Tribunal administratif Numéro 50321 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50321 4e chambre Inscrit le 12 avril 2024 Audience publique du 7 mai 2024 Recours formé par Monsieur … et consorts, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50321 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 12 avril 2024 par Maître Michel Karp, avocat à la Cour, assisté de Maître Elena Frolova, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Kazakhstan), et de son épouse, Madame …, née le … à … (Azerbaïdjan), accompagnés de leurs enfants mineurs …, née le … à … (Russie), et …, né le … à … (Russie), tous de nationalité russe, demeurant actuellement ensemble à L-
…, tendant, selon son dispositif, à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 27 mars 2024, erronément attribuée au ministre de l’Immigration et de l’Asile, de les transférer vers la France comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leurs demandes de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 23 avril 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Elena Frolova, en remplacement de Maître Michel Karp, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 30 avril 2024.
En date du 26 janvier 2024, Monsieur … et son épouse, Madame …, accompagnés de leurs enfants mineurs, … et …, dénommés ci-après « les consorts … », introduisirent auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », des demandes de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-
après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur et Madame … furent entendus séparément par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers, de la police grand-ducale, sur leurs identités et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, tel que confirmé par une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, que les consorts … avaient déposé une demande de protection internationale en France, le 1er septembre 2022.
1 Le 1er février 2024, Monsieur et Madame … furent encore entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
En date du 16 février 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la reprise en charge des consorts … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 1er mars 2024, en application du prédit article du règlement Dublin III.
Par décision du 27 mars 2024, notifiée aux intéressés par lettre recommandée envoyée le lendemain, le ministre informa les consorts … que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas leurs demandes de protection internationale et qu’ils seront transférés vers la France, Etat membre responsable pour cet examen, le ministre invoquant plus particulièrement les dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, cette décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 26 janvier 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 26 janvier 2024 et les rapports d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 1er février 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 26 janvier 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Madame, Monsieur, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez tous les deux introduit une demande de protection internationale en France en date du 1er septembre 2022.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 1er février 2024.
2 Sur cette base, des demandes de reprise en charge sur base de l'article 18(1)d du règlement DIII ont été adressées aux autorités françaises en date du 16 février 2024, demandes qui furent acceptées par lesdites autorités françaises en date du 1er mars 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert Madame, Monsieur, il ressort en l'espèce des résultats du 26 janvier 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez tous les deux introduit une demande de protection internationale en France en date du 1er septembre 2022.
Selon vos déclarations, Madame, Monsieur, vous auriez quitté la Russie en août 2022 muni d'un visa C délivré par les autorités françaises. Vous auriez voyagé de Moscou à Helsinki en train et en voiture, puis d'Helsinki à Paris en avion. Vous auriez vécu à Nancy et à Herserange dans un centre d'accueil pour réfugiés d'août 2022 jusqu'au 25 janvier 2024.
Votre demande de protection internationale ayant été refusée, vous auriez quitté la France pour vous rendre au Luxembourg où vous déclarez être arrivés le 25 janvier 2024.
3Madame, Monsieur, lors de vos entretiens Dublin III en date du 1er février 2024, vous avez mentionné que la situation est très difficile pour vous psychologiquement. Cependant, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Madame, Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles 4 seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 avril 2024, inscrite sous le numéro 50321 du rôle, les consorts … ont fait introduire un recours tendant, d’après son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 27 mars 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a partant pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs, après avoir rappelé les rétroactes passés en revue ci-avant et expliqué avoir été définitivement déboutés de leurs demandes de 5protection internationale en France, exposent avoir dû quitter la Russie, le 24 août 2022, parce qu’ils y craindraient pour leur sécurité. Ils précisent être de nationalité russe, mais d’origine ukrainienne, origine ayant causé, à leurs enfants, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des difficultés à l’école. Madame … serait, par ailleurs, sympathisante d’Alexeï Navalny et aurait publié sur des réseaux sociaux des articles en soutien de ce politicien d’opposition, de même qu’elle aurait participé financièrement au fonds de ce dernier pour la lutte contre la corruption, ce qui lui aurait valu être repérée par la police russe. Ils ajoutent qu’en raison du décret de mobilisation russe du 1er avril 2024, Monsieur … craindrait désormais d’être appelé sous les drapeaux, sinon d’être réquisitionné au service russe de la production d’armes.
Les demandeurs soutiennent avoir subi en France, le pays de leurs premières demandes de protection internationale, la discrimination et la russophobie, ceci tant de la part des autorités françaises que de la part de leur voisinage, tout en ayant été discriminés en Russie en raison de leurs origines ukrainiennes.
Ils expliquent encore que l’état de santé de toute la famille serait défaillant, Madame … souffrant de symptômes dépressifs, Monsieur … d’une gastrite chronique et leur fils, …, de gastralgies chroniques, alors que leur fille, …, aurait perdu du poids et manifesterait des troubles psychologiques et alimentaires, l’ensemble de la famille se trouvant, par ailleurs, en situation de tension psychologique en raison d’un avenir incertain.
En droit, les demandeurs reprochent au ministre d’avoir tiré des conclusions hâtives concernant leur situation et d’avoir commis une erreur manifeste d’appréciation des faits soumis à son appréciation, sinon une erreur de droit, voire une violation de la loi.
Ils estiment, plus concrètement, que la décision querellée aurait été prise en violation des articles 1er et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-
après par « la Charte », ainsi que de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, désignée ci-après par « la CEDH », au motif que leur transfert vers la France les exposerait au risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants en raison du refus des autorités françaises de les faire bénéficier des conditions matérielles d’accueil de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, ce qui les contraindrait à une vie dans la rue, sans possibilité de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires tels que se nourrir et se loger.
Les demandeurs reprochent au ministre, dans cet ordre d’idée, d’avoir omis de prendre en compte la précarité du statut des demandeurs de protection internationale en France et invoquent, à cet égard, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-
après par « la CourEDH », du 2 juillet 2020 ayant condamné la France pour violation de l’article 3 de la CEDH, du chef du traitement dégradant, en ce que la Cour aurait jugé la France responsable pour les conditions de vie irrespectueuses de la dignité du demandeur de protection internationale concerné, ce dernier ayant vécu dans la rue pendant une durée de trois mois, sans accès à des sanitaires, ni moyens de subsistance pour faire face à ses besoins essentiels, tout en craignant en permanence une agression ou un vol1. Les demandeurs font valoir qu’ils subiraient le même sort en cas de transfert vers la France, les autorités françaises les ayant d’ores et déjà informés qu’en cas de nouvelle demande de protection internationale, aucun logement ni aide sociale ne leur seraient accordés. Ils reprochent ainsi au ministre de ne pas leur avoir garanti, 1 CourEDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, n° 28820/13.
6au mépris des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, que les autorités françaises ne les laisseraient pas démunis, sans ressources ni assistance.
Ils se réfèrent encore, dans ce contexte, à un rapport établi en novembre 2021 par neuf associations de la région parisienne, intitulé « Les oubliés du droit d’asile » et disponible sur le site internet de l’organisation non gouvernementale internationale humanitaire « Action contre la Faim », désignée ci-après par « l’ONG Action contre la Faim », lequel ferait état des conditions de vie indignes des demandeurs de protection internationale en France. Ils estiment, à cet égard, que la décision déférée violerait l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Toujours en se prévalant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, les demandeurs considèrent être des personnes vulnérables en raison des diverses pathologies dont ils souffriraient et estiment qu’il n’existerait aucune garantie du respect, par la France, des prescriptions de la directive n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, la preuve en étant que, depuis leur arrivée en France, les autorités françaises ne leur auraient jamais fourni d’assistance médicale adéquate ni effective, contrairement aux autorités luxembourgeoises, dont les services médicaux auraient, dès l’introduction de leurs demandes de protection internationale au Luxembourg, apporté une assistance médicale appropriée.
Les demandeurs soutiennent par ailleurs avoir été victimes de discrimination de la part des autorités françaises et de leur voisinage et se prévalent d’un courrier qu’ils auraient fait parvenir à l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, ainsi que d’une question écrite au Sénat français du 17 mars 2022, par le sénateur français …, intitulée « Manifestation de russophobie en France », interrogeant le ministre de l’intérieur français au sujet d’une « montée en puissance d’un phénomène de discrimination à l’égard de la communauté russe de la France depuis le début de la guerre en Ukraine ».
Ils estiment que le ministre aurait par ailleurs violé l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en ce qu’il aurait sciemment fait fi de leur état de santé vulnérable.
Les demandeurs se prévalent enfin du principe de non-refoulement consacré par l’article 33 de la Convention de Genève, en estimant que leur transfert vers la France les y exposerait à des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes.
Ils concluent de l’ensemble de leurs développements, ainsi qu’au motif de « la solidarité européenne », que le ministre aurait dû appliquer à leur cas la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, compte tenu de l’absence du caractère absolu de son pouvoir discrétionnaire en la matière.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie mais, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon 7de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, peut les traiter suivant un ordre différent2.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour examiner la demande de protection internationale des demandeurs, prévoit que « 1. L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25, et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».
En l’espèce, le tribunal constate, de prime abord, qu’il est constant en cause que la décision ministérielle déférée a été adoptée en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale des consorts … est la France, en ce que ces derniers y avaient introduit des demandes de protection internationale en date du 1er septembre 2022 et que les autorités françaises ont accepté leur reprise en charge en date du 1er mars 2023, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer les demandeurs vers cet Etat membre et de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale introduites au Luxembourg.
Le tribunal relève, ensuite, que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe des autorités françaises, ni l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutiennent, en substance, que leur transfert vers la France serait contraire à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi qu’aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement que le ministre aurait commis une erreur d’appréciation en s’abstenant de recourir en l’espèce à la clause de la souveraineté inscrite dans l’article 17, paragraphe (1) du règlement prémentionné ou aurait violé le principe de non-
refoulement de l’article 33 de la Convention de Genève.
Le tribunal entend souligner, à cet égard, que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du 2Trib. adm., 21 novembre 2001, n° 12921 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 528 et les autres références y citées.
8règlement Dublin III lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans le pays de transfert qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte – dont le contenu est identique à celui de l’article 3 de la CEDH – auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat et doit poursuivre la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Quant au moyen des demandeurs tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, ce dernier dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable. ».
Cette disposition impose ainsi à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH, respectivement de l’article 4 de la Charte.
Le tribunal est amené à constater que, dans le cadre de leur argumentation se référant à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, respectivement aux article 3 de la CEDH et 4 de la Charte, les demandeurs invoquent l’existence de défaillances graves et systémiques du système d’accueil en France, en matière notamment d’accès à l’hébergement, à des ressources financières et aux soins médicaux et reprochent au ministre de s’être fié, à tort, à la présomption accordée à cet Etat membre s’agissant du respect des droits fondamentaux.
A cet égard, le tribunal relève tout d’abord que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif 3 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., n° C-411/10 et C-493/10, pt 78.
9principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4 5.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances alléguées6. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile7, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal relève encore, à cet égard, que le système européen commun d’asile repose sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives8, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE9, ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 201710.
Dans un arrêt du 19 mars 201911, la CJUE a confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève, ainsi que de la CEDH.
4 CJUE, 21 décembre 2011 précité, pt. 79.
5 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
6 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
7 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point. 95.
8 Trib. Adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.jurad.etat.lu.
9 CJUE, 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, C-394/12, pt 62.
10 CJUE, 16 février 2017 précité.
11 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.
10Quant à la preuve à rapporter par les demandeurs à l’appui de leur moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, il se dégage de cet arrêt du 19 mars 2019 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel renvoie le prédit article 3 du règlement Dublin III, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil de gravité particulièrement élevé, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine12.
Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.
En l’espèce, les demandeurs, en faisant état de défaillances systémiques en France et en remettant en question la présomption du respect par cet Etat membre des droits fondamentaux, sont tenus de fournir des indices concrets permettant de renverser cette présomption, et notamment d’apporter des éléments permettant de retenir que la situation qu’ils dénoncent dans le recours sous analyse atteint le degré de gravité requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et les principes dégagés ci-avant.
Il échet de constater qu’à l’appui de leur moyen tiré des prétendues défaillances systémiques dans le système d’accueil en France, les demandeurs se prévalent du refus des autorités françaises de les faire bénéficier d’un logement et de l’assistance matérielle, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande de protection internationale, de la discrimination à leur égard en raison de leur nationalité russe et du défaut d’une prise en charge médicale adéquate.
Concernant tout d’abord la problématique d’un accès éventuellement limité, voire impossible à l’hébergement des demandeurs de protection internationale en France, le tribunal entend relever en amont que la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, désigné ci-après par « Directive Accueil », prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »13. Dans cet esprit, l’article 20 de cette directive prévoit explicitement la possibilité pour les Etats membres de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un 12 CJUE, 19 mars 2019 précité, pt. 92.
13 Directive 2013/33/UE, considérant 25.
11demandeur « (…) c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE (…) », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
De même, si le onzième considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, y compris l’hébergement, ne constitue ainsi pas un droit absolu, de sorte que la limitation de ce bénéfice ne saurait per se se traduire en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
A l’aune de cette constatation, il échet de relever qu’en l’espèce, au-delà d’une simple affirmation que les autorités françaises les auraient d’ores et déjà avertis de l’absence d’accès à l’hébergement dans leur chef en cas d’introduction d’une nouvelle demande de protection internationale, les demandeurs restent en défaut de verser la moindre preuve confirmant cet avertissement, étant par ailleurs souligné que le rapport de l’ONG Action contre la Faim, dont ils entendent se prévaloir, ne saurait refléter leur situation personnelle, alors que sa portée se limite à la situation des demandeurs de protection internationale isolés, de sexe masculin, exilés à Paris, ce qui n’est aucunement le cas des demandeurs, étant par ailleurs remarqué que le prédit rapport a été établi en novembre 2021 sur base d’une enquête menée du 1er au 15 juin 2021, de sorte qu’il doit être considéré dans son ensemble comme n’étant ni actuel, ni pertinent. Il en est de même de l’arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020, alors que les faits y jugés remontent à 2013 et concernent un demandeur de protection internationale isolé. Il ressort par ailleurs du dossier administratif que les demandeurs ont bénéficié en France, suite à l’introduction de leurs demandes de protection internationale en date du 1er septembre 2022 et pendant toute la durée des procédures afférentes d’un hébergement fourni par les autorités françaises.
Enfin, même à admettre que les demandeurs ne puissent bénéficier, en tant que demandeurs de protection internationale déboutés, malgré l’introduction d’une nouvelle demande en France, d’un logement, ce qui ne se dégage pas ipso facto des éléments de la cause, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités françaises, en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.
Concernant, ensuite, une prétendue absence d’assistance matérielle et de soins de santé, les demandeurs restent d’ores et déjà en défaut de verser le moindre élément de preuve afférent, leur affirmation selon laquelle les autorités françaises ne leur auraient fourni aucune assistance médicale adéquate et effective depuis leur arrivée en France restant en état de pure allégation.
Il s’y ajoute que ces affirmations se trouvent contredites par les déclarations des demandeurs issues de leur courrier à l’adresse de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, versé en cause sous forme d’un document établi au format Word non daté et non signé, mais que les demandeurs affirment avoir expédié, dont il ressort qu’ils ont bénéficié en France d’une allocation mensuelle de cinq cent euros, leur ayant, entre autres, permis de financer les soins médicaux, étant rappelé, dans ce contexte, que le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre transférant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est pas de 12nature à établir que la personne concernée serait exposée, dans ce dernier Etat, à un risque réel de subir un traitement contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Quant à la discrimination dont les demandeurs affirment avoir été victimes en France, il échet au tribunal de constater qu’elle ne ressort pas des pièces versées en cause, le courrier des demandeurs à l’Office Français de l’Immigration et l’Intégration, dont ils entendent se prévaloir au soutien de leur argumentation, ne faisant état in concreto que d’un conflit de voisinage avec un voisin en particulier, sans démontrer la réalité de l’existence d’une discrimination générale à leur égard en raison de leur nationalité russe, étant relevé que les autorités françaises avaient proposé aux demandeurs une voie de sortie du conflit prémentionné, à savoir le déménagement dans un autre hébergement, que les demandeurs avaient pourtant refusé, au motif qu’ils n’auraient « plus la force de fuir, même si cela signifie changer d’étage », tout en relevant qu’ils n’auraient pas été à l’origine du conflit.
A défaut d’autres éléments, aucune discrimination à l’égard des demandeurs ne saurait pas non plus être tirée de la question parlementaire du sénateur français …, laquelle date, qui plus est, du 17 mars 2022.
Concernant le moyen des demandeurs tiré d’une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en ce que le ministre ne leur aurait pas garanti que les autorités françaises respecteraient les prescriptions de la directive Accueil, en ce qui concerne la prise en charge médicale, le tribunal entend relever tout d’abord qu’il ne se dégage pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017 ayant réaffirmé le principe de la confiance mutuelle entre les Etat membres participant au système d’asile européen et apporté des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant, cité ci-avant, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de tout demandeur déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, la CJUE, dans l’arrêt précité, a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33 sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats (…) ». Elle a retenu ensuite que « (…) dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, 13ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…) »14. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « (…) d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert (…) »15.
Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, telles que des attestations médicales le concernant, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que le transfert pourrait entraîner sur cet état, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront prodigués à l’arrivée16.
En l’espèce les demandeurs versent diverses attestations médicales, faisant état d’infirmités telles que des symptômes dépressifs, des cervicalgies, une gastrite chronique, des gastralgies chroniques et une intolérance alimentaire, infirmités ayant préexisté l’arrivée des demandeurs au Luxembourg, le tribunal devant relever qu’il ne ressort d’aucun élément à sa disposition qu’un transfert des concernés vers la France pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur leur état de santé, respectivement que leur état de santé s’opposerait à leur transfert vers la France. Cette conclusion s’impose d’autant plus qu’au-delà de simples allégations, les demandeurs restent en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’ils ne pourraient pas bénéficier en France des soins médicaux dont ils ont actuellement besoin, leurs traitements se résumant actuellement à la prise de médicaments et à des séances de kinésithérapie et de psychothérapie, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976. Enfin, et même à admettre que les demandeurs ne puissent pas accéder, en tant que demandeurs de protection internationale déboutés, au système de santé français, quod non, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.
Partant, le tribunal est amené à retenir que les demandeurs ne se trouvent pas dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à leur transfert vers la France, de sorte qu’aucun reproche ne saurait être retenu à l’égard du ministre dans ce contexte.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.
15 Ibidem, points 76 à 85 et point 96.
16 Ibidem, point 83.
14A toutes fins utiles et en tout état de cause, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé des demandeurs lors de l’organisation du transfert vers la France par le biais de la communication aux autorités françaises des informations adéquates, pertinentes et raisonnables les concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que les intéressés expriment leur consentement explicite à ce sujet.
Quant au moyen des demandeurs tiré d’une prétendue violation par le ministre du principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, il échet de rappeler que cet article s’applique à la situation d’expulsion ou de refoulement d’un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, situation dans laquelle ne se trouvent pas consorts …, alors que la décision entreprise à leur encontre s’analyse en un transfert vers un autre Etat membre, bénéficiant, qui plus est, de la présomption du respect des droits fondamentaux. Le tribunal est partant amené à conclure que le moyen des demandeurs fondé sur l’article 33 de la Convention de Genève doit être rejeté.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal se doit de conclure qu’il ne se dégage pas à suffisance des éléments soumis à son appréciation qu’il existe en France un risque pour les demandeurs que leurs droits garantis par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte se trouveront violés, de sorte que leur moyen fondé sur la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, pris isolément est à rejeter pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne enfin le moyen des demandeurs fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, en ce qu’ils reprochent au ministre d’avoir omis, en connaissance de cause, de prendre en compte leur situation de particulière vulnérabilité, « notamment eu égard à leurs états de santé respectifs », il échet de noter que cet article dispose que « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ». A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge18, le juge administratif étant appelé, 17 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, et M. E. et autres c. Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 65.
18 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
15en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration19.
En l’espèce, les demandeurs invoquent diverses infirmités physiques, à savoir la gastrite, respectivement des gastralgies chroniques, des symptômes dépressifs et des troubles alimentaires pour soutenir que le ministre aurait dû faire application de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la décision attaquée par rapport à la violation alléguée de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, et des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, quant à l’état de santé des demandeurs, que ces derniers sont restés en défaut d’établir l’existence dans leur chef d’infirmités s’opposant à leur transfert, il ne saurait être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en omettant de faire usage de la simple faculté discrétionnaire dont il dispose en vertu de l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner les demandes de protection internationale des demandeurs, le contraire constituant, en effet, une façon de procéder qui relèverait du « forum shoping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.
Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer les demandeurs vers la France, l’Etat membre responsable de l’examen de leurs demandes de protection internationale, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent et en l’absence d’autres moyens que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne les demandeurs aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 7 mai 2024 par :
Paul Nourissier, vice-président, Olivier Poos, vice-président, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Marc Warken.
19 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
16 s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7 mai 2024 Le greffier du tribunal administratif 17