Tribunal administratif N° 50611 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50611 4e chambre Inscrit le 18 juin 2024 Audience publique du 5 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50611 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 18 juin 2024 par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, assisté de Maître Elena FROLOVA, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Pakistan), de nationalité pakistanaise, actuellement assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence Kirchberg (SHUK), sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au ministre de l’Immigration et de l’Asile, du 6 juin 2024 de le transférer vers la Lituanie, l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 27 juin 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Elena FROLOVA, en remplacement de Maître Michel KARP, et Monsieur le délégué du gouvernement Vyacheslav PEREDERIY en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 2 juillet 2024.
Le 19 avril 2024, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, service criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion que Monsieur … bénéficie d’un titre de séjour en Lituanie valable jusqu’au 25 octobre 2025.
1En date du 23 avril 2024, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 29 avril 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues lituaniens en vue de la prise en charge de l’intéressé sur base de l’article 12, paragraphe (1) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée sur cette base par lesdites autorités lituaniennes en date du 30 avril 2024.
Par un arrêté du 10 juin 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre ordonna l’assignation à résidence de Monsieur … à la SHUK, pour une durée de trois mois.
Le même jour, Monsieur … se fit notifier en mains propres une décision du ministre du 6 juin 2024, par laquelle il est informé de son transfert, dans les meilleurs délais, vers la Lituanie sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 12, paragraphe (1) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 19 avril 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Lituanie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains, le rapport de Police Judiciaire du 19 avril 2024 et le rapport d'entretien Dublin III du 23 avril 2024 établi dans le cadre votre demande de protection internationale, ainsi que votre passeport pakistanais et votre permis de séjour lituanien en cours de validité.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 19 avril 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac n'a révélé aucun résultat.
2Lors de l'introduction de votre demande de protection internationale au Luxembourg, vous avez remis votre passeport, ainsi que votre permis de séjour lituanien. A la lecture de votre permis de séjour lituanien, il ressort que ce dernier est valable jusqu'au 25 octobre 2025.
Sur base de ces informations, une demande de prise en charge en vertu de l'article 12(1) du règlement DIII a été adressée aux autorités lituaniennes en date du 29 avril 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités lituaniennes en date du 30 avril 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
L'article 12(1) du règlement DIII dispose que, si le demandeur est titulaire d'un titre de séjour en cours de validité, l'Etat membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des documents remis dans le cadre de votre demande de protection internationale que la Lituanie vous a délivré un titre de séjour valable jusqu'au 25 octobre 2025.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Pakistan en avril 2024, lorsque vous auriez pris un vol pour Rome/ Italie après un bref transit par le Qatar. Selon votre passeport pakistanais, vous êtes entré sur le territoire des Etats membres en Italie le 18 avril 2024. Vous déclarez avoir pu entrer sur le territoire des Etats membres en Italie grâce à votre permis de séjour lituanien. De Rome, vous auriez alors immédiatement pris un vol pour le Luxembourg, où vous êtes arrivé le 18 avril 2024 et où vous vous êtes directement présenté aux autorités luxembourgeoises afin de signaler votre volonté d'introduire une demande de protection internationale.
3Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Lituanie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Selon vos dires, vous ne souhaitez pas retourner en Lituanie à cause des difficultés linguistiques et parce que vous n'auriez pas réussi à trouver du travail.
Rappelons à cet égard que la Lituanie est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Lituanie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Lituanie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Lituanie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Lituanie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Lituanie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Lituanie, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités lituaniennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes lituaniennes, notamment judiciaires.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si 4cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Lituanie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Lituanie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Lituanie en informant les autorités lituaniennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités lituaniennes n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 18 juin 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 6 juin 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur, tout en rappelant les rétroactes passés en revue ci-avant, explique avoir, par peur d'y être kidnappé, quitté son pays d'origine, le Pakistan, en date du 28 août 2023 pour se rendre à Dubaï où il aurait séjourné environ 2 mois.
Il aurait alors bénéficié d'un visa étudiant pour la Lituanie, où il serait arrivé le 7 novembre 2023. Or, ayant développé des traumatismes psychologiques en raison de ses conditions de vie dégradantes par le fait de ne pas avoir pu subvenir à ses besoins vitaux, de ne pas avoir trouvé de travail compte tenu du fait qu'il ne comprenait pas le lituanien et de n’avoir pu bénéficier d'aucune aide étatique, il aurait été obligé de résilier son contrat d'études pour repartir au Pakistan.
5En avril 2024, il aurait à nouveau quitté le Pakistan par avion, par le biais du Qatar, à destination de l’Italie, d’où, grâce à son permis de séjour lituanien, il aurait pris l’avion pour le Luxembourg le 19 avril 2024.
Le demandeur affirme avoir précisé, lors de ses entretiens, avoir subi des traitements inhumains et dégradants en Lituanie, de sorte que son état de santé s'y serait dégradé, de même qu’il serait tombé malade à maintes reprises depuis son arrivée au Luxembourg, ce qui l’aurait amené à demander d'être traité par un psychiatre pour ses diverses pathologies mentales, un nouveau bilan de santé étant prévu pour le 18 juin 2024.
Finalement, le demandeur donne à considérer que son permis de séjour lituanien, initialement valide jusqu'au 25 octobre 2025, aurait été annulé en date du 5 février 2024 par les autorités lituaniennes.
En droit, le demandeur estime que le ministre, dans sa décision du 6 juin 2024, aurait tiré des « conclusions actives » concernant sa situation sans prendre en considérations les faits évoqués, à savoir qu’il souffrirait, depuis son séjour en Lituanie, de solitude et de problèmes psychiques en raison des conditions d'existence en Lituanie d’un degré de pénibilité et de gravité intense, craignant ainsi que le fait de s’y retrouver de nouveau nuirait gravement à sa santé et notamment à son état psychologique.
Il conclut tout d’abord à une violation des articles 1er et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », ainsi que l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », dans la mesure où son transfert vers la Lituanie entraînerait pour lui un risque de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que ce pays ne l’aurait pris en charge ni matériellement ni psychologiquement, le demandeur estimant qu’un simple examen médical aurait pu révéler son état de santé déréglé aux autorités lituaniennes.
Ensuite, le demandeur conclut à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en invoquant l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Lituanie, défaillances qui seraient de nature à entraîner des traitements inhumains et dégradants dans son chef.
En effet, malgré le fait que la Lituanie serait partie à de nombreuses conventions internationales, telles que citées par la décision déférée, la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil européen aurait signalé, dans sa déclaration du 24 avril 2023, qu'elle aurait reçu des rapports inquiétants sur la méthode employée et les violations des droits humains commises à l'encontre des migrants par les autorités lituaniennes, et notamment des violences commises à l'encontre des migrants dans le contexte de refoulements à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie.
La Lituanie aurait également signé de nombreux accords avec une série de pays tiers pour simplifier les retours de migrants déboutés du droit d'asile et plus particulièrement un accord bilatéral de réadmission avec le Pakistan depuis le 7 octobre 2010.
6Finalement, la Lituanie ne lui aurait pas garanti un accès au traitement médical spécifique dont il aurait eu besoin, tout en le laissant démuni et sans aucune aide, le demandeur estimant que le manque d'assistance médicale ainsi que ses conditions d'existence déplorables auraient atteint le seuil de gravité requis par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et risqueraient de se reproduire en cas de transfert en Lituanie.
Le demandeur invoque encore, dans ce contexte, une violation du principe de non-
refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, désignée ci-après par « la Convention de Genève », en argumentant que son transfert vers la Lituanie constituerait un refoulement au sens de cette disposition, alors qu’il y courrait le risque d’être exposé à des conditions matérielles d’hébergement inhumaines et dégradantes.
Il reproche, par ailleurs, au ministre d’avoir pris sa décision avec précipitation et sans qu’un examen médical minutieux de son état de santé physique et morale n’aurait été effectué, et ce en violation de l’article 28, paragraphe (2) de la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par la « loi du 29 août 2008 ».
Le demandeur donne, par ailleurs, à considérer que la décision déférée serait constitutive d’une violation de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976, ci-après désigné par le « PIDESC », lequel prévoirait le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre.
Finalement, au vu de ce qui précède et au regard notamment de son cas spécifique, il estime que ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté telle que prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, le tribunal rappelle qu’il n’est pas tenu par l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
Le tribunal relève ensuite qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
7 L’article 12, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités lituaniennes pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « Si le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale d’un demandeur est celui qui lui a délivré un titre de séjour dès lors que ce titre de séjour est toujours en cours de validité.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Lituanie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale, a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Lituanie ayant délivré un titre de séjour en cours de validité et que les autorités lituaniennes ont expressément accepté sa prise en charge sur cette base en date du 30 avril 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur ne conteste ni la compétence de principe des autorités lituaniennes, ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, - le demandeur ne tirant aucune conséquence en droit de son affirmation non valablement établie que son titre de séjour lituanien lui aurait été retiré en date du 5 février 2024 -, mais fait plaider que son transfert vers la Lituanie serait de nature à violer les articles 1 et 3 de la CEDH, l’article 4 de la Charte, les articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 et 17 du règlement Dublin III, l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’article 28, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008 et l’article 12 du PIDESC.
Il y a d’abord lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne tout d’abord le moyen ayant trait à la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci dispose comme suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la 8détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, équivalent à l’article 3 de la CEDH.
A cet égard, le tribunal relève que la Lituanie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats membres, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il y a lieu d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Le tribunal est encore amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
9jurisprudence des juridictions administratives2, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE3, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt du 16 février 20174.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur de protection internationale, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20195 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine6. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant7.
En l’espèce, le demandeur remettant en question cette présomption du respect par la Lituanie des droits fondamentaux, puisqu’il fait état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Lituanie, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
En effet, il échet d’abord de relever que le demandeur n’a pas encore, à ce jour, eu la qualité de demandeur de protection internationale en Lituanie, où il avait auparavant séjourné légalement en tant qu’étudiant et à ses propres frais, de sorte qu’il ne saurait faire état d’y avoir déjà subi des défaillances systémiques dans le cadre de l’accueil des demandeurs de protection internationale.
Il en va ainsi du prétendu refus de prise en charge médicale en Lituanie, d’autant plus qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier que le demandeur aurait effectivement personnellement rencontré des problèmes d’accès aux soins en Lituanie, étant relevé à cet égard 2 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
3 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
5 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
6 Ibid., pt. 92.
7 Ibid., pt. 93.
10qu’il n’en a fait mention ni dans le rapport de la police du 19 avril 2024, ni dans le cadre de son entretien Dublin III du 23 avril 2024, où il s’est limité à déclarer qu’il se porterait bien, mais qu’il serait stressé, de même qu’il aurait quitté la Lituanie pour des raisons financières et linguistiques.
Même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale, au système de santé lituanien, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités lituaniennes, voire devant les instances européennes en usant les voies de droit internes, voire européennes adéquates.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers la Lituanie par le biais de la communication aux autorités lituaniennes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Si le demandeur fait encore état de l’existence en Lituanie d’un phénomène de refoulement à la frontière biélorusse, force est cependant de relever que, d’un côté, le demandeur ne risquera pas de se retrouver dans une telle situation en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’il aura fait l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de sa prise en charge par les autorités lituaniennes et que de l’autre côté, au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, de telles pratiques, certes condamnables, ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Lituanie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement par l’article 3 de la CEDH.
En ce qui concerne ensuite le moyen du demandeur tiré, dans ce contexte, d’une prétendue violation par le ministre du principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève, au motif que son transfert vers la Lituanie constituerait un refoulement au sens de ladite disposition, il échet d’abord de rappeler que cet article s’applique à la situation d’expulsion ou de refoulement d’un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, situation dans laquelle Monsieur … ne 11se trouve pas, alors que la décision de transfert prise à son encontre s’analyse en un transfert vers un autre Etat membre, bénéficiant, qui plus est, de la présomption du respect des droits fondamentaux, présomption qui n’est pas, tel que relevé ci-avant, renversée par le demandeur en l’espèce.
S’agissant ensuite, dans ce contexte, de l’affirmation du demandeur suivant laquelle il risquerait d’être exposé, en tant que demandeur de protection internationale, à des conditions d’accueil inhumaines et dégradantes en Lituanie, force est au tribunal de rappeler que ce dernier est resté en défaut de lui soumettre des éléments suffisants susceptible de prouver l’existence d’un tel risque. Par ailleurs, même à admettre que le demandeur ne puisse pas bénéficier, en tant que demandeur de protection internationale en Lituanie, d’un accès à des soins médicaux, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités lituaniennes, en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.
Partant, le tribunal se doit de conclure qu’il ne se dégage pas à suffisance des éléments soumis à son appréciation que le transfert du demandeur vers la Lituanie serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève.
Il suit de ces considérations que le moyen tenant à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III en ce que le transfert du demandeur risquerait de ce fait un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, encourt le rejet.
Néanmoins, il convient encore de relever, dans ce cadre, que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable8.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte9, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant10.
Il ne se dégage cependant pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017, précité, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de 8 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96 10 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
12cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive Accueil sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves: « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats ». Elle a retenu ensuite que « (…) dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…)11 ».
La CJUE a souligné que dans une telle situation il appartient alors à ces autorités « d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé » et qu’en particulier « lorsqu’il s’agit d’une affection grave d’ordre psychiatrique, de ne pas s’arrêter aux seules conséquences du transport physique de la personne concernée d’un État membre à un autre, mais de prendre en considération l’ensemble des conséquences significatives et irrémédiables qui résulteraient du transfert » et que dans ce cadre, « les autorités de l’État membre concerné doivent vérifier si l’état de santé de la personne en cause pourra être sauvegardé de manière appropriée et suffisante en prenant les précautions envisagées par le règlement Dublin III et, dans l’affirmative, mettre en œuvre ces précautions »12, tout en relevant que suivant la jurisprudence de la CourEDH « l’article 3 de la CEDH n’oblige, en principe, pas un État contractant à s’abstenir de procéder à l’éloignement ou à l’expulsion d’une personne lorsque celle-ci est apte à voyager et à condition que les mesures nécessaires, appropriées et adaptées à l’état de la personne soient prises à cet égard »13.
La CJUE s’est, par ailleurs, référée à la jurisprudence de la CourEDH suivant laquelle, s’agissant de circonstances dans lesquelles les difficultés d’ordre psychiatrique que connaît un demandeur d’asile révèlent chez celui-ci des tendances suicidaires, le fait qu’une personne dont 11 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 74 et 75.
12 Ibidem, points 76 et 77.
13 Ibidem, points 78.
13l’éloignement a été ordonné fait des menaces de suicide n’astreint pas l’Etat contractant à s’abstenir d’exécuter la mesure envisagée s’il prend des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation.
La CJUE a encore relevé la coopération entre l’Etat membre devant procéder au transfert et l’Etat membre responsable afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert, l’Etat membre procédant au transfert devant s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’Etat membre responsable, les articles 31 et 32 du règlement Dublin III imposant, en effet, à l’Etat membre procédant au transfert de communiquer à l’Etat membre responsable les informations concernant l’état de santé du demandeur d’asile qui sont de nature à permettre à cet Etat membre de lui apporter les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels.
Ainsi, ce n’est que dans l’hypothèse où la prise de précautions de la part de l’Etat membre procédant au transfert ne suffirait pas, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, à assurer que le transfert de celui-ci n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, qu’il incomberait aux autorités de l’Etat membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de cette personne, et ce aussi longtemps que son état la rend inapte à un tel transfert.
Il appartient dès lors au tribunal, compte tenu des développements du demandeur à cet égard, de vérifier si l’état de santé de celui-ci présente une gravité telle qu’il y a de sérieux doutes de croire que son transfert entrainerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH14.
A cet égard, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments du dossier, et plus particulièrement des deux ordonnances médicales du Dr N.R du 18 juin 2024, versés au débat par le demandeur que l’état de santé de celui-ci serait tel que son transfert vers la Lituanie risquerait de ce seul fait, de violer les articles 3 de la CEDH, respectivement 1 et 4 de la Charte, étant donné qu’il a d’ailleurs été retenu ci-avant que le demandeur ne saurait d’ores et déjà raisonnablement affirmer ne pas avoir accès à des soins médicaux en Lituanie.
Dans ces circonstances et au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, le moyen fondé sur une violation des articles 3 de la CEDH et 1er et 4 de la Charte, pris isolément, est également à rejeter pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne l’argumentation du demandeur basée plus particulièrement sur son reproche suivant lequel le ministre aurait pris la décision litigieuse sans avoir procédé à un examen minutieux de son état de santé et ce en violation de l’article 12 PIDESC, lequel consacre notamment « le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre », le tribunal relève, tel que retenu ci-avant, que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Lituanie des soins médicaux dont il pourrait avoir besoin, et notamment d’un traitement psychiatrique, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers ledit article 12.
14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
14Il s’ensuit que le moyen fondé sur une violation par la décision ministérielle déférée de l’article 12 du PIDESC est, à son tour, à rejeter pour ne pas être fondé.
La même conclusion s’impose en ce qui concerne le moyen relatif à une violation de l’article 28, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008, alors que le tribunal se doit de relever que ledit article ne trouve pas application en l’espèce, dans la mesure où cette disposition de santé publique ne concerne que le bénéficiaire du droit de séjour, qui peut être soumis à un examen médical par le ministre, situation étrangère à celle du demandeur, de sorte que ce moyen encourt également le rejet.
En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201715. Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge16, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration17.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH, respectivement 1 et 4 de la Charte, ainsi qu’à l’article 33 de la Convention de Genève, l’article 12 du PIDESC et l’article 28, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation qu’il estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.
En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
16 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
17 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
15 Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 5 juillet 2024 par :
Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Olivier Poos Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 5 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 16