et à une inaction du demandeur n’ayant, de façon non contestée, pas remis lesdites déclarations fiscales. Le tribunal constate, en revanche, qu’il ressort du complément d’information fourni par le délégué du gouvernement dans son mémoire en duplique que cette obligation déclarative du demandeur serait née, de l’entendement du tribunal, du fait que le demandeur se serait livré à un travail non déclaré, et dont les revenus qu’il aurait générés dans ce contexte seraient, en substance, à soumettre à l’impôt et, en conséquence, soumis à déclaration.
Or, force est de constater que le représentant étatique n’a fourni aucun élément tangible, tel que le rapport de la CRF auquel il se réfère, de nature à établir cette affirmation qui reste, en l’état actuel du dossier, à l’état de pure allégation. Admettre que le demandeur se serait adonné à une telle pratique sur base de la seule affirmation du délégué du gouvernement reviendrait d’ailleurs à exiger du demandeur qu’il démontre le contraire et rapporte in fine une preuve négative, autrement dit impossible, à savoir la preuve qu’il ne se serait pas livré à un travail dissimulé, le demandeur contestant justement avoir perçu des revenus issus d’un tel travail.
A défaut d’autres explications de la partie étatique, le tribunal retient que les bulletins d’impôts litigieux établis par voie de taxation d’office doivent être considérés comme étant assis, en l’état actuel du dossier, sur des revenus non perçus par le demandeur.
Pour autant, dans la mesure où la voie gracieuse est par nature exclusive de la voie contentieuse, tel que relevé ci-avant, le demandeur n’est pas admis, en l’espèce, à contester la légalité de ces impôts fixés dans son chef, et plus particulièrement la taxation d’office et les montants d’impôts fixés dans les bulletins d’impôt litigieux. Cette conclusion s’impose bien qu’il soit admis qu’une rigueur objective puisse résulter d’une fausse application de la loi 8fiscale ayant entraîné au détriment du contribuable la fixation d’un montant trop élevé5, notamment lorsque la cote d’impôt, certes fixée dans l’entier respect de la loi formelle applicable, ne se trouve assis sur aucune matière réellement imposable, cette solution ayant été spécifiquement admise dans le cadre du bulletin sur déclaration prévu par le § 100a AO6, et non dans le cadre de bulletins de taxation d’office, définitifs, – par ailleurs coulés en force de chose décidée – comme c’est le cas en l’espèce.
Le demandeur n’est, en conséquence, pas non plus fondé à se prévaloir de considérations liées à la prescription des montants d’impôts dus, étant donné qu’elles portent sur la question de la légalité de l’impôt7. La demande à voir comparaître personnellement l’agent du bureau d’imposition ayant été impliqué dans la renonciation à la prescription signée par le demandeur encourt, dès lors, elle aussi le rejet. Les circonstances dans lesquelles le demandeur a signé, respectivement a dû signer l’acte de renonciation à la prescription versé au dossier fiscal sont ainsi dénuées de pertinence en l’espèce, encore que les explications afférentes du demandeur soient à tout le moins de nature à susciter légitimement des interrogations sur le contexte dans lequel est intervenue cette renonciation – certes légalement prévue8 –, alors qu’il est évident que le demandeur, se trouvant dans une situation économique défavorable, n’aurait a priori eu aucun intérêt à signer, respectivement accepter de signer une telle renonciation.
C’est également à tort que le demandeur se prévaut d’une rigueur objective au motif qu’il ne serait pas dans l’intention du législateur d’imposer un contribuable sur des revenus qui lui auraient été enlevés rétroactivement, alors que l’imposition litigieuse ne repose pas sur le montant des prestations perçus par le demandeur et son épouse au titre du RPGH et du REVIS, mais au titre d’un travail dissimulé auquel se serait livré le demandeur.
En revanche, le tribunal constate que ni le directeur, ni le délégué du gouvernement ne contestent l’existence d’une situation économique très précaire, à tout le moins difficile, qui serait de nature à établir l’existence d’une rigueur subjective dans le chef du demandeur, alors qu’ils n’ont pas pris position par rapport aux éléments mis en avant par le demandeur à ce sujet et appuyés par de multiples pièces versées en cause.
A cet égard, le tribunal est amené à rappeler que dans le cadre d’un recours en réformation, le juge administratif est appelé à apprécier la situation de fait et de droit telle qu’elle se présente au moment où il rend son jugement9 en tenant compte, le cas échéant, des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse10.
5 Trib. adm., 6 février 2002, n° 13346 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 juin 2002, n° 14725C du rôle, Pas.
adm. 2023, V° Impôts, n°852 et les autres références y citées.
6 Cour adm., 13 février 2020, n° 43115C du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.
7 Cour adm. 16 mars 2016, n° 37785C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Impôts, n° 840 et l’autre référence y citée.
8 Article 10, alinéa (2) de la loi modifiée du 27 novembre 1933 concernant le recouvrement des contributions directes des droits d’accise sur l’eau-de-vie et des cotisations d’assurance sociale ; article 3, alinéa 1er de la loi modifiée du 22 décembre 1951 portant prorogation du délai de prescription de certains impôts directs et précision des conditions dans lesquelles les prescriptions fiscales peuvent être interrompues.
9 Cour adm., 30 novembre 2017, n° 39695 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 25 et les autres références y citées.
10 Cour adm., 6 mai 2008, n° 23341C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
9L’existence d’une rigueur subjective s’apprécie ainsi au jour où le tribunal statue11.
Il ressort du dossier fiscal et plus particulièrement de certificats émis par le Fonds national de solidarité en date du 8 février 2022, soit antérieurement à la date de demande gracieuse datée du 15 avril 2022, au titre des années 2013 à 2021, que l’épouse du demandeur, Madame …, a bénéficié de « prestations à titre d’allocation complémentaire en vertu de la loi abrogée du 29 avril 1999 portant création d’un droit à un revenu minimum garanti » pendant les périodes du 1er janvier au 31 décembre des années 2013, 2014, 2015, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020 et 2021, d’un montant annuel net de … euros pour l’année 2013, … euros pour l’année 2014, … euros pour l’année 2015, … euros pour l’année 2016, … pour l’année 2017, … pour l’année 2018, … pour l’année 2019, … pour l’année 2020 et … pour l’année 2021.
Il ressort d’autres certificats émis par le Fonds national de solidarité à la même date que le demandeur a, quant à lui, bénéficié de « prestations en vertu de la loi modifiée du 12 septembre 2003 relative aux personnes handicapées » pendant les périodes du 1er janvier au 31 décembre des années 2017, 2018, 2019, 2020 et 2021, d’un montant annuel net de … euros pour l’année 2017, … euros pour l’année 2018, … euros pour l’année 2019, … euros pour l’année 2020 et … euros pour l’année 2021.
Le demandeur verse encore deux certificats émis par le Fonds national de solidarité en date du 8 mars 2022 dont il ressort que le demandeur a perçu les susdites prestations à hauteur d’un montant annuel net de … pour les seuls mois de janvier, février et mars 2022, tandis que son épouse a perçu les susdites prestations à hauteur d’un montant annuel net de … euros pour les seuls mois de janvier, février et mars 2022.
Il ressort de deux courriers séparés datés du 28 octobre 2022 émis par le Fonds national de solidarité que le demandeur a perçu pour la dernière fois le RPGH le 1er octobre 2022 et que son épouse a perçu le REVIS pour la dernière fois le 1er octobre 2022, alors que les aides étatiques respectives leurs ont été retirés rétroactivement à compter du 1er novembre 2022, en substance, au motif que le demandeur se serait livré au travail dissimulé mentionné par le délégué du gouvernement.
Le tribunal relève encore que le contrat de bail signé le 19 avril 2020 versé en cause mentionne un loyer mensuel fixe de … euros « relié à l’indice des prix », qu’un document établi par un établissement bancaire luxembourgeois, intitulé « Mise en demeure et Dénonciation de votre crédit en compte », daté du 19 avril 2022, indique un solde négatif de … euros sur le compte bancaire du demandeur et que le demandeur est effectivement bénéficiaire de l’assistance judiciaire suivant un courrier du Barreau de Luxembourg daté du 13 juillet 2022 lui adressé.
Un courrier daté du 4 mai 2022 émanant de l’Office social commun de Grevenmacher, adressé au Barreau de Luxembourg au sujet de « votre questionnement quant à une fortune mobilière » du demandeur révèle les éléments suivants :
- l’analyse de comptes bancaires auprès de trois établissements bancaires dont est titulaire le demandeur, respectivement le ménage, au Luxembourg n’a pas révélé de « revenus extraordinaires ou une épargne », 11 Trib. adm., 12 janvier 2000, n° 10661 du rôle, confirmé par Cour adm. 16 mai 2000, n° 11844C du rôle, Pas.
adm. 2023, V° Impôts, n° 868 et les autres références y citées.
10- les consorts … se trouvent dans une « situation financière précaire et il y a un problème de gestion financière », - le bailleur des consorts … a accepté une réduction de leur loyer faute de paiement régulier, - les consorts … bénéficient de différentes aides sociales du type bons alimentaires et le tiers payant social pour subvenir à leurs besoins primaires, aides ayant été conditionnées par « une guidance budgétaire sous forme de contact mensuel et de vérification des paiements importants et dépenses fixes […] », - à la date du 4 mai 2022, les consorts … possèdent un « solde restant à vivre mensuel d’environ …€ pour trois adultes », après le paiement des dépenses fixes (« ex :
loyer, crédits, électricit[é],… ») et de différents frais (« ex : école, activités,… »), et - l’épouse du demandeur a droit aux aides sociales de la part de l’Office social au motif que son solde restant à vivre est inférieur au minimum requis et estimé acceptable par l’Office social, à savoir … euros au minimum pour trois adultes.
Dans ledit courrier, l’agent de l’Office social a dressé un état financier détaillé de la situation financière mensuelle du demandeur et de son ménage, à savoir, d’une part, des revenus mensuels composés du REVIS, du RPGH et d’allocations familiales s’élevant à un total de … euros, et, d’autre part, des dépenses mensuelles d’un montant total … euros comprenant le loyer sans charge à hauteur de … euros, ainsi que l’électricité (… euros répartis sur 2 mois pour un total de …euros), l’assurance voiture (… euros répartis sur 6 mois pour un total de … euros), les assurances incendie et responsabilité civile familiale (… euros), la vignette voiture (… euros répartis sur 8 mois pour un total de … euros), des frais internet, de télévision et de téléphone fixe (… euros), les taxes communales (… euros répartis sur 4 mois pour un total de … euros), les frais de sport (… euros), un crédit à la consommation (… euros), le gaz et Mazut (… euros en moyenne), et des versements à l’administration (… euros).
L’ensemble de ces données corroborent que le demandeur ne dispose mensuellement que d’un total de … euros (… – … euros), encore qu’il y ait lieu de relever que certains postes de dépenses ne sont pas de nature à apparaître de manière récurrente tous les mois.
Cet état financier relève surtout que la situation financière difficile du demandeur et de son épouse est accentuée de façon considérable par le paiement d’un montant mensuel de … euros au profit de l’administration, compris dans les dépenses mensuelles précitées s’élevant à … euros. Ce montant correspond au délai de paiement accordé au demandeur en date du 18 janvier 2022 en lien avec les impôts litigieux au titre des années d’imposition 2013 à 2020 et qui s’élèvent à un montant total de … euros, le document en question renseignant un premier versement à effectuer dès le 15 avril 2022 jusqu’à apurement complet de la dette d’impôt au 15 novembre 2024.
En effet, une fois le loyer versé, le ménage du demandeur ne dispose plus que de … euros dont … euros sont versés à l’administration, ce qui laisse au demandeur et à sa famille un montant de … euros pour subvenir à leurs dépenses fixes et alimentaires, d’où l’explication quant à la nécessité d’avoir recours à des bons alimentaires.
Dans ces conditions, la situation de précarité financière du demandeur compromettant son existence économique et le privant des moyens de subsistance indispensables se trouve établie en l’espèce.
11Fondamentalement, la question qui se pose, dès lors, en l’espèce est celle de savoir si le demandeur doit être considéré, dans le strict cadre du § 131 AO, autrement dit en termes d’équité, comme étant indigne de pouvoir bénéficier d’une remise gracieuse d’impôts fixés légalement dans son chef au sujet de revenus dont la preuve qu’ils les auraient perçus n’est pas rapportée par la partie étatique, au seul motif que le demandeur n’aurait pas satisfait à une obligation déclarative à laquelle l’administration l’a enjoint de satisfaire au titre de ces mêmes revenus.
D’un côté, le tribunal relève que (i) l’article 116 de la loi modifiée du 4 décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu, ci-après désignée par la « LIR », pose le principe général de l’imposition par voie d’assiette en disposant que « [l]es revenus et autres données nécessaires pour la fixation de l’impôt doivent être déclarés au préposé du bureau d’imposition d’après les modalités à fixer par règlement grand-ducal. Le règlement pourra prévoir des dispenses pour les revenus soumis à la retenue à la source », (ii) l’article 3 de ce règlement grand-ducal, en l’occurrence le règlement grand-ducal du 13 mars 1970 portant exécution de l’article 116 LIR, ci-après désigné par le « règlement grand-ducal du 13 mars 1970 », dispose que « tout personne qui est individuellement invitée par l’administration des contributions à présenter une déclaration est tenue de le faire », et (iii) le § 167, alinéa (2) de la loi générale des impôts du 22 mai 1931, telle que modifiée, appelée « Abgabenordnung », en abrégé « AO », dispose de manière générale que « Sauf disposition contraire dans les lois fiscales, toute personne qui y est invitée par le bureau d’imposition est tenue de remettre une déclaration fiscale ».
Il ressort de ces dispositions que tout contribuable est tenu de remettre une déclaration fiscale dès lors qu’il y a été personnellement invité par son bureau d’imposition. Ainsi, même convaincu de ne pas devoir être soumis à une imposition par voie d’assiette, il appartient au contribuable de se conformer à l’invitation du bureau d’imposition, alors que ce dernier est seul compétent pour apprécier l’existence d’une obligation déclarative dans le chef du contribuable12.
Sous cet aspect, le tribunal se doit de constater qu’en ne remettant pas de déclaration fiscale après y avoir pourtant été invité par le bureau d’imposition – contrairement à ce que le demandeur soutient –, ce dernier a inévitablement empêché ledit bureau d’imposition d’exercer sa mission d’ordre public de fixation des bases d’imposition visée au § 204, alinéa (1) AO.
Il s’ensuit que la circonstance qu’il ne soit pas démontré, en l’espèce, par la partie étatique que le demandeur se serait livré à un travail dissimulé est de ce point de vue indifférente, alors que le bureau d’imposition est seul compétent pour déterminer si des faits sont à soumettre à imposition, le cas échéant, pour des motifs autres que la perception du REVIS et du RPGH. Il est, dès lors, également indifférent, d’une part, que le demandeur n’ait perçu, avec son épouse, que le RPGH, le REVIS et des allocations familiales, et, d’autre part, qu’il ressorte des certificats émis par le Fonds national de solidarité, prémentionnés, que les montants perçus au titre du RPGH et du REVIS aient a priori déjà été soumis à l’impôt, eu égard à leur indication en « Brut » et en « Net », en ce compris par voie de retenue à la source ouvrant a priori la voie à une dispense de l’obligation de déclaration conformément à l’article 2 du règlement grand-ducal du 13 mars 197013.
12 Cour adm., 9 mars 2023, n° 48744C du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.
13 « Les personnes physiques sont dispensées de l’obligation de déclaration :
1° si le revenu imposable, composé en tout ou en partie de revenus passibles d’une retenue d’impôt, n’est pas soumis à une imposition par voie d’assiette en exécution de l’article 153 de la loi concernant l’impôt sur le revenu, 12 Il aurait, dès lors, a priori appartenu au demandeur de remettre les déclarations fiscales sollicitées, le cas échéant en laissant vierges les différentes parties ayant trait à la liste des revenus visés à l’article 10 LIR. Avaliser l’omission du demandeur de répondre à l’injonction du bureau d’imposition de remettre des déclarations fiscales reviendrait in fine à reconnaître au demandeur le droit de déterminer seul l’absence de faits à soumettre à l’impôt, ce qui ne saurait être admis.
D’un autre côté, le présent litige requiert une prise en considération renforcée de l’équité qui s’impose à deux niveaux. En effet, outre le fait que le tribunal statue dans le cadre du § 131 AO, tel que relevé ci-avant, la circonstance que le seul motif de refus de la demande de remise gracieuse opposé au demandeur tient au non-respect allégué d’une obligation déclarative mise à sa charge par le bureau d’imposition requiert elle aussi une analyse en termes d’équité, alors que l’injonction d’un bureau d’imposition faite à un contribuable de remettre une déclaration fiscale constitue une décision discrétionnaire qui est partant soumise au § 2 de la loi d’adaptation fiscale du 16 octobre 1934, telle que modifiée, appelée « Steueranpassungsgesetz », en abrégé « StAnpG », au même titre que le refus de la demande de remise gracieuse en tant que tel.
En effet, si sur le fondement du § 167, alinéa (2) AO, précité, l’administration est en droit d’enjoindre, sur une base discrétionnaire, à toute personne de remettre une déclaration fiscale14, compte tenu du fait qu’il appartient à l’administration seule, et plus particulièrement au bureau d’imposition compétent, de rechercher les faits à soumettre à l’impôt (« die steuerpflichtigen Fälle zu erforschen ») conformément au § 204, alinéa (1) AO, le caractère discrétionnaire de cette décision emporte néanmoins comme conséquence qu’elle doit a fortiori s’inscrire en conformité avec le § 2 StAnpG et plus particulièrement être justifiée en équité (« Billigkeit ») et opportunité (« Zweckmäßigkeit »).
La Bundesfinanzhof a ainsi pu retenir de manière constante que l’injonction faite à un contribuable de remettre une déclaration fiscale était contraire au § 2 StAnpG, dès lors qu’il était non équivoque et clair (« einwandfrei und klar ») qu’un assujettissement à l’impôt n’était pas donné15, mais conforme à cette disposition lorsqu’existait une possibilité d’assujettissement à l’impôt (« die Möglichkeit der Steuerpflicht besteht »)16.
L’élément déterminant ne porte toutefois pas sur la question de savoir si les éléments objectifs de l’assujettissement à l’impôt du contribuable concerné sont remplis en l’espèce. Il incombe exclusivement de déterminer si l’injonction du bureau d’imposition se justifie en termes d’équité et d’opportunité17.
Sur cette toile de fond, le tribunal se doit de constater, tout d’abord, que la situation du demandeur ne correspond ni à celle d’un défaut avéré de remise de déclarations fiscales durant 2° si, dans les cas autres que ceux visés sub 1°, le revenu imposable est inférieur au minimum exonéré de la classe d'impôt 1 ».
14 Hübschmann, Hepp, Spitaler, Kommentar zur Reichsabgabenordnung, Verlag Dr. Otto Schmidt KG, Köln, 1951/66, § 167, Seite 2, citant notamment BFH, 10.10.1951 - IV 216/51 S.
15 notamment: BFH, 10.10.1951 – IV 216/51, cité dans BFH, 11.06.1958 - II 56/57 U, référencé dans Hübschman, Hepp, Spitaler, Kommentar zum Steueranpassungsgesetz, § 2, Anm. 57, Seite 18, Verlag Dr. Otto Schmidt KG, Köln, 1951/66.
16 BFH, 10.10.1951 – IV 216/51, référencé dans Hübschman, Hepp, Spitaler, Kommentar zur Abgabenordnung, § 167, Seite 62, Verlag Dr. Otto Schmidt KG, Köln, 1951/66.
17 Ibidem.
13un nombre substantiel d’années consécutives liée à des revenus effectivement perçus par un contribuable18, ni encore à celle de la situation d’un contribuable ayant perçu de manière avérée des revenus officieux et indirects non déclarés ayant donné lieu à une imposition subséquente de la part de l’administration19, hypothèses excluant tout octroi d’une remise gracieuse compte tenu du comportement fautif du contribuable concerné le rendant indigne à bénéficier d’une clémence.
La situation de l’espèce est, au contraire, particulière en ce qu’elle vise celle d’un contribuable n’ayant, tel que cela se dégage du courrier d’injonction du bureau d’imposition daté du 14 octobre 2021, jusqu’alors jamais été invité à remettre de déclarations fiscales entre 2013 et 2020 au titre de ces années d’imposition. Autrement dit, la question d’une possibilité d’assujettissement du demandeur ne s’est encore jamais présentée jusqu’à ce courrier.
Le tribunal relève, ensuite, que l’injonction du bureau d’imposition faite au demandeur de remettre des déclarations fiscales pour les années d’imposition 2013 à 2020 concerne, tel que cela se dégage de la décision directoriale et des explications du délégué du gouvernement, non pas les montants qu’il a perçus, avec son épouse, au titre du RPGH, du REVIS ou des allocations familiales entre 2013 et 2020, mais les revenus qu’il aurait réalisés dans le cadre d’un travail dissimulé et qu’il y aurait lieu d’imposer.
Il est certes évident que l’exercice avéré d’un travail dissimulé par le demandeur et l’omission du demandeur d’avoir satisfait à des obligations déclaratives en rapport avec des revenus perçus au titre d’un tel travail dissimulé seraient de nature à le rendre indigne d’une quelconque remise gracieuse des impôts afférents.
Or, compte tenu du fait que la partie étatique est restée en défaut, d’une part, d’établir que le demandeur se serait effectivement livré à un travail dissimulé au titre duquel il aurait perçu des revenus non déclarés par lui, et, d’autre part, de fournir d’autres explications quant à l’opportunité de la décision du bureau d’imposition d’enjoindre au demandeur de remettre des déclarations fiscales, autres que celle tenant à l’exercice d’un travail dissimulé et à la perception du RPGH et du REVIS, le tribunal retient, en l’état actuel du dossier, qu’aucune possibilité d’assujettissement du demandeur ne se présente au jour où le tribunal statue.
Dès lors, indépendamment de la question du bien-fondé de la taxation d’office dont a fait l’objet le demandeur en vue de l’imposition, par voie d’estimation, des revenus qu’il aurait réalisés dans le cadre d’un travail dissimulé dont la preuve qu’il s’y serait livré n’est pas rapportée en l’espèce et indépendamment de la question de savoir si les conditions d’assujettissement du demandeur à l’impôt étaient effectivement réunis afin de justifier le recours à la taxation d’office – questions relevant de la légalité de l’impôt –, le tribunal est amené à retenir, dans le cadre spécifique du § 131 AO et sur base des éléments soumis à son appréciation, que la décision d’injonction prise, en amont, par le bureau d’imposition, ne peut pas être considérée comme étant justifiée en termes d’équité et d’opportunité conformément au § 2 StAnpG.
En conséquence, aucune obligation déclarative ne se trouve, en l’état actuel du dossier, justifiée dans le chef du demandeur, de sorte qu’aucun manquement afférent ne saurait lui être opposé pour refuser une remise gracieuse.
18 Cour adm., 30 novembre 2023, n° 49202C du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.
19 Trib. adm., 28 mars 2018, n° 40159 du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.
14 C’est, dès lors, à tort que le directeur a décidé que le demandeur était indigne de pouvoir bénéficier d’une remise gracieuse et qu’il a, en conséquence, rejeté la demande de remise gracieuse du demandeur en raison d’une faute lui imputée.
Ensuite, le demandeur ne peut pas être considéré comme étant à l’origine de sa situation économique. Au contraire, au regard des éléments mis en avant par ce dernier et explicités ci-avant, sa situation économique se trouve d’ores et déjà compromise au point de le priver de ses moyens de subsistance indispensables, ainsi que ceux de son épouse et de leur fils, indépendamment de la cote d’impôt légalement fixée dans son chef. Loin d’être à l’origine de sa situation financière précaire, le paiement du montant mensuel de … euros au profit de l’administration ne fait qu’aggraver, et ce de manière considérable, la situation du demandeur, alors qu’il a pour conséquence qu’il ne lui reste qu’un solde mensuel de … euros pour vivre à trois. Le montant total de … euros d’impôts accentue, dès lors, indéniablement sa précarité économique. A cet égard, le tribunal précise que cette conclusion s’impose indépendamment de la circonstance que le demandeur n’est pas indigne de pouvoir bénéficier d’une remise gracieuse, contrairement à l’analyse du directeur ayant erronément corrélé l’indignité – non établie – du demandeur à sa participation – non établie – dans la genèse de la situation économique du ménage.
Sur cette toile de fond, le tribunal relève que la notion de « Billigkeit », inhérente au § 2 StAnpG, vise d’une manière générale à vérifier le caractère approprié d’une décision par rapport à la situation concrète du destinataire de la décision et l’incidence de cette dernière sur cette situation. Dans la mesure où l’intérêt de la collectivité publique à la prise de la décision doit également être pris en compte, le critère de la « Billigkeit » appelle dès lors en dernière analyse l’administration à respecter un certain équilibre entre les conséquences de la décision pour la situation personnelle du contribuable et l’intérêt public à la prise de cette décision20.
La même analyse est à appliquer dans le cadre du § 131 AO.
Dans les circonstances particulières de l’espèce, et compte tenue de l’absence de contestation de la partie étatique quant à la situation économique précaire du demandeur et de son ménage, le tribunal estime que l’équilibre nécessaire entre les conséquences pour la situation personnelle du demandeur, de son épouse et de leur fils, à leur réclamer le montant de … euros, d’une part, et l’intérêt de la collectivité publique à percevoir ledit montant, d’autre part, se trouve rompu, alors qu’il serait inéquitable de laisser à leur charge un impôt, certes légalement fixé, mais déterminé par voie d’estimation suite à une injonction de remettre une déclaration fiscale qui est non conforme au § 2 StAnpG.
Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il y a lieu d’accorder une remise gracieuse du montant de … euros dû par le demandeur et son épouse au titre des années d’imposition 2013 à 2020, en ce compris les intérêts de retard dus sur ce montant, compte tenu de l’existence vérifiée d’une rigueur subjective rendant inéquitable le paiement de ces impôts dans leur chef.
Le recours est, dès lors, justifié et la décision directoriale du 5 août 2022 encourt la réformation en ce sens.
20 Cour adm., 13 février 2020, n° 43115C du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu, renvoyant à Hübschman, Hepp, Spitaler, RAO Kommentar, § 2 StAnpG, Anm. 46 à 52, renvoyant notamment à BFH 29 avril 1965, IV 346/64, BStBl. III 1965, 466.
15 Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours principal en réformation introduit à l’encontre de la décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 5 août 2022, référencée sous le numéro GR 190.22 ;
au fond, le déclare justifié, partant, par réformation de la décision directoriale du 5 août 2022, dit que la demande de remise gracieuse introduite devant le directeur de l’administration des Contributions directes est fondée pour le montant de … euros fixé au titre des années d’imposition 2013 à 2020, en ce compris les intérêts de retards dus sur ce montant ;
renvoie le dossier pour exécution devant le directeur de l’administration des Contributions directes ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne l’Etat aux frais et dépens.
Ainsi jugé et lu à l’audience publique extraordinaire du 29 avril 2024 par :
Françoise EBERHARD, premier vice-président, Benoît HUPPERICH, juge, Nicolas GRIESHER SCHWERZSTEIN, attaché de justice délégué, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Françoise EBERHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 29 avril 2024 Le greffier du tribunal administratif 16