Tribunal administratif N° 49159 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49159 2e chambre Inscrit le 12 juillet 2023 Audience publique du 3 juin 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 49159 du rôle et déposée le 12 juillet 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan Fatholahzadeh, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Afghanistan), de nationalité afghane, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 20 juin 2023 refusant de faire droit à sa demande en obtention « d’une protection internationale » ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 septembre 2023 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Ardavan Fatholahzadeh et Madame le délégué du gouvernement Charline Radermecker en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 29 janvier 2024.
Le 29 décembre 2021, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du Service de police judiciaire, section …, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Toujours le même jour, il passa un entretien auprès du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … avait précédemment déposé une demande de protection internationale en Grèce en date du 17 octobre 2019.
En date des 25 mars et 20 avril 2022, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
Par décision du 20 juin 2023, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur … que le statut conféré par la protection subsidiaire lui avait été accordé, mais que le statut de réfugié lui était refusé. Ladite décision est libellée comme suit :
« […] J’ai l’honneur de me référer à votre demande en obtention d’une protection internationale que vous avez introduite le 29 décembre 2021 sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée « la Loi de 2015 »).
J’ai l’honneur de vous informer que le statut conféré par la protection subsidiaire vous est accordé. Un courrier séparé vous est adressé en ce sens.
Toutefois, le statut de réfugié vous est refusé pour les raisons suivantes.
1. Quant à vos déclarations En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 29 décembre 2021, ainsi que le rapport d’entretien « Dublin III » du 29 décembre 2021 et le rapport d’entretien de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et européennes des 25 mars et 20 avril 2022 sur les motifs sous-tendant votre demande de protection internationale ainsi que les documents versés à l’appui de votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous déclarez être né le … à … en Afghanistan, être de nationalité afghane, d’ethnie Hazara et de confession musulmane chiite. Vous indiquez avoir vécu dans le quartier …, dans le district de … du quartier …, avec vos parents, qui seraient entretemps décédés, votre sœur, votre épouse et vos 5 enfants.
Il convient de noter que vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce le 17 octobre 2019. Vous expliquez que votre demande aurait été clôturée par une décision de clôture et vous en auriez été informé par affichage public sans que vous n’ayez eu droit à un entretien. Vous justifiez la décision rendue par affichage public du fait que vous auriez quitté l’île de Samos afin de vous rendre à Athènes sans permission par manque de disponibilité d’un hébergement adéquat sur l’île.
Concernant vos craintes en cas de retour dans votre pays d’origine, vous indiquez que votre vie y serait en danger alors que vous auriez été propriétaire d’un commerce de vente de tout type de boissons, y compris des boissons alcoolisées. Vous précisez que vous auriez vous-
même aussi régulièrement consommé de l’alcool.
En ce qui concerne les motifs sous-tendant votre demande de protection internationale, vous expliquez que fin 2018, vous auriez été arrêté par les Taliban lors d’un trajet routier et sans vous fournir d’explications, ils vous auraient enfermé dans le coffre de leur voiture et vous auraient conduit à un endroit que vous ne connaîtriez pas. Suite à un court interrogatoire musclé et vos aveux d’avoir vendu et consommé de l’alcool, vous auriez été enfermé, maltraité et torturé durant un mois. Lors de ces actes de torture, plusieurs de vos doigts auraient été 2 cassés. Les Taliban auraient voulu savoir à tout prix qui serait votre fournisseur de boissons alcoolisées. Finalement, lors d’un assaut mené par les forces armées de l’Etat afghan sur le lieu où vous auriez été enfermé, vous en auriez profité pour vous échapper et pour fuir votre pays d’origine en juillet 2019.
A l’appui de vos dires, vous présentez une photo de votre carte d’identité afghane (Tazkira), une photo de la décision de refus en Grèce rendue par affichage public et divers documents sur la situation générale sur l’Afghanistan transmis par votre mandataire.
2. Quant à la motivation du refus de votre demande de protection internationale Les conditions d’octroi du statut de réfugié sont définies par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après dénommée la « Convention de Genève ») et par la Loi de 2015.
Aux termes de l’article 2 point f de la Loi de 2015, qui reprend l’article 1A paragraphe 2 de la Convention de Genève, pourra être qualifié de réfugié : « tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 45 ».
L’octroi du statut de réfugié est soumis à la triple condition que les actes invoqués soient motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 point f de la Loi de 2015, que ces actes soient d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 paragraphe 1 de la prédite loi, et qu’ils n’émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes de l’article 39 de la loi susmentionnée.
Concernant vos motifs de départ d’Afghanistan, il convient de noter qu’il ressort clairement de vos dires que l’unique raison pour laquelle vous avez quitté l’Afghanistan serait le fait que vous auriez vendu des boissons alcoolisées et que vous risqueriez d’en subir les conséquences.
Force est de constater que vos craintes sont dénuées de tout lien avec les critères énumérés dans la Convention de Genève, à savoir votre race, votre nationalité, votre religion, votre appartenance à un groupe social ou vos opinions politiques. En effet, il ressort de l’examen de vos déclarations que la raison pour laquelle vous craindriez d’être tué par les Taliban est que vous auriez exploité un commerce prohibé dans votre pays d’origine.
Le fait de vendre de l’alcool en tant que musulman ne saurait être considéré comme l’expression d’une conviction religieuse, respectivement être rattaché à cette confession religieuse, alors qu’il s’agit d’une activité commerciale de surcroît prohibée.
Partant, le statut de réfugié ne vous est pas accordé.
Les conditions permettant l’octroi du statut de réfugié ne sont par conséquent pas remplies.
3 Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens des articles 26 et 34 de la Loi de 2015, de sorte que vous ne sauriez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 juillet 2023, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 20 juin 2023 refusant de faire droit à sa « demande de protection internationale ».
Etant donné que l’article 35 (1) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre la décision de refus d’une demande de protection internationale, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation dirigé contre la décision ministérielle du 20 juin 2023, telle que déférée, ledit recours étant, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A titre liminaire, il échet de constater que la décision litigieuse, précitée, si elle refuse le statut de réfugié à Monsieur …, elle lui accorde cependant le bénéfice de la protection subsidiaire et que le recours sous analyse est dirigé contre le refus de sa « demande de protection internationale », englobant ainsi le statut de réfugié et celui conféré par la protection subsidiaire.
Sur question afférente du tribunal à l’audience des plaidoiries du 29 janvier 2024, le litismandataire de Monsieur … a précisé que son recours était bien limité au seul refus de l’octroi du statut de réfugié, de sorte qu’il y a lieu de lui en donner acte.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur indique être de religion musulmane chiite et d’ethnie hazara. Il explique qu’il aurait été contraint de quitter son pays d’origine au motif qu’il aurait agi à l’encontre des règles imposées par les talibans, à savoir qu’il aurait tenu un commerce dans lequel il aurait vendu différentes boissons alcoolisées. Cette activité lui aurait valu d’être agressé et torturé par les talibans pendant un mois, avant d’être libéré grâce à l’intervention des autorités afghanes de l’époque. Il aurait alors décidé de fuir l’Afghanistan.
En droit, le demandeur fait valoir que la décision ministérielle sous analyse devrait être réformée pour violation de la loi, notamment de l’article 1er de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève » ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés, respectivement pour erreur manifeste d’appréciation des faits.
A cet égard, le demandeur rappelle que la notion de crainte prévue à la Convention de Genève devrait être qualifiée de raisonnable lorsqu’elle est basée sur une évaluation objective de la situation dans le pays d’origine du demandeur d’asile et que cette crainte découle du manquement de l’Etat d’origine dudit demandeur de remplir ses obligations de protection de ses citoyens, lesquelles résulteraient de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, désignée ci-après par « la DUDH », obligations auxquelles le Pacte International relatif aux droits civils et politiques, entré en vigueur le 23 mars 1976, désigné ci-après par « le PICP », aurait donné « force obligatoire », de sorte que la mise en cause de ces droits civils et politiques constituerait une persécution.
Dans ce contexte, le demandeur estime que ses droits tels qu’énumérés dans la DUDH et dans le PICP auraient été violés dans son pays d’origine, de sorte que le ministre aurait fait une appréciation erronée des faits de l’espèce en retenant que ces mêmes faits ne justifieraient pas, dans son chef, une crainte fondée de persécution en raison de son appartenance à « un groupe social vulnérable », dans la mesure où il éprouverait une menace réelle d’être persécuté par les autorités de son pays d’origine, qui l’auraient condamné et emprisonné à tort, l’auraient torturé à plusieurs reprises pour avoir « été contraint de transporter un taliban blessé à l’hôpital, en raison de ses opinions politiques, lequel a été assimilé, à tort, à un collaborateur des Talibans ».
Après avoir indiqué qu’il y aurait une situation prolongée de guerre civile dans son pays d’origine, le demandeur fait valoir qu’il serait Hazara, une ethnie qui serait persécutée depuis de nombreuses années par les Pachtounes et les talibans, avant de préciser qu’il assumerait « pleinement ne pas avoir de religion ». Il estime que les articles 2 de la Convention de Genève, 39, 40 et 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015, 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », combiné aux articles 2, 5, 6 et 13 de cette même Convention, seraient d’application, au vu de l’actualité se déroulant en Afghanistan, notamment en ce qui concernerait les Hazaras. Il renvoie dans ce contexte à un communiqué de presse du 12 septembre 2022, publié par le Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’Homme (OHCHR), intitulé « Le Conseil des droits de l’homme se penche sur la situation des droits humains, en particulier ceux des femmes et des filles, en Afghanistan », à un article de l’Organisation suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR) du 25 décembre 2022, intitulé « Afghanistan : derniers développements », à un article de Brown Political Review du 13 novembre 2022, intitulé « Taliban Takeover in Afghanistan Leaves Hazaras Uniquely Vulnerable » et à un article de Human Rights Watch du 31 octobre 2022, intitulé « CPI : Le travail d’enquête sur l’Afghanistan peut reprendre ». Il en conclut qu’en raison de son comportement, il serait considéré comme un opposant politique au régime actuel des talibans, fondé sur des valeurs religieuses strictes, à savoir une application extrémiste et rigoureuse de la loi islamique qui ne tolèrerait aucun péché. Il précise à cet égard que la vente et/ou la consommation d’alcool serait considérée en Afghanistan comme étant un des pires crimes existants, susceptible d’être sanctionné par la lapidation ou la peine de mort, le demandeur renvoyant au rapport de l’OSAR prémentionné.
Le demandeur estime ensuite que la condition tenant à l’existence d’actes revêtant une gravité suffisante conformément à l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et celle tenant à la nature des actes au sens de l’article 42 (2) de ladite loi, seraient remplies en l’espèce, tout en rappelant à cet égard qu’il aurait déjà subi un enlèvement, un emprisonnement à tort et des actes de torture de la part des talibans pour avoir seulement bu et vendu de l’alcool et qu’il risquerait d’en subir en cas de retour dans son pays d’origine, alors que les talibans pourraient le retrouver grâce à sa pièce d’identité, avant de conclure qu’il devrait se voir octroyer le statut de réfugié.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens. Il insiste plus particulièrement sur le fait que la vente d’alcool ne pourrait être considérée comme l’expression par le demandeur d’une conviction religieuse et qu’elle ne saurait être rattachée à sa confession religieuse, alors qu’il s’agirait seulement d’une activité prohibée. Il ajoute que cette activité, si elle est considérée comme étant une infraction de droit commun en Afghanistan et qu’il pourrait risquer de ce fait des atteintes graves, - raison pour laquelle la protection subsidiaire lui aurait d’ailleurs été accordée par le ministre -, elle ne pourrait cependant pas être liée à l’un des motifs prévus par la Convention de Genève.
Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 2 h) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « protection internationale » se définit comme correspondant au statut de réfugié et au statut conféré par la protection subsidiaire.
A ce sujet, la notion de « réfugié » est définie par l’article 2 f) de la même loi comme « […] tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […] ».
Par ailleurs, l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015 dispose que « (1) Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1A de la Convention de Genève doivent:
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales;
ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). […] ».
Finalement, aux termes de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, « Les acteurs des persécutions ou des atteintes graves peuvent être :
a) l’Etat;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves. » et aux termes de l’article 40 de la loi du 18 décembre 2015, « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par:
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations, y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la 6 persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. […] ».
Il suit des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis à la triple condition que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 précitée, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles ne sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.
Ces conditions devant être réunies cumulativement, le fait qu’une d’elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur ne saurait bénéficier du statut de réfugié.
Par ailleurs, force est de relever que la définition de la notion de « réfugié » contenue à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », de sorte à viser une persécution future sans qu’il n’y ait besoin que le demandeur ait été persécuté avant son départ dans son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel aurait été le cas, les persécutions antérieures d’ores et déjà subies instaurent une présomption simple que de telles persécutions se poursuivront en cas de retour dans le pays d’origine aux termes de l’article 37 (4) de la loi du 18 décembre 2015. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur la détermination du risque d’être persécuté que le demandeur encourrait en cas de retour dans son pays d’origine.
Concernant, à titre liminaire, la crainte de Monsieur … de subir des représailles de la part des talibans pour avoir « été contraint de transporter un taliban blessé à l’hôpital, en raison de ses opinions politiques, lequel a été assimilé, à tort, à un collaborateur des Talibans » et pour assumer « pleinement ne pas avoir de religion », le tribunal constate que ces motifs constituent manifestement des erreurs matérielles alors qu’ils n’ont aucun lien avec les déclarations faites par Monsieur … dans le cadre de son audition par l’agent ministériel, voire avec les développements contenus dans son recours, de sorte qu’ils ne seront pas analysés.
Ensuite, il échet de relever que le demandeur invoque, en l’espèce, sa crainte de subir des persécutions de la part des talibans en raison (i) des opinions politiques qui lui seraient imputées pour avoir vendu des boissons alcoolisées et pour en avoir consommé, (ii) de son appartenance à « un groupe social vulnérable » et (iii) de son appartenance à l’ethnie hazara et de sa confession religieuse chiite.
Quant à la crainte du demandeur de faire l’objet de persécutions pour avoir tenu un commerce dans lequel il a vendu des boissons alcoolisées et pour en avoir personnellement consommé, le tribunal relève que le délégué du gouvernement précise que la raison pour laquelle le ministre a accordé une protection subsidiaire à Monsieur … résidait dans le fait que ce dernier risquait, en cas de retour dans son pays d’origine, de subir des atteintes graves pour avoir vendu de l’alcool, de sorte que le ministre a nécessairement reconnu la gravité des actesqu’encourrait Monsieur …, l’absence de protection et l’impossibilité de bénéficier d’une fuite interne en Afghanistan.
Il échet ainsi de vérifier si, tel que le soutient la partie étatique, cette activité commerciale n’a pas de lien avec les motifs prévus dans la Convention de Genève, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance du demandeur à un certain groupe social.
Le tribunal relève que, si certes, tel que le ministre l’a précisé, le fait de vendre de l’alcool est une activité commerciale choisie par le demandeur à des fins économiques et dont il était conscient qu’elle était prohibée dans son pays d’origine, il ressort néanmoins de ses déclarations qu’il a été enlevé et torturé pendant un mois par des talibans pour qu’il avoue l’identité de son fournisseur d’alcool et qu’il a reconnu devant eux qu’il en consommait.
A cet égard, il ressort du rapport de l’Organisation suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR) du 17 novembre 2022, intitulé « Afghanistan : sanctions pour consommation et vente d’alcool », versé par le demandeur, que depuis la prise de pouvoir des talibans la flagellation publique est prévue pour la consommation d’alcool en vertu de la charia. Il y est indiqué que « Selon l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA), en vertu de la charia (la loi islamique), des châtiments corporels sont prévus pour différents crimes, par exemple la flagellation publique pour la consommation d'alcool. Après leur prise du pouvoir, les talibans ont fait des déclarations claires concernant l'adhésion requise à la charia. Les punitions physiques, y compris les exécutions, seraient considérées comme des éléments nécessaires de la loi islamique »1, que la consommation d’alcool est un crime à sanction obligatoire et que 80 coups de fouet sont prévus dans ces cas, selon les peines « huddud », à savoir les crimes les plus graves de la loi islamique qui sont considérés comme des transgressions contre Dieu pour les talibans. Il y est encore précisé que depuis leur prise de pouvoir, plusieurs arrestations et flagellations ont été réalisées pour production ou vente d’alcool2.
Dans la mesure où le demandeur a été persécuté par les talibans en raison de son comportement jugé contraire non seulement aux lois de son pays d’origine mais surtout à la religion musulmane3, combiné au fait qu’ils considéraient qu’en tant que Hazara, il n’était pas un Afghan et était un mécréant4, ces éléments laissent présager que les talibans pourraient le persécuter en cas de retour dans son pays d’origine pour ne pas avoir respecté les préceptes de la religion musulmane, de sorte que les craintes de persécutions de Monsieur … vis-à-vis des talibans sont fondées et actuelles et ont un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention de Genève.
Partant, il ressort de l’ensemble de ces considérations, et sans qu’il ne soit nécessaire d’analyser les autres faits à la base de la demande de protection internationale de Monsieur …, qu’il existe dans son chef une crainte fondée de subir des persécutions de la part des talibans pour des motifs religieux.
1 OSAR, 17 novembre 2022, Afghanistan : sanctions pour consommation et vente d’alcool, page 4.
2 Ibidem, pages 5-6.
3 « […] La vente d’alcool est interdite parce que l’Afghanistan est un pays musulman. Selon la loi musulmane, c’est interdit. Si l’Etat l’apprenait, j’aurais pu être arrêté et mis en prison. », page 7 du rapport d’entretien.
4 Page 9 du rapport d’entretien.Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le ministre a refusé, à tort, d’accorder au demandeur le statut de réfugié, de sorte que la décision déférée encourt la réformation en ce sens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit à l’encontre de la décision ministérielle du 20 juin 2023 refusant le statut de réfugié et accordant la protection subsidiaire à Monsieur … ;
donne acte au demandeur de ce qu’il limite son recours au seul volet de la décision ministérielle lui refusant l’octroi du statut de réfugié ;
au fond, le déclare justifié, partant par réformation de la décision ministérielle du 20 juin 2023, reconnaît à Monsieur … le statut de réfugié et renvoie l’affaire devant le ministre actuellement compétent en prosécution de cause ;
condamne l’Etat aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique du 3 juin 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 juin 2024 Le greffier du tribunal administratif 9