La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/05/2024 | LUXEMBOURG | N°50389

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 15 mai 2024, 50389


Tribunal administratif N°50389 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50389 5e chambre Inscrit le 29 avril 2024 Audience publique du 15 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, Findel, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50389 du rôle et déposée le 29 avril 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur

…, déclarant être 1) né le … à … (Tadjikistan) et être de nationalité tadjike,...

Tribunal administratif N°50389 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50389 5e chambre Inscrit le 29 avril 2024 Audience publique du 15 mai 2024 Recours formé par Monsieur …, Findel, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50389 du rôle et déposée le 29 avril 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être 1) né le … à … (Tadjikistan) et être de nationalité tadjike, sinon 2) né le … à … (Tadjikistan) et être de nationalité tadjike, actuellement retenu au Centre de rétention au Findel, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « ministre de l’immigration et de l’asile », datée du 16 avril 2024 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 8 mai 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, à l’audience publique du 15 mai 2024, Maître Michel KARP et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO s’étant excusés.

___________________________________________________________________________

Le 22 février 2024, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par la « loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, service criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Une comparaison des empreintes digitales de Monsieur … avec la base de données EURODAC effectuée le même jour révéla qu’il avait précédemment introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 13 septembre 2022.

Le 27 février 2024, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».

Le 6 mars 2024, l’autorité ministérielle luxembourgeoise adressa aux autorités allemandes une demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

Par courrier du 7 mars 2024, les autorités allemandes acceptèrent la demande de reprise en charge de Monsieur … sur le même fondement.

Par arrêté du 18 mars 2024, notifié à l’intéressé le lendemain en mains propres, Monsieur … fit l’objet d’une assignation à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (« SHUK »).

Par décision du 16 avril 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne, sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 22 février 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (CE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg « n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 22 février 2024 et les rapports d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 27 février 2024.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 22 février 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 13 septembre 2022.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 27 février 2024.

Sur cette base, une demande de reprise en charge sur base de l’article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 6 mars 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 7 mars 2024.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge – dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 – le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date 13 septembre 2022.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Tadjikistan en 2019 pour vous rendre en Russie, où vous auriez vécu et travaillé à …, accompagné de votre famille, jusqu’en juin 2022. Par la suite vous auriez quitté la Russie avec l’aide de passeurs en utilisant votre passeport tadjike en direction de la Biélorussie. La police biélorusse vous aurait contrôlé et placé dans un centre de rétention. Au bout de deux mois, vous auriez pu quitter le centre de rétention car le gouvernement biélorusse vous aurait proposé un retour volontaire au Tadjikistan, mais vous auriez continué votre chemin vers la Lituanie. Vous auriez traversé la Lituanie en deux jours, puis la Pologne en trois jours pour vous rendre en Allemagne, où vous avez introduit une demande de protection internationale. Votre demande ayant été rejetée, vous auriez quitté l’Allemagne pour vous rendre au Luxembourg après avoir vécu à … du 13 septembre 2022 au 2 février 2024.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 27 février 2024, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l’Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’État de destination, en l’occurrence l’Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles.

Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Allemagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n’ont pas été constatées. […]. ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 29 avril 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, d’après son dispositif, à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 16 avril 2024.

Il ressort des éléments du dossier administratif que Monsieur … a disparu de la SHUK en date du 3 mai 2024, mais l’a réintégrée le 6 mai 2024.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre la décision ministérielle litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre celle-ci, lequel recours est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

A l’appui de son recours, le demandeur expose d’abord les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée et se prévaut, ensuite, en droit, d’une violation des articles 1er et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Charte ») et de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») au motif qu’il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers l’Allemagne. Il justifie l’existence d’un tel risque en donnant à considérer que l’Allemagne l’aurait auparavant laissé sans logement et sans argent, mis à part pendant les 6 premiers mois de son séjour, aurait déjà rejeté sa demande de protection internationale, et l’expulserait directement vers son pays d’origine, le Tadjikistan, en cas de transfert. Le demandeur affirme à cet égard, en se référant à un rapport de l’organisation Amnesty International de l’année 2024, ainsi qu’à un rapport de l’organisation Human Rights Watch de la même année, que les autorités allemandes renverraient « de force au Tadjikistan des personnes qui risqu[er]aient l’emprisonnement à l’issue de procès iniques dans leur pays d’origine ».

Le demandeur se prévaut, ensuite, d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III au motif qu’il y aurait de sérieuses raisons de croire qu’il existerait en Allemagne des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale entraînant un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte. Il reproche au ministre d’avoir omis de prendre en considération le statut précaire que l’Allemagne imposerait à ses demandeurs d’asile et ce en violation de son droit interne en le laissant sans ressources, sans hébergement et sans accès à des sanitaires entre le 13 septembre 2022 et le 2 février 2024 « à l’exception d’un peu plus de 6 mois où il a[urait] pu bénéficier de la structure d’un centre pour réfugiés. ». Il ajoute qu’il n’aurait disposé d’aucun moyen de subvenir à ses besoins essentiels et avoir vécu dans l’angoisse permanente d’être attaqué et volé, ce qui serait constitutif d’un manque de respect pour sa dignité. Cette situation aurait suscité chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité, propres à le conduire au désespoir. Ces conditions d’existence auraient atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la CEDH et la décision ministérielle déférée, en ne les prenant pas en compte, aurait violé cette disposition, alors que le ministre aurait dû « lui garantir qu’il ne serait pas laissé sans ressources ni assistances » compte tenu de sa vulnérabilité.

Le ministre aurait également violé l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en prenant sa décision en dépit de sa situation de « particulière vulnérabilité ».

En dernier lieu, le demandeur estime que son transfert vers l’Allemagne serait constitutif d’une violation du principe de non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », dans la mesure où il serait soumis dans ce pays, en tant que « demandeur de protection internationale », à des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour assurer le suivi du dossier du demandeur à la suite du rejet de sa demande de protection internationale prévoit que « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».

Le tribunal constate, de prime abord, qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Allemagne, en ce qu’il y a introduit auparavant une demande de protection internationale en date du 13 septembre 2022, et que les autorités allemandes ont accepté sa reprise en charge le 7 mars 2024. C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient, en substance, qu’un transfert vers l’Allemagne serait contraire à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, l’exposerait à un risque de subir des traitements contraires aux articles 1er et 4 de la Charte, et à l’article 3 de la CEDH, et violerait l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, le demandeur invoquant encore une violation de l’article 33 de la Convention de Genève.

A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III dispose que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable. ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

A cet égard, le tribunal relève toutefois que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève le Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est, en effet, précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le «»forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants2,3.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption -

réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE, a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.

2 Ibidem, point 79.

3 Trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.ja.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal relève encore que la CJUE a, dans un arrêt du 19 mars 20196, confirmé ce principe selon lequel le droit de l’Union européenne repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union européenne est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union européenne qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union européenne et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève, ainsi que de la CEDH.

Il résulte, par ailleurs, de cet arrêt du 19 mars 2019 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel ladite disposition du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine7.

Partant, ce seuil de gravité ne saurait couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

Le demandeur remettant en question le respect des droits fondamentaux par l’Allemagne, il lui appartient de fournir des éléments concrets permettant de renverser la présomption du respect de ces droits.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point. 95.

6 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

7 Ibidem, point 92.

En l’espèce, force est de constater que le demandeur est resté en défaut de soumettre le moindre élément de nature à démontrer l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale déboutés en Allemagne de nature à qualifier de traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 1er et 4 de la Charte, et in fine à prohiber tout transfert vers l’Allemagne en vertu du règlement Dublin III.

Outre qu’elles ne sont corroborées par aucun document versé à l’appui de son recours, les explications du demandeur ne sont, en effet, pas suffisantes, au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, pour retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Allemagne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale déboutés y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale déboutés, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte et l’article 3 de la CEDH.

Le demandeur ne rapporte pas non plus la preuve qu’en cas de transfert, ses droits ne seraient pas garantis en Allemagne, voire que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale déboutés en Allemagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale déboutés n’auraient en Allemagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que l’Allemagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève – comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 – ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.

Enfin, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne de ressortissants tadjikes dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Dans ces circonstances, le tribunal est amené à retenir que le demandeur est resté en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques de la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale déboutés en Allemagne qui prohiberait tout transfert vers ledit pays et que le moyen fondé sur l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est à rejeter pour ne pas être fondé.

Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable8.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale déboutés dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte9, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant10.

En l’espèce, si le demandeur se prévaut, en substance, de mauvaises conditions de vie en Allemagne, dans la mesure où il n’aurait pas pu avoir accès à un hébergement et à des sanitaires et ne se serait pas vu octroyer des ressources financières, il y a lieu de rappeler que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale en Allemagne, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III. Il s’ensuit que le demandeur ne saurait se prévaloir, dans le cadre du présent recours, de l’existence alléguée de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil de demandeurs de protection internationale dans ce pays pour contester son transfert en Allemagne, alors qu’il ne se trouvera pas dans une situation comparable.

En cas de transfert vers l’Allemagne, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.

Dans l’hypothèse d’une demande ultérieure, la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), ci-après désignée par la « directive Accueil », prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de 8 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09 9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96 10 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17.

vie digne à tous les demandeurs »11. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est- à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ». De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.

D’ailleurs, la loi du 18 décembre 2015, législation régissant les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg, s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise, de sorte à exclure les demandeurs ayant formulé une « demande ultérieure », tandis que l’article 22 de la même loi permet au directeur de l’Office national de l’Accueil de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg. Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant introduit une demande ultérieure après avoir essuyé un premier refus définitif à leur demande de protection internationale est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.

Ainsi, même à admettre que l’Allemagne aurait adopté une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes et notamment à celles y ayant déjà été définitivement déboutées de leur demande de protection internationale, une telle politique ne saurait s’analyser per se en un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

La question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale déboutés.

Une telle approche est également retenue par le Conseil d’Etat français12: « le bénéfice [de l’accès à tout moment à un dispositif d’hébergement d’urgence] ne peut être revendiqué par l’étranger dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement contre laquelle les voies de recours ont été épuisées qu’en cas de circonstances particulières faisant apparaître, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, une situation de détresse suffisamment grave pour faire obstacle à ce départ ».

11 Considérant 25.

12 Voir par exemple Conseil d’Etat, 4 juillet 2013, n°369750.

Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie13.

La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat14.

Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être, le cas échéant, exposé à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir une assistance, notamment d’ordre médical, dans l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide allemand - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale déboutés ou celui accessible à tous les résidents allemands - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système allemand n’était pas conforme aux normes européennes; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.

Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il échet de conclure que le demandeur n’a pas démontré, dans son cas particulier, qu’en cas de transfert vers l’Allemagne, il encourrait un risque de se voir confronté à une limitation à des conditions d’accueil qui seraient contraires aux articles 3 de la CEDH et 1er et 4 de la Charte, et plus généralement que son transfert vers ce pays serait contraire aux prédites dispositions, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour être non fondé.

En ce qui concerne le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde 13 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.

14 CEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.

un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres15, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201716.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge17, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration18.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision ministérielle déférée par rapport aux articles 1er et 4 de la Charte et 3 de la CEDH, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur semble estimer que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités allemandes.

En ce qui concerne, en dernier lieu, la crainte d’un refoulement vers le Tadjikistan, force est d’abord de souligner que la décision entreprise n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile, respectivement de ses suites, soit en l’espèce l’Allemagne.

Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités allemandes. En effet, le demandeur n’a fourni aucun élément circonstancié de nature à démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.

Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert du demandeur vers l’Allemagne exposerait ce dernier à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève.

Enfin, si les autorités allemandes devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant, comme soutenu, en violation des articles 3 et 33 de la Convention de Genève, à supposer que le demandeur soit effectivement exposé à un risque 15 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

16 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.

17 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.

18 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

concret et grave en cas de retour au Tadjikistan, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés – le demandeur devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes compétentes en usant des voies de droit adéquates19 – de saisir la CourEDH et lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Le moyen du demandeur tenant à une violation de l’article 33 de la Convention de Genève est, dès lors, également à rejeter.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 15 mai 2024 par :

Françoise EBERHARD, premier vice-président, Benoît HUPPERICH, juge, Sibylle SCHMITZ, juge, en présence du greffier Lejila ADROVIC.

s.Lejila ADROVIC s.Françoise EBERHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 15 mai 2024 Le greffier du tribunal administratif 19 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.


Synthèse
Formation : Cinquième chambre
Numéro d'arrêt : 50389
Date de la décision : 15/05/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 18/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-05-15;50389 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award