Tribunal administratif N° 50407 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50407 1re chambre Inscrit le 2 mai 2024 Audience publique du 13 mai 2024 Recours formé par Monsieur … et consort, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50407 du rôle et déposée le 2 mai 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. Hellal, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le 24 décembre 1994 à Gaza (Palestine), et de son épouse, Madame …, née le … à …, tous les deux de nationalité indéterminée, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 12 avril 2024 de les transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leur demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 6 mai 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Nour E. Hellal et Monsieur le délégué du gouvernement Laurent Thyes en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 13 mai 2024.
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Le 12 janvier 2024, Monsieur … et son épouse, Madame …, ci-après désignés par « les époux … », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, suite à une consultation dans la base de données VIS, qu’ils étaient titulaires d’un visa délivré par les autorités espagnoles, valable du 1er mai 2023 au 1er février 2024.
Le 17 janvier 2024, les époux … furent entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leurs demandes de protection 1internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 23 janvier 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnoles des demandes de prise en charge des époux … sur base de l’article 12 (2) du règlement Dublin III.
Par courrier électronique de leur litismandataire du 29 janvier 2024, les époux … demandèrent aux autorités luxembourgeoises de se déclarer compétentes pour connaître de l’examen de leurs demandes de protection internationale, sur base des dispositions de l’article 17 du règlement Dublin III.
Par courrier du 6 février 2024, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », accusa réception de cette demande, tout en informant ledit litismandataire que le dossier de ses mandants serait toujours en cours d’instruction et que le processus de détermination de l’Etat membre responsable pour le traitement de leurs demandes de protection internationale ne serait pas encore achevé.
En l’absence de réponse de la part des autorités espagnoles à la susdite demande de prise en charge de Madame …, les autorités luxembourgeoises informèrent ces dernières, par courrier du 27 mars 2024, qu’elles considéraient l’Espagne comme ayant tacitement accepté la prise en charge de l’intéressée en date du 24 mars 2024, en application de l’article 22 (7) du règlement Dublin III.
Par décision du 12 avril 2024, notifiée aux intéressés par courrier recommandé expédié le 15 avril 2024, le ministre informa les époux … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale et de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions des articles 12 (2) et 22 (7) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 12 janvier 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 12(2) et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 12 janvier 2024 et les rapports d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 17 janvier 2024.
21. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 12 janvier 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que l’Espagne vous a délivré des visas valables du 1er mai 2023 jusqu’au 1er février 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 17 janvier 2024.
Sur cette base, une demande de prise en charge en vertu de l’article 12(2) du règlement DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 23 janvier 2024, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 24 mars 2024, conformément à l’article 22(7) du règlement DIII.
2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
L’article 12(2) du règlement DIII dispose que si un demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité au moment de l’introduction de sa demande de protection internationale, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale.
La responsabilité de l’Espagne est acquise suivant l’article 22(7) du règlement DIII en ce que l’absence de réponse à l’expiration d’un délai de deux mois équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée.
Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert 3 Madame, Monsieur, il ressort en l’espèce des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, notamment de la vérification de vos passeports et de la base de données AE.VIS, que l’Espagne vous a délivré des visas valables du 1er mai 2023 jusqu’au 1er février 2024.
Selon vos déclarations, Madame, Monsieur, vous auriez quitté la Palestine le 18 novembre 2023 pour vous rendre en Égypte, où vous auriez séjourné jusqu’au 12 décembre 2023, date à laquelle vous auriez voyagé du Caire au Luxembourg munis de vos visas espagnols, avec une escale en Grèce.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 17 janvier 2024, Madame, vous avez indiqué que vous ne vous sentez pas bien mentalement. Après tout ce que vous auriez vécu pendant la guerre, vous ne sauriez pas si vous êtes en bonne santé. Vous n’avez cependant fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Madame, Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir vous rendre en Espagne pour le traitement de votre demande de protection internationale parce que vous auriez des oncles qui habiteraient au Luxembourg, et que vous ne souhaiteriez pas vous éloigner de votre famille.
Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Madame, Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à 4l’article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Notons dans ce contexte que bien qu’il soit compréhensible que vous voudriez rejoindre vos oncles qui résident ici au Luxembourg, il y a lieu de constater que vous êtes majeurs d’âge et capables de vivre seuls sans l’assistance d’un membre de famille. Ainsi, rien n’empêche votre transfert en Espagne.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 2 mai 2024, les époux … ont 5fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 12 avril 2024.
Le tribunal constate que les époux … ont introduit un recours en annulation contre la décision ministérielle, précitée, du 12 avril 2024, alors que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation, suspensif de plein droit, contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse.
A cet égard, le tribunal précise que l’introduction d’un recours en annulation dans une matière prévoyant un recours au fond n’est pas de nature à entraîner l’irrecevabilité du recours, alors qu’il est de jurisprudence constante que si, dans une matière dans laquelle la loi a institué un recours en réformation, le demandeur conclut à la seule annulation de la décision attaquée, le recours est néanmoins recevable dans la mesure où le demandeur se borne à invoquer des moyens de légalité et à condition d’observer les règles de procédure spéciales pouvant être prévues et des délais dans lesquels le recours doit être introduit.1 Le recours en annulation, qui a, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi, est partant recevable dans la mesure des moyens d’annulation soulevés.
Prétentions des parties A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée.
Plus particulièrement, après avoir précisé que le 26 avril 2024, Monsieur … aurait introduit un recours gracieux à l’encontre de la décision attaquée, lequel serait cependant resté sans réponse de la part du ministre, ils décrivent la situation générale régnant dans les territoires palestiniens, et notamment dans la bande de Gaza, région qui serait le théâtre d’un conflit armé et où l’armée israélienne mènerait des attaques violentes.
En droit, ils reprochent au ministre de ne pas avoir fait usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17 (1) du règlement Dublin III.
A cet égard, ils se prévalent de leur état de santé, en expliquant qu’en raison de la guerre régnant dans leur région d’origine, qui les auraient contraints à fuir en Europe, ils se trouveraient dans une situation de détresse et de vulnérabilité physique, mais surtout morale, tout en soulignant que Monsieur … devrait faire face à une situation d’angoisse permanente et de mal-être profond. En proie à un stress post-traumatique causé par la guerre sévissant dans leur région d’origine, ils souhaiteraient rester au Luxembourg, pour être près des oncles paternels de Monsieur …, Messieurs … et …, qui y vivraient et qui seraient « […] leur seule famille, à des milliers de kilomètres […] ».
Dans ce contexte, les demandeurs donnent à considérer que l’article 17 (2) du règlement Dublin III prévoirait la possibilité de déroger aux critères de responsabilité prévus par ledit règlement, afin de rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels.
1 Trib. adm., 3 mars 1997, n° 9693 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 2 et les autres références y citées.
6Par ailleurs, ils font valoir que la décision déférée violerait l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », étant donné qu’elle porterait atteinte à leur « […] droit légitime de pouvoir endurer la guerre au Proche-Orient à l’aide d’un proche […] ».
Finalement, les demandeurs soutiennent qu’en Espagne, leurs droits, et plus particulièrement l’examen effectif de leurs demandes, ne seraient pas garantis au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et des articles 1er et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.
Appréciation du tribunal En vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12 (2) du règlement Dublin III sur le fondement duquel la décision litigieuse a été également prise dispose, quant à lui, que : « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas. Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a délivré un visa en cours de validité au demandeur.
Enfin, l’article 22 (7) du règlement Dublin III prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois [à compter de la date de réception de la requête de prise en charge] et du délai d’un mois [lorsque l’Etat membre requérant a invoqué l’urgence] équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer les demandeurs vers l’Espagne et de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des articles 12 (2) et 22 (7) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat 7responsable de l’examen des demandes de protection internationale des demandeurs serait l’Espagne, étant donné que cet Etat membre leur avait délivré des visas valables du 1er mai 2023 au 1er février 2024 et que les autorités espagnoles avaient tacitement accepté leur prise en charge, suite à l’absence de réponse aux demandes de prise en charge leur adressées le 23 janvier 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale.
Force est ensuite de constater que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe de l’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutiennent, en substance et de l’entendement du tribunal, qu’un transfert vers l’Espagne les exposerait à un risque de subir des traitements contraires aux articles 1er et 4 de la Charte, et ce en raison des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, les demandeurs invoquant encore une violation de l’article 17 (1) et (2) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 8 de la CEDH.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.2 2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
8 A cet égard, le tribunal relève que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à 3 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
4 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
9s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
En l’espèce, le tribunal constate que les demandeurs se bornent à affirmer qu’en Espagne, leurs droits, et plus particulièrement l’examen effectif de leurs demandes de protection internationale, ne seraient pas garantis, sans fournir le moindre élément de preuve à l’appui de cette simple affirmation.
De manière plus générale, ils ne produisent aucun élément probant qui permettrait de retenir, de manière générale, l’existence de défaillances systémiques en Espagne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale et le traitement des demandes de protection internationale y seraient caractérisés par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation contraire à l’article 4 de la Charte.
Par ailleurs, le tribunal relève que les demandeurs n’invoquent aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (« UNHCR »). Les demandeurs ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne de ressortissants palestiniens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
11 Ibid., pt. 92.
12 Ibid., pt. 93.
10Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que les demandeurs n’ont pas rapporté la preuve de l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.13 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.15 En l’espèce, tel que relevé ci-avant, les demandeurs restent en défaut de fournir le moindre élément probant à l’appui de leur simple allégation selon laquelle leurs droits, et plus particulièrement l’examen effectif de leurs demandes de protection internationale, ne seraient pas garantis en Espagne.
Outre le fait qu’ils n’établissent, ainsi, pas que, dans leur cas précis, leurs doits ne seraient pas garantis en cas de transfert vers l’Espagne, ils n’apportent pas non plus la preuve que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Espagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates16, étant encore rappelé que l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention contre la torture, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
S’agissant ensuite de l’argumentation des demandeurs relative à leur état de santé, le tribunal relève que dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre 13 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
16 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
11responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »17. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] » 18.
Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée.19 En l’espèce, si les demandeurs font certes état de problèmes de santé mentale liés à la guerre régnant dans leur région d’origine, force est néanmoins de constater qu’ils n’ont pas versé la moindre pièce probante quant à leur état de santé, telle qu’un certificat médical, qui permettrait au tribunal d’apprécier la réalité, la nature exacte et la gravité de leurs prétendus 17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.
18 Ibid., points 76 à 85 et point 96.
19 Ibid., point 83.
12problèmes de santé mentale, de sorte que leurs développements afférents sont restés à l’état de pures allégations. Ainsi, les demandeurs n’ont pas fourni d’éléments objectifs qui seraient de nature à démontrer la gravité particulière de leur état de santé et a fortiori les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner le transfert sur celui-ci.
En tout état de cause, il ne se dégage d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que les demandeurs ne pourraient trouver en Espagne une aide spécifique au vu des besoins éventuels particuliers en matière d’accueil requis le cas échéant par leur état de santé, à admettre l’existence de problèmes de santé graves.
Il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32 (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé des demandeurs lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que les intéressés expriment leur consentement explicite à cet égard.20 Dans ces circonstances et dans la mesure où les demandeurs n’ont pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de leur situation personnelle, ils seraient exposés à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 4 de la Charte, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que l’argumentation ayant trait à un risque, dans le chef des demandeurs, d’être victimes de traitements inhumains et dégradants en Espagne est à rejeter dans son ensemble.
Pour les mêmes motifs, le tribunal n’entrevoit pas non plus de risque d’atteinte à la dignité humaine, telle que protégée par l’article 1er de la Charte, de sorte que le moyen afférent est, lui aussi, à rejeter pour ne pas être fondé.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres21, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, 20 En ce sens : trib. adm., 30 mars 2022, n° 47115 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.
21 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
13précité, de la CJUE du 16 février 201722.
Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge23, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée24, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu d’annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.
En l’espèce, les demandeurs invoquent leur état de santé, ainsi que la présence, sur le territoire luxembourgeois, des oncles paternels de Monsieur ….
Or, le tribunal vient ci-avant de retenir qu’un transfert des demandeurs vers l’Espagne n’est pas de nature à les exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, les demandeurs n’ont pas non plus établi que compte tenu de leur situation personnelle, en ce compris leur état de santé, un transfert vers l’Espagne les exposerait à un tel risque, nonobstant le constat de l’absence de défaillances systémiques, au sens de cette dernière disposition du règlement Dublin III.
Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que compte tenu de l’état de santé des demandeurs – non documenté par une quelconque pièce probante, tel que relevé ci-avant –, le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III.
S’agissant ensuite de l’argumentation des demandeurs ayant trait à la présence des oncles paternels de Monsieur … au Luxembourg, le tribunal relève, à titre liminaire, qu’il est exact que le législateur européen favorise le rapprochement de membres de famille des demandeurs de protection internationale, ce qui s’est notamment traduit à travers l’élaboration de l’article 9 du règlement Dublin III, lequel désigne expressément comme Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale, l’Etat où un membre de la famille du demandeur de protection internationale est admis à résider en tant que bénéficiaire d’une protection internationale.
Cependant, le législateur européen ne compte pas parmi les « membres de la famille » au sens strict l’oncle ou la tante d’un demandeur de protection internationale adulte, tel qu’il résulte de l’article 2 g) du règlement Dublin III définissant la notion de « membres de la famille ».
22 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
23 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
24 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
14S’agissant de la prise en considération de la présence, au Luxembourg, des oncles paternels du demandeur dans le cadre du pouvoir d’appréciation du ministre en vertu de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, lu en combinaison avec l’article 8 de la CEDH, suivant lequel « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. […] », tel qu’invoqué encore par les demandeurs, le tribunal relève que la notion de vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existante, voire préexistante à l’entrée sur le territoire national.25 Or, les demandeurs restent en défaut de prouver qu’il existerait entre eux-mêmes et les oncles paternels de Monsieur … un lien allant au-delà du simple lien de parenté, qui serait suffisamment réel et étroit pour pouvoir être qualifié de vie privée et familiale effective, la seule affirmation qu’il s’agirait « […] leur seule famille, à des milliers de kilomètres […] » étant insuffisante à cet égard.
En tout état de cause, la CourEDH a considéré que les rapports entre adultes bénéficiaient d’une protection moindre, à moins que ne fût démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux.26 Or, de tels éléments supplémentaires de dépendance laissent d’être établis en l’espèce.
En effet, l’argumentation des demandeurs selon laquelle, en substance et de l’entendement du tribunal, ils auraient besoin de l’assistance morale des oncles paternels de Monsieur …, compte tenu de leurs problèmes de santé mentale causés par la guerre régnant dans leur région d’origine, est insuffisante à cet égard, alors que le tribunal vient ci-avant de constater que les développements des époux … quant à leurs prétendus problèmes de santé sont restés à l’état de pures allégations, pour ne pas être étayés par des pièces probantes, telles qu’un certificat médical, permettant d’apprécier la réalité, la nature exacte et la gravité desdits problèmes de santé.
Compte tenu des développements faits ci-avant, les moyens tirés d’une violation des articles 17 (1) du règlement Dublin III et 8 de la CEDH sont à rejeter.
Les demandeurs se prévalent encore de l’article 17 (2) du règlement Dublin III, aux termes duquel « L’État membre dans lequel une demande de protection internationale est présentée et qui procède à la détermination de l’État membre responsable, ou l’État membre responsable, peut à tout moment, avant qu’une première décision soit prise sur le fond, demander à un autre État membre de prendre un demandeur en charge pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels, même si cet autre État membre n’est pas responsable au titre des critères définis aux articles 8 à 11 et 16. Les personnes concernées doivent exprimer leur consentement par écrit. […] ».
Force est de constater que contrairement à l’interprétation qui semble en être donnée par les demandeurs, les dispositions dudit article 17 (2) du règlement Dublin III règlent spécifiquement l’hypothèse dans laquelle il existe un Etat membre – autre que l’Etat membre 25 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 et les autres références y citées.
26 Voir par exemple : CourEDH, 10 juillet 2003, Benhebba / France, n° 53441/99 § 36, de même que CourEDH, 15 juillet 2003, Mokrani c. France, n° 52206/99, § 33.
15responsable et l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable – sur le territoire duquel résiderait un parent du demandeur de protection internationale, donnant ainsi à l’Etat membre qui procède à la détermination de l’Etat membre responsable, en l’occurrence le Luxembourg, ou à l’Etat membre responsable, en l’occurrence l’Espagne, la possibilité de demander à cet autre Etat membre de prendre le demandeur en charge pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels, même si cet autre Etat membre n’est pas responsable au titre des critères définis dans le règlement Dublin III.27 Or, en l’espèce, les parents dont font état les demandeurs résident au Luxembourg et non pas dans un Etat membre autre que le Luxembourg et l’Espagne. Dès lors, les dispositions de l’article 17 (2) du règlement Dublin III ne sont pas pertinentes par rapport à l’hypothèse avancée par les demandeurs, à savoir l’existence de parents résidant au Luxembourg.
En tout état de cause, le tribunal retient que pour les mêmes motifs que ceux pour lesquels il a ci-avant conclu à l’absence de violation de l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, l’existence de raisons humanitaires au sens de l’article 17 (2) du même règlement laisse d’être établie en l’espèce.
Il s’ensuit que le moyen tiré de la violation de l’article 17 (2), précité, du règlement Dublin III encourt, lui aussi, le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme dans la limite des moyens de légalité y invoqués ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 13 mai 2024 par :
Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.
s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 13 mai 2024 27 Voir, à cet égard : trib. adm., 17 février 2017, n° 38888 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
16Le greffier du tribunal administratif 17