Tribunal administratif N° 50423 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50423 2e chambre Inscrit le 6 mai 2024 Audience publique du 6 juin 2024 Recours formé par Monsieur …, alias …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50423 du rôle et déposée le 6 mai 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan Fatholahzadeh, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Afghanistan) et être de nationalité afghane, alias …, déclarant être né le …, actuellement assigné à résidence à …, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, du 25 avril 2024 de le transférer vers la Croatie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 mai 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne Walch en sa plaidoirie à l’audience publique du 23 mai 2024, Maître Ardavan Fatholahzadeh s’étant excusé.
Le 6 décembre 2023, Monsieur …, alias …, ci-après désigné par « Monsieur … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire -
section …, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée dans la base de données EURODAC le même jour révéla que Monsieur … avait déposé des demandes de protection internationale en Suisse le 12 octobre 2023, ainsi qu’en Croatie le 15 septembre 2023.
Le 12 décembre 2023, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de 1détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 27 décembre 2023, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités croates en vue de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 10 janvier 2024 sur le fondement de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III.
Par décision du 25 avril 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Croatie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 6 décembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 20(5) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Croatie qui est l'Etat membre tenu de vous reprendre en charge.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 6 décembre 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 12 décembre 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 6 décembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière croate et introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 15 septembre 2023 et que vous avez introduit une demande en Suisse en date du 12 octobre 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 12 décembre 2023.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités croates en date du 27 décembre 2023, demande qui fut acceptée par lesdites autorités croates en date du 10 janvier 2024, sur base de l'article 20(5) du règlement DIII.
22. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est tenu d'achever le processus de détermination de l'Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 20(5) du règlement DIII, l'Etat auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29, et en vue d'achever le processus de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen de la demande de protection internationale - de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre pendant le processus de détermination de l'Etat membre responsable.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 6 décembre 2023 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière croate et introduit une demande de protection internationale en Croatie en date du 15 septembre 2023 et que vous avez introduit une demande en Suisse en date du 12 octobre 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Afghanistan en mars 2023 en traversant initialement l'Iran et la Turquie. Par la suite, vous auriez traversé la Bulgarie et la Serbie avant de vous rendre en Croatie, où vous affirmez avoir été contraint de fournir vos empreintes digitales aux autorités croates, bien que vous n'ayez pas introduit de demande de protection internationale. Après cette étape, vous auriez quitté la Croatie en direction de la Suisse, puis vous auriez traversé la France. Finalement, vous auriez pris un train en direction du Luxembourg, où vous déclarez être arrivé le 6 décembre 2023.
3Lors de votre entretien Dublin III en date du 12 décembre 2023, vous avez mentionné que vous auriez un problème des yeux. Cependant, vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Croatie qui est l'Etat membre tenu de vous reprendre en charge.
Rappelons à cet égard que la Croatie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Croatie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Croatie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Croatie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Croatie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires croates.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Croatie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons 4humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Croatie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Croatie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Croatie en informant les autorités croates conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités croates n'ont pas été constatées. […] ».
Par courrier du 3 mai 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités croates pour les informer que la date limite du transfert de Monsieur … devait être prolongée jusqu’au 10 juillet 2025 sur base de l’article 29, paragraphes (1) et (2) du règlement Dublin III au motif que l’intéressé avait disparu (« absconded »).
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 6 mai 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 25 avril 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur, après avoir exposé les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que retranscrits ci-avant, reproche une violation de la loi et des règlements communautaires, sinon une erreur manifeste d’appréciation des faits au ministre, en ce que ce serait à tort que ce dernier aurait conclu que la Croatie est l’Etat responsable du traitement de sa demande de protection internationale.
Après avoir relaté l’itinéraire qu’il aurait parcouru pour rejoindre le Luxembourg, le demandeur explique avoir été arrêté par la police croate et avoir été victime de mauvais traitements et d’humiliations. Il expose, à cet égard, (i) ne pas avoir reçu « de repas » pendant 48 heures, (ii) que l’accès à un médecin lui aurait été refusé, de sorte qu’il serait « resté dans ses selles » pendant 36 heures et (iii) qu’il aurait dû signer des documents lui remis par des 5policiers afin d’avoir accès à de la nourriture. Après que les « formalités administratives » dans son chef auraient été enregistrées, la police l’aurait menotté et placé dans un train en indiquant au contrôleur dudit train de ne pas vérifier son titre de transport, alors qu’il n’en aurait pas possédé et ce afin d’être sûr qu’il quitte la Croatie.
Le demandeur affirme, dans ce contexte, craindre qu’en cas de retour en Croatie, il serait renvoyé vers l’Afghanistan où il risquerait de subir des actes de persécution, sinon des traitements inhumains et dégradants, voire la peine de mort en raison de la prise de pouvoir des talibans, tout en avançant que les conditions d’accueil en Croatie seraient extrêmement précaires, eu égard à la rétention/garde à vue qu’il y aurait vécues.
En droit, Monsieur … se prévaut, en premier lieu, d’une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », et d’une violation des articles 3 et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».
Il cite, à cet égard, l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, en expliquant qu’il aurait été contraint de donner ses empreintes en Croatie, ce qui aurait été considéré comme une introduction d’une demande de protection internationale par les autorités dudit pays. Eu égard au traitement qu’il y aurait subi par lesdites autorités, il n’aurait eu d’autre choix que de fuir la Croatie, et cela « avec la collaboration des policiers croates » qui auraient voulu « se débarrasser » de lui et s’assurer qu’il quitte le territoire croate. Il aurait ensuite tenté de se réfugier en Suisse, tentative qui aurait cependant échoué alors que les autorités suisses auraient refusé d’examiner sa demande de protection internationale, de sorte qu’il aurait introduit une demande de protection internationale au Luxembourg, craignant d’être renvoyé en Croatie.
Etant donné que les autorités croates considéreraient qu’il aurait explicitement retiré sa demande de protection internationale déposée en Croatie, il existerait un risque que sa « demande de protection internationale en Croatie » soit considérée comme une nouvelle demande qui ne serait pas analysée conformément aux garanties essentielles qui le protègeraient contre un refoulement.
Monsieur … renvoie, dans ce contexte, à une décision du 2 septembre 2022, A16K3603/22, rendue par le « Verwaltungsgerichthof Stuttgart » (Allemagne), ainsi qu’à deux décisions prises le 29 septembre 2022 par le Conseil du Contentieux des étrangers belge, inscrites sous les numéros 278 106 et 278 108 du rôle, et finalement à un arrêt du 13 avril 2022 rendu par « le tribunal de district de La Haye » (Pays-Bas), auxquels il entend se rallier.
Le demandeur se prévaut ensuite d’un article de l’organisation non-gouvernementale « Human Rights Watch » du 3 mai 2023 intitulé « Croatie : Refoulements réguliers et violents à la frontière – L’UE ferme les yeux sur la brutalité routinière envers les migrants et les demandeurs d’asile » et conclut qu’il en résulterait que les autorités croates adopteraient, envers les demandeurs de protection internationale, un comportement violant les instruments internationaux censés protéger les droits de l’Homme, respectivement l’article 3 de la CEDH et l’article 4 de la Charte.
Le demandeur réitère, dans ce contexte, que lors de son séjour en Croatie, il aurait été privé de nourriture pendant 48 heures et de la visite d’un médecin, alors qu’il aurait souffert de problèmes digestifs et qu’il n’aurait eu accès à de la nourriture que sous condition de signer des documents lui soumis par des policiers croates.
6 Il avance encore craindre de se faire rapatrier dans son pays d’origine par les autorités croates sans que ses droits n’aient, au préalable, réellement été examinés par « les » autorités, de sorte à être exposé, en Afghanistan, à un risque de traitements graves et inhumains, voire d’y perdre la vie. Il ne ressortirait, d’ailleurs, pas de son dossier administratif que les autorités ministérielles luxembourgeoises auraient procédé à une quelconque vérification préalable à la prise de la décision litigieuse pour s’assurer de l’absence d’un risque dans son chef d’être exposé à un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 CEDH et de l’article 4 de la Charte. Il se réfère à cet égard, à trois arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », ainsi qu’à un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », pour soutenir que les juges européens s’opposeraient à l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle l’Etat membre, désigné comme responsable en vertu du règlement Dublin III, respecterait les droits fondamentaux de l’Union européenne. Le demandeur cite encore, dans ce contexte, un article de janvier 2023 émis par « Protecting Rights at Borders », intitulé « Beaten, punished and pushed back », exposant que la Croatie aurait commis de nombreuses violations des droits de l’Homme et qui viendrait ainsi appuyer ses craintes de faire l’objet de mauvais traitements en cas de retour dans ce pays et d’y risquer un refoulement vers l’Afghanistan.
En deuxième lieu, le demandeur conclut à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, alors qu’il craindrait, en cas de transfert en Croatie et eu égard aux explications qu’il viendrait de fournir, « un renvoi automatique » vers l’Afghanistan, du fait que sa demande de protection internationale ne serait pas examinée conformément aux règles et garanties européennes en matière de protection internationale par les autorités croates.
A cet égard, le demandeur fait état d’un arrêt de la CourEDH du 20 juillet 2010, dans une affaire N. c. Suède, aux termes duquel il aurait été décidé que l’expulsion vers l’Afghanistan d’une demanderesse d’asile déboutée afghane serait contraire à l’article 3 de la CEDH. Dans ce même contexte, il se réfère encore à un communiqué de presse du greffier de la CourEDH, relatif à un arrêt de ladite Cour du 21 octobre 2014, devenu définitif en date du 21 janvier 2015 (requête n°16643/09), ayant souligné que, sous l’angle de l’article 13 de la CEDH consacrant le droit à un recours effectif, combiné à l’article 3 de ladite Convention, il appartiendrait à l’Etat qui procède au refoulement de s’assurer, même dans le cadre du système de Dublin, que le pays de destination offre des garanties suffisantes permettant d’éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers son pays d’origine sans une évaluation des risques y encourus par celle-ci.
Or, le demandeur avance qu’il existerait un risque sérieux que sa demande de protection internationale ne soit pas traitée dans les conditions conformes à l’ensemble des garanties exigées par les règles communautaires, de sorte que la décision ministérielle aurait été prise en violation des articles 2, 3 et 13 de la CEDH.
Compte tenu de l’existence du risque ci-avant explicité et du risque d’être renvoyé en Afghanistan, le demandeur estime que le ministre aurait dû faire application de l’article 17 du règlement Dublin III.
Finalement, au dispositif de la requête introductive d’instance, le demandeur sollicite l’instauration d’une mesure d’instruction complémentaire afin de déterminer s’il y a « de sérieuses raisons de croire qu’il existe [en Croatie] des défaillances systémiques dans la 7procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable […] au regard de l’article 3, paragraphe 2 du règlement [Dublin III] ».
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il y a d’abord lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais qu’il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est, en l’espèce, basé pour conclure à la responsabilité des autorités croates, dispose que : « L’État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, et en vue d’achever le processus de détermination de l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale, de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre État membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre État membre pendant le processus de détermination de l’État membre responsable.
Cette obligation cesse lorsque l’État membre auquel il est demandé d’achever le processus de détermination de l’État membre responsable peut établir que le demandeur a quitté entre-temps le territoire des États membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre État membre.
Toute demande introduite après la période d’absence visée au deuxième alinéa est considérée comme une nouvelle demande donnant lieu à une nouvelle procédure de détermination de l’État membre responsable. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dans lequel le demandeur a introduit en premier une demande de protection internationale, malgré le fait que ladite demande soit par la suite considérée 8comme ayant été retirée, à moins qu’il soit établi que le demandeur a entretemps quitté le territoire des Etat membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre Etat membre.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer Monsieur … vers la Croatie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat tenu d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Croatie, en ce qu’il y avait introduit une demande de protection internationale le 15 septembre 2023 et que les autorités croates ont accepté de le reprendre en charge en date du 10 janvier 2024 sur le fondement de la même base réglementaire.
C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
A cet égard, si, par son affirmation selon laquelle il aurait donné ses empreintes sous la contrainte, Monsieur … entend contester la compétence de principe de la Croatie pour le traitement de sa demande de protection internationale, il y a lieu de relever qu’en application du mécanisme de détermination de l’Etat responsable prévu par l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, la Croatie est désignée comme étant responsable précisément au motif de l’introduction par le demandeur de sa première demande de protection internationale auprès des autorités croates, cette information ressortant sans équivoque de la consultation de la base de données EURODAC, « système de comparaison des données dactyloscopiques pour aider à la mise en œuvre de la politique de l’Union en matière d’asile »1. Sur base de ces considérations et eu égard à l’acceptation expresse par les autorités croates de reprendre en charge le demandeur sur le fondement de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, le demandeur est, en tout état de cause, en défaut d’établir que les autorités luxembourgeoises auraient fait une application erronée des critères de responsabilité prévus au chapitre 3 du règlement Dublin III. En effet, le règlement Dublin III prévoit des critères objectifs de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale et ledit règlement a été, entre autres, adopté afin d’éviter le « forum shopping », de sorte que le fait que le demandeur affirme ne pas avoir eu l’intention de déposer une demande de protection internationale en Croatie, n’est pas à prendre en considération dans la procédure de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.
Force est ensuite de constater que le demandeur invoque l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi 1 Considérant 37 du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac pour la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) n° 604/2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride et relatif aux demandes de comparaison avec les données d’Eurodac présentées par les autorités répressives des États membres et Europol à des fins répressives, et modifiant le règlement (UE) n°1077/2011 portant création d’une agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.
9que, de manière plus générale, le risque de ne pas y avoir droit à un recours effectif tel que consacré à l’article 13 de la CEDH ainsi que d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 et 4 de la Charte et aux articles 2 et 3 de la CEDH en cas de transfert.
Finalement, le demandeur invoque encore une violation du principe de non-refoulement inscrit à l’article 33 de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », et de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire à l’article 3 CEDH- , auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé2.
A cet égard, le tribunal relève que la Croatie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de 2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
10souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5.
Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
3 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
4 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n°34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
11Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
Le tribunal relève que pour sous-tendre son affirmation selon laquelle il existerait en Croatie des dysfonctionnements graves dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le demandeur s’appuie sur des décisions de juridictions étrangères, à savoir un jugement du « Verwaltungsgerichthof Stuttgart » du 2 septembre 2022, deux décisions du Conseil du Contentieux des étrangers belge du 29 septembre 2022 et une décision rendue par le « tribunal de district de La Haye » le 13 avril 2022. Or, outre le fait que le tribunal n’est pas lié par des jurisprudences émanant de juridictions d’autres pays, il se doit de rejoindre la partie étatique dans son constat que le jugement du 2 septembre 2022 et les deux décisions du 29 septembre 2022 portaient sur des affaires dans lesquelles les juges qui ont été amenés à en connaître n’ont fait que statuer au provisoire et ont ordonné la suspension des transferts prévus vers la Croatie en attendant la prise de jugements au fond. Le tribunal relève encore que l’arrêt du 13 avril 2022 rendu par le « tribunal de district de La Haye » n’avait ordonné la suspension d’un transfert vers la Croatie qu’en raison d’un vice procédural concernant des carences dans l’instruction du dossier en question.
A cela s’ajoute que le demandeur se contente de renvoyer à ces décisions de justice sans mettre d’une quelconque façon en relation les cas particuliers dont ont eu à connaître les juridictions en question avec sa situation personnelle, respectivement avec la situation telle qu’elle existe à l’heure actuelle en Croatie. En effet, les décisions invoquées ont toutes été prises en 2022, donc sur base d’informations qui ne reflètent, qui plus est, plus nécessairement la situation telle qu’elle existe actuellement en Croatie.
Si le demandeur s’appuie encore, hormis les décisions de justice prévisées, sur un article, précité, de l’organisation « Human Rights Watch » intitulé « Croatie : Refoulements réguliers et violents à la frontière – L’UE ferme les yeux sur la brutalité routinière envers les migrants et les demandeurs d’asile » du 3 mai 2023 et sur un article intitulé « Beaten, punished and pushed back » émis par « Protecting Rights at Borders » de janvier 2023, il s’en prévaut pour établir la commission de refoulements systématiques à la frontière croate et des violences policières perpétrées à cette occasion par les autorités croates, incidents dont il n’a toutefois 10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
11 Ibid., pt. 92.
12 Ibid., pt. 93.
12lui-même pas eu à connaître et qu’il ne risque pas non plus de connaître, le demandeur étant placé dans une situation différente de celle de ces migrants en cas d’exécution de la décision déférée, en ce qu’il fera l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de sa reprise en charge par les autorités croates.
Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’affirmation du demandeur dans le cadre de son recours selon laquelle les autorités croates l’auraient placé dans un train sans qu’il ait possédé de titre de transport et ce, afin qu’il quitte le territoire croate, dans la mesure où, d’une part, les agissements des autorités croates ainsi décrits, qui sont, certes, condamnables, ne sauraient être assimilés à des violences policières telles qu’en font état les articles de l’organisation « Human Rights Watch » du 3 mai 2023 et de « Protecting Rights at Borders » de janvier 2023, prémentionnés, et, d’autre part, il ressort du rapport d’audition de Monsieur … du 12 décembre 2023 qu’il avait lui-même la volonté de venir au Luxembourg13.
Enfin, même si certaines des pratiques des autorités croates dénoncées dans les publications invoquées sont condamnables, il n’en reste pas moins qu’au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, ces mêmes publications ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence, à l’heure actuelle, de défaillances systémiques en Croatie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par les articles 3 et 4 de la Charte, respectivement par les articles 2 et 3 de la CEDH.
Il y a ensuite lieu de relever que le demandeur n’apporte pas non plus d’éléments de nature à établir qu’il risquerait personnellement des mauvais traitements en cas de transfert en Croatie, de même qu’il n’apporte pas la preuve que, personnellement, ses droits n’y seront pas garantis, ni qu’il n’aurait aucune possibilité de les faire valoir. Si le demandeur affirme, certes, dans le cadre de son recours, et quant à son vécu en Croatie qu’il « [serait] resté 48 heures sans recevoir de repas […] [q]u’il [aurait eu] besoin de voir un médecin, ce qui lui [aurait été] refusé, de sorte [qu’il serait] resté dans ses selles pendant 36 heures [et] [q]ue la condition pour pouvoir être nourri a[urait] été de signer les documents remis par les policiers » et si, certes, il s’agit d’agissements condamnables, ils ne revêtent toutefois pas un degré de gravité tel qu’ils seraient à qualifier de traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH et des articles 3 et 4 de la Charte.
Le demandeur n’a pas non plus avancé ni lors de l’entretien Dublin III ni dans le recours sous analyse des éléments suffisamment concrets et plausibles tenant à sa situation personnelle de nature à démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités croates avant de le transférer.
13 Page 5 du rapport d’entretien Dublin III.
13 A cela s’ajoute qu’il ne se dégage pas non plus des éléments soumis au tribunal que les autorités croates refuseraient de traiter sa demande de protection internationale, lesdites autorités ayant, au contraire, accepté la reprise en charge du demandeur sur le fondement de l’article 20, paragraphe 5 du règlement Dublin III. Il ne se dégage pas davantage des éléments de la cause que les autorités croates compétentes risquent de violer le droit du demandeur à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles risquent de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par lui dans son pays d’origine, le demandeur n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile n’y serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (« directive Accueil »).
Outre le fait qu’il n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Croatie, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Croatie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Croatie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates14 étant relevé que la Croatie est signataire de la Charte, de la CEDH, du Pacte international des droits civils et politiques, de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que de la Convention de Genève et devrait, à ce titre, en appliquer les dispositions.
Le tribunal constate à cet égard également que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Croatie, voire une demande en ce sens de la part du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Croatie de ressortissants afghans dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile croate qui l’exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et des articles 3 et 4 de la Charte.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile croate est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire aux articles 3 et 4 de la Charte, respectivement aux articles 2 et 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système d’accueil et d’aide croate n’était pas conforme aux normes européennes.
Enfin, quant à une violation, par les autorités croates, du principe de non-refoulement, dont le demandeur se prévaut encore, le tribunal constate tout d’abord que la décision déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de ce dernier, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant 14 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
14souligné que ledit Etat membre, en l’occurrence la Croatie, a reconnu être compétent pour prendre le demandeur en charge.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités croates.
En effet, le demandeur ne fournit pas d’éléments de nature à démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités croates devaient néanmoins décider de le rapatrier vers son pays d’origine en violation des articles 2 et 3 de la CEDH, 3 et 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits, en application de l’article 13 de la CEDH, directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates.
Il ne ressort dès lors pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le transfert du demandeur vers la Croatie l’exposerait à un retour forcé en Afghanistan, qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou qui serait en violation des articles 2, 3 et 13 de la CEDH et 4 de la Charte.
Dans ces circonstances, le tribunal est amené à conclure que le demandeur reste en défaut d’établir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil en Croatie de nature à être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres15, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201716.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 15 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
16 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
15satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge17, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration18.
En l’espèce, le demandeur conclut à une violation de l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, en renvoyant, en substance, à son argumentaire développé à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 2, 3 et 13 de la CEDH, 3 et 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève.
Or, cet argumentaire vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu qu’un transfert du demandeur en Croatie n’est pas de nature à l’exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de la CEDH, de la Charte et de l’article 3, paragraphe 2, alinéa 2 du règlement Dublin III et ne l’exposerait pas à un retour forcé en Afghanistan en violation du principe de non-refoulement.
Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Au vu des considérations qui précèdent et de la solution retenue, il échet de rejeter la demande de Monsieur … formulée au dispositif de sa requête introductive d’instance tendant à l’instauration d’une mesure d’instruction complémentaire.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, juge, 17 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 (3e volet) et les autres références y citées.
18 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 (2e volet) et les autres références y citées.
16 et lu à l’audience publique du 6 juin 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 juin 2024 Le greffier du tribunal administratif 17