Tribunal administratif N° 47316 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:LU:47316 1re chambre Inscrit le 14 avril 2022 Audience publique du 13 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 47316 du rôle et déposée le 14 avril 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Marcel Marigo, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Géorgie), de nationalité géorgienne, ayant été retenu au Centre de rétention au Findel, actuellement sans adresse connue, mais élisant domicile en l’étude de son litismandataire, préqualifié, sise à L-
2449 Luxembourg, 10, boulevard Royal, tendant à l’annulation, sinon à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 janvier 2022 prononçant à son encontre une interdiction d’entrée sur le territoire d’une durée de cinq ans ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 juillet 2022 ;
Vu les pièces en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne Walch en sa plaidoirie à l’audience publique du 6 décembre 2023.
Il se dégage du dossier administratif et plus particulièrement de deux relevés journaliers du Centre pénitentiaire de Luxembourg, ci-après désigné « CPL », que Monsieur … fit l’objet d’un mandat de dépôt en date du 19 juillet 2021.
Par arrêté du 13 janvier 2022, notifié à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », déclara le séjour de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois irrégulier, lui ordonna de le quitter dès sa libération du CPL et prononça à son encontre une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pour une durée de cinq ans à partir de la sortie dudit territoire ou à partir de la sortie de l’espace Schengen, ledit arrêté étant basé sur les motifs et les considérations suivants :
« […] Vu les articles 100 et 109 à 115 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration ;
Vu les antécédents judiciaires de l'intéressé ;
Attendu que l'intéressé constitue une menace pour l'ordre public ;
Attendu que l'intéressé s'est maintenu sur le territoire au-delà de la durée de trois mois à compter de son entrée sur le territoire ;
1Attendu que l'intéressé n'est ni en possession d'une autorisation de séjour valable pour une durée supérieure à trois mois ni d'une autorisation de travail ;
Que par conséquent il existe un risque de fuite dans le chef de l'intéressé ; […] ».
Par arrêté séparé du même jour, le ministre prit un arrêté de placement au Centre de rétention à l’encontre de Monsieur …. Contre cet arrêté ministériel, le demandeur fit introduire le 3 février 2022 un recours en réformation et, dont il fut débouté par jugement du tribunal administratif du 11 février 2022, portant le numéro 46985 du rôle.
Il ressort d’un relevé journalier du CPL daté du 14 janvier 2022, que Monsieur … fut libéré le même jour, ledit relevé indiquant comme motif de sa libération : « […] peine subie par dét[ention] prév[entive] […] ».
A la même date, il fut transféré au Centre de rétention. Il fut éloigné du territoire luxembourgeois le 23 février 2022.
Par requête déposée le 14 avril 2022 au greffe du tribunal administratif, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation, sinon à la réformation de la décision ministérielle précitée du 13 janvier 2022 portant interdiction d’entrée sur le territoire pour une durée de cinq ans.
Il convient de prime abord de souligner que quand bien même une partie a formulé un recours en annulation à titre principal et un recours en réformation à titre subsidiaire, le tribunal a l’obligation d’examiner en premier lieu la possibilité d’exercer un recours en réformation contre la décision critiquée, alors qu’en vertu de l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions administratives, un recours en annulation n’est possible qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements.
Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la présente matière, et que l’article 113 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », aux termes duquel : « Contre les décisions du ministre visées aux articles 109 et 112 un recours en annulation est ouvert devant le Tribunal administratif dans les formes et délais ordinaires […] », et qui renvoie plus particulièrement à l’article 112 de la même loi sur base duquel l’interdiction du territoire litigieuse a été prise, prévoit expressément un recours en annulation, seul un recours en annulation a pu être introduit en l’espèce et le tribunal est partant incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation.
Le recours principal en annulation est par contre recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Prétentions des parties A l’appui de son recours, le demandeur réfute les conclusions du ministre selon lesquelles il constituerait un danger pour l’ordre public. Il cite l’article 112 de la loi du 29 août 2008 et fait valoir que le ministre aurait commis une erreur d’appréciation. Dans ce contexte, il explique qu’il aurait certes été condamné à une peine d’emprisonnement de 12 mois, dont 6 mois avec sursis, pour le vol de bouteilles d’alcool d’une valeur de 533,32 euros, mais qu’il ne constituerait pas pour autant une menace pour l’ordre public. Il continue en soulignant qu’il ne 2se serait jamais « comporté au point de constituer réellement une menace pour l’ordre public qui [devrait] se caractériser par des atteintes sérieuses à l’ordre public notamment par des actes de violences aggravées, de rébellion, d’émeutes ».
Le demandeur estime encore que la décision déférée serait disproportionnée et reproche au ministre une mauvaise appréciation de sa situation personnelle concrète. Il explique dans ce contexte que même si le ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de la fixation du nombre d’années d’interdiction du territoire, celle-ci devrait être proportionnée « au risque de verser dans l’arbitraire ».
Le délégué du gouvernement conclut, pour sa part, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Appréciation du tribunal En l’espèce, le tribunal est amené à constater que l’arrêté ministériel litigieux, s’il constitue une décision unique, comporte cependant un double volet, à savoir, premièrement, une décision de retour prise sur le fondement de l’article 100 de la loi du 29 août 2008, soit une « décision du ministre déclarant illégal le séjour d’un ressortissant de pays tiers et imposant ou énonçant une obligation de quitter le territoire », conformément à l’article 3, point h) de la même loi, et, deuxièmement, une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pour une durée de cinq ans prise sur base de l’article 112 de la même loi et que le demandeur a attaqué, par l’intermédiaire de sa requête introductive d’instance, uniquement le volet de la décision lui interdisant l’entrée sur le territoire luxembourgeois pendant une durée de cinq ans, de sorte que le tribunal n’analysera pas la légalité de la décision de retour fondée sur l’article 100, précité.
Ainsi, en ce qui concerne l’interdiction d’entrée sur le territoire prise à l’encontre du demandeur, il échet de relever qu’aux termes de l’article 112 (1) de la loi du 29 août 2008 : « (1) Les décisions de retour peuvent être assorties d’une interdiction d’entrée sur le territoire d’une durée maximale de cinq ans prononcée soit simultanément à la décision de retour, soit par décision séparée postérieure. Le ministre prend en considération les circonstances propres à chaque cas. Le délai de l’interdiction d’entrée sur le territoire peut être supérieur à cinq ans si l’étranger constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale. […] ».
Le tribunal est amené à retenir, dans ce contexte, que selon les enseignements de la Cour administrative1, l’article 112 de la loi du 29 août 2008 est à interpréter en ce sens que le ministre est obligé d’assortir automatiquement une décision de retour ne comportant pour l’intéressé aucun délai de départ d’une décision d’interdiction d’entrée et que le terme « peuvent », utilisé dans ledit article 112, vise le seul choix à effectuer par le ministre de prendre une telle décision simultanément avec la décision de retour ou par un acte séparé, conformément à l’article 6 (6) de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, et que l’obligation faite par le même article 112 de prendre en considération les circonstances propres 1 Cour adm. 11 octobre 2018, n° 40795C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 747 et les autres références y citées.
3à chaque cas se rapporte essentiellement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre dans la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée.
L’article 112 (1), précité, au regard de l’interprétation retenue par la Cour administrative, oblige donc le ministre à assortir une décision de retour d’une interdiction d’entrée sur le territoire dont la durée ne peut, en principe, pas excéder cinq ans, sauf dans l’hypothèse où l’intéressé constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, de sorte que le ministre devait, en l’espèce, au regard de l’irrégularité de la situation du demandeur sur le territoire luxembourgeois et de l’ordre de quitter ledit territoire sans délai, obligatoirement prononcer une interdiction d’entrée sur le territoire à son encontre.
Il s’ensuit que le principe d’une interdiction d’entrée sur le territoire prise à l’égard de Monsieur … n’est a priori pas sujet à critique.
Si le demandeur entend contester la légalité de l’interdiction d’entrée prononcée à son encontre en affirmant qu’il ne constituerait pas une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, c’est à bon droit que le délégué du gouvernement souligne que l’existence dans le chef du demandeur d’une telle menace n’est à prendre en considération que dans le cas où le ministre envisage de prononcer une interdiction d’entrée pour une durée supérieure à cinq ans, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, de sorte que le moyen du demandeur est à rejeter pour ne pas être fondé.
Si le demandeur a encore entendu contester le caractère proportionné de la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire prononcée à son encontre, il échet de rappeler que le ministre dispose, tel que mentionné dans les développements qui précèdent, d’un pouvoir discrétionnaire pour la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire.
Le pouvoir discrétionnaire du ministre n’échappe toutefois pas au contrôle des juridictions administratives, en ce que le ministre ne saurait verser dans l’arbitraire. Ainsi, confronté à une décision relevant d’un pouvoir d’appréciation étendu, le juge administratif, saisi d’un recours en annulation, est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration, sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision, de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, en ce sens qu’au cas où une disproportion devait être retenue par le tribunal administratif, celle-ci laisserait entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité qui a pris la décision2.
Le tribunal relève que le comportement du demandeur est à prendre en considération dans le cadre de la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire, qui, en l’espèce, a été fixée au maximum légal de cinq ans, pour les étrangers qui ne constituent pas une menace pour l’ordre public, la sécurité publique et la sécurité nationale.
Force est de constater qu’il ressort du dossier administratif, et plus particulièrement des relevés journaliers susmentionnés, ensemble les explications non contestées du demandeur, que Monsieur … a été détenu au CPL pour vol simple du 19 juillet 2021 au 14 janvier 20223, jour où il a été libéré après avoir subi par détention préventive la peine d’emprisonnement de 12 2 Trib. adm., 27 février 2013, n° 30584 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 729 et les autres références y citées.
3 Relevés journaliers du CPL des 19 juillet 2021 au 14 janvier 2022.
4mois, dont 6 mois avec sursis, prononcée à son encontre par un jugement du tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, siégeant en matière correctionnelle.
Par ailleurs, le tribunal relève qu’il n’est contesté qu’au jour de la prise de la décision déférée, le demandeur se trouvait en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois.
Eu égard à l’ensemble de ces considérations, desquelles il ressort que le demandeur a adopté un comportement témoignant d’un mépris total non seulement de la législation sur l’immigration, mais aussi de la législation pénale, le tribunal arrive à la conclusion que le ministre n’a pas dépassé sa marge d’appréciation, ni méconnu le principe de proportionnalité, en fixant la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire à cinq ans, de sorte que le moyen du demandeur y afférent encourt le rejet pour être non fondé.
Au vu de ce qui précède et à défaut d’autres moyens, le recours principal en annulation est à rejeter pour être non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation ;
reçoit le recours principal en annulation en la forme ;
au fond, le dit non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 mai 2024 par:
Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.
s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 mai 2024 Le greffier du tribunal administratif 5