Tribunal administratif N° 50639 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50639 3e chambre Inscrit le 25 juin 2024 Audience publique du 9 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50639 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 25 juin 2024 par Maître Marlène AYBEK, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Ethiopie) et être de nationalité éthiopienne, demeurant à la structure d’hébergement d’urgence Kirchberg (SHUK), sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 7 juin 2024 de le transférer vers l’Autriche, l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 4 juillet 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en sa plaidoirie à l’audience publique du 9 juillet 2024.
Le 4 décembre 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction de l’Immigration, une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg, occasion à laquelle il déclara avoir franchi la frontière de l’espace Schengen en date du 29 mars 2023 en voyageant en Autriche moyennant un visa délivré par les autorités autrichiennes.
Il ressort ensuite d’un rapport de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, n° …, du 23 février 2024 que suite à une demande de renseignement via le « Secure Information Exchange Network Application » (SIENA) des autorités luxembourgeoises en date du 18 février 2024, les autorités autrichiennes les ont 1informé qu’ils avaient délivré à Monsieur … un visa étudiant d’une validité du 1er mars 2023 au 1er mars 2024.
Le 27 février 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues autrichiens en vue de la prise en charge de l’intéressé sur base de l’article 12, paragraphe (2) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », demande qui fut acceptée par lesdites autorités autrichiennes en date du 22 mars 2024 sur base de l’article 12, paragraphe (4) du même règlement.
Par décision du 7 juin 2024, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée le 10 juin 2024, le ministre informa Monsieur … de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Autriche sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 4 décembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Autriche qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains les rapports de Police Judiciaire des 4 décembre 2023 et 23 février 2024. En mains également le document des autorités judiciaires de votre pays d'origine, daté du 28 mai 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 4 décembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que l'Autriche vous a délivré un visa étudiant, valable du 1er mars 2023 au 1er mars 2024.
Sur cette base, une demande de prise en charge sur base de l'article 12(2) du règlement DIII a été adressée aux autorités autrichiennes en date du 27 février 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités autrichiennes en date du 22 mars 2024, sur base de l'article 12(4).
2. Quant aux bases légales 2 En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité de l'Autriche est acquise suivant l'article 12(4) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d'un ou plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d'entrer sur le territoire d'un État membre et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, Il résulte des recherches dans le cadre de votre demande de protection internationale, effectuées par le service de police judiciaire - section criminalité organisée, que l'Autriche vous a délivré un visa étudiant valable du 1er mars 2023 au 1er mars 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Ethiopie en avion vers Vienne/Autriche en date du 29 mars 2023, muni de votre visa autrichien. Vous auriez étudié à l'Université … à … pendant sept mois avant de quitter l'Autriche pour vous rendre en France. Vous avez déclaré avoir quitté l'Autriche à la suite des nouvelles que vos parents étaient décédés en Ethiopie.
Vous auriez ensuite passé cinq semaines dans les rues de Paris avant de partir au Luxembourg.
Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Autriche qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Autriche est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
3Il y a également lieu de soulever que l'Autriche est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Autriche profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Autriche est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Autriche sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Autriche revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Autriche, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités autrichiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes autrichiennes, notamment judiciaires.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait 4amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Autriche, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Autriche, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère être nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Autriche en informant les autorités autrichiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités autrichiennes n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 25 juin 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 7 juin 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur explique avoir quitté son pays d’origine, en y laissant son épouse et enfant, moyennant un visa étudiant qu’il se serait vu délivrer pour l’Autriche où il se serait rendu pour y effectuer ses études. Quelques mois après son arrivée en Autriche, il aurait eu la nouvelle que ses parents auraient été tués et que tant son épouse que leur enfant auraient été mises en détention en juin 2023, raison pour laquelle il aurait « perdu la raison ». Il explique qu’il aurait erré pendant plusieurs semaines, avant d’introduire une demande de protection internationale au Luxembourg, en passant par la France.
Le demandeur met en exergue qu’il serait particulièrement affecté par ces nouvelles concernant sa famille et explique que dans la mesure où il se serait trouvé en Autriche apprenant lesdites nouvelles, nouvelles qui auraient entraîné un traumatisme dans son chef, qu’il éprouverait des idées suicidaires à l’idée de devoir y retourner.
Il souligne encire qu’il serait hospitalisé au … depuis le 21 juin 2024, en raison d’une dégradation de son état de santé.
En droit, le demandeur reproche à la décision déférée d’être le fruit d’une violation de la loi, sinon d’une erreur manifeste d’appréciation des faits, alors que l’Autriche ne serait pas « apte » pour traiter sa demande de protection internationale vu les conditions d’accueil 5extrêmement précaires dans lesquelles y seraient réalisés les examens de protection internationale, l’intéressé précisant encore ne pas y avoir déposé de demande de protection internationale.
Après avoir cité l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le demandeur cite un article de presse intitulé « Annullato provvedimento Dublino : in Austria attuali carenze sistemiche nella procedura di asilo e nell’accoglienza, e rischio detenzione », publié le 8 avril 2024 sur le site internet www.meltingpot.org, duquel il ressortirait que les conditions d’accueil en Autriche seraient en train de détériorer, raison pour laquelle la Cour de Rome aurait constaté des défaillances systémiques dans ledit pays et, dans un arrêt du 13 mars 2024, annulé un transfert dans le cadre du règlement Dublin III vers l’Autriche. L’intéressé cite encore un rapport de l’ « Asylum Information Database », désignée ci-après par « l’AIDA », intitulé « Country Report : Austria », mis à jour en 2021 suivant lequel les personnes transférées dans le cadre d’une procédure Dublin III risqueraient d’être soumises à une mesure de rétention, le demandeur se référant, en ce qui concerne le nombre de personnes se trouvant en rétention en Autriche, à une publication de l’AIDA intitulée « Place of detention Austria », mise à jour le 21 juin 2024. Il fait encore valoir qu’il ressortirait d’un article de presse de l’organisation non-
gouvernementale « Amnesty international », intitulé « Europarat kristisiert Haftbedingungen in Österreich » du 27 juin 2023 que des changements auraient été apportés au système d’enregistrement des demandes à la frontière et aurait entraîné de longues attentes. Il en ressortirait encore, tout comme d’un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, désigné ci-après par « le CPT », intitulé « Report to the Austrian Government on the periodic visite to Austria carried out by the European Committee for the Prevention of Torture an Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) from 23 November to 3 December 2021 », publié par le gouvernement autrichien le 27 juin 2023, ainsi que d’une publication du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, désigné ci-après par « l’UNHCR », intitulé « Le Comité contre la torture clôt les travaux de sa soixante-dix-neuvième session », qu’en Autriche les personnes migrantes sans papiers ou déboutées de leur demande de protection internationale en attente de leur expulsion seraient détenues dans des installations délabrées, vétustes et sales, au risque de ne pas avoir accès à des médicaux ou aides financières, l’Autriche ne respectant, d’après le demandeur, par ailleurs, pas ses engagements en matière de non refoulement.
En ce qui concerne plus particulièrement le risque pour lui, en cas de transfert vers l’Autriche, d’être soumis à une mesure de rétention, le demandeur estime qu’un tel placement en rétention serait contraire aux articles 7 et 8 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), désignée ci-après par « la directive Accueil », alors qu’il y risquerait d’être privé de sa liberté de circulation et qu’aucune disposition ne justifierait le recours à une mesure de placement en rétention à son encontre le temps de l’examen de sa demande de protection internationale, l’intéressé citant, à cet égard, encore un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », C-72/22.
Le demandeur conclut de ce qui précède, qu’il n’y aurait aucune garantie (i) que sa demande de protection internationale serait examinée par les autorités autrichiennes, (ii) qu’il y recevrait les soins adéquats à son état de santé physique et psychologique et que (iii) sa demande serait examinée conformément à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile et respectant la dignité humaine, de sorte que son transfert vers l’Autriche, en l’absence d’une vérification du ministre des conditions de sa prise en charge en Autriche, serait 6constitutif d’une violation des articles 2, 3, et 13 de la CEDH, ainsi que de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
Le demandeur conclut ensuite, de ce qui précède, à une violation de l’article 4 de la Charte des droits des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », tout en rajoutant qu’il serait dans l’incapacité physique et mentale de retourner en Autriche, lieu de son traumatisme et que son transfert constituerait dès lors un traitement inhumain et dégradant de ce fait.
De même, le demandeur fait valoir que, sur base de l’ensemble des considérations qui précèdent, le refus du ministre de faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III serait disproportionné.
Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire - indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés1.
Le tribunal relève ensuite qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
1 Trib. adm., 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
7L’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités autrichiennes pour prendre en charge Monsieur …, prévoit que « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres. », tandis que le paragraphe (2) dudit article, auquel renvoie le paragraphe (4) précité, prévoit « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, sauf si ce visa a été délivré au nom d’un autre État membre en vertu d’un accord de représentation prévu à l’article 8 du règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas. Dans ce cas, l’État membre représenté est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. » Il suit de ces dispositions que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a délivré au demandeur un visa dont la validité a expiré depuis moins de six mois, aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des Etats membres.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Autriche et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Autriche, Etat qui lui a délivré un visa étudiant d’une validité du 1er mars 2023 au 1er mars 2024.
Il échet à cet égard de constater que, le demandeur ne conteste pas la réunion des conditions de compétence de l’Autriche de connaître de sa demande de protection internationale prévues à l’article précité, de sorte que ses développements tenant au fait qu’il n’aurait pas déposé une demande de protection internationale en Autriche sont à écarter, alors que non seulement une telle condition n’est pas prévue par l’article 12, paragraphes (2) et (4) du règlement Dublin III, mais qu’il ne revient, par ailleurs, pas au tribunal de suppléer la carence des parties dans le développement de leurs moyens et de rechercher lui-même les conclusions en droit qu’ils entendent en tirer.
Il s’ensuit que c’est a priori à bon droit que le ministre a pu, sur base des articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 12, paragraphes (2) et (4), se déclarer incompétent pour connaître de la demande de protection internationale du demandeur et décider de son transfert en Autriche, pays compétent pour connaître de ladite demande.
D’ailleurs, le demandeur considère que son transfert vers ledit pays violerait les articles 2, 3, 13 de la CEDH, 4 de la Charte, 3, paragraphe (2) et 17 du règlement Dublin III.
Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou 8dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
S’agissant de l’existence de défaillances systémiques au sein du système d’accueil autrichien au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et d’une possible violation de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH-, le tribunal est amené à rappeler que l’Autriche est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-
refoulement prévu par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, désignée ci-après par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20193 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine4. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême 2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
3 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
4 Ibid., pt. 92.
9plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant5.
En l’espèce, si le demandeur entend remettre en question la présomption du respect par l’Autriche des droits fondamentaux en faisant état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Autriche telle que décrite par lui atteint le degré de gravité tel requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et des principes dégagés ci-avant.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
En effet, en ce qui concerne d’abord la crainte du demandeur que les autorités autrichiennes n’examineraient pas sa demande de protection internationale, force est de constater que non seulement il ne ressort pas des rapports et articles versés en cause par le demandeur que l’Autriche faillirait à son obligation d’examiner les demandes de protection internationale pour lesquelles elle est responsable en application du règlement Dublin III, mais qu’il résulte encore du courrier du 22 mars 2024 des autorités autrichiennes que ces dernières ont expressément accepté la prise en charge du demandeur sur base dudit règlement, de sorte qu’une défaillance systémique à cet égard en Autriche, sinon un risque personnel et concret pour le demandeur en ce sens, n’est pas établi par ce dernier.
Il ne se dégage pas davantage des éléments de la cause que les autorités autrichiennes compétentes risquent de violer le droit du demandeur à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection internationale ou qu’elles risquent de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par lui dans son pays d’origine, le demandeur n’ayant, en effet, avancé aucun élément concret permettant de conclure que sa procédure d’asile n’y serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive Accueil.
Il reste, en tout état de cause, en défaut d’apporter la preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Autriche ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’auraient en Autriche aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités autrichiennes en usant des voies de droit adéquates, étant encore rappelé que l’Autriche est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.
Le tribunal ne s’est pas non plus vu soumettre un quelconque élément de preuve, tels que notamment des rapports internationaux, relatif aux difficultés prétendument rencontrées de manière générale par les autorités autrichiennes dans le traitement des demandes de protection internationale et dans les conditions d’accueil des demandeurs d’asile.
Ce constat n’est pas énervé par l’affirmation du demandeur suivant laquelle il y aurait eu un changement dans la pratique autrichienne d’enregistrement des demandes de protection 5 Ibid., pt. 93.
10internationale à la frontière, alors que cette pratique concerne les migrants franchissant la frontière autrichienne de manière illégale et souhaitant y déposer une demande de protection internationale, ce qui n’est pas cas du demandeur qui fait l’objet d’une décision de transfert vers l’Autriche.
S’il est certes encore exact qu’il ressort des articles invoqués par le demandeur que les autorités autrichiennes connaissent depuis l’année 2022 une forte augmentation du nombre de réfugiés et qu’elles rencontrent de ce fait des problèmes quant à leurs capacités d’accueil, ce qui implique que les demandeurs de protection internationale risquent de se voir confrontés à des difficultés plus ou moins importantes, suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent, au niveau de l’accès à l’hébergement, ce constat est néanmoins insuffisant pour permettre de retenir de manière générale et à l’heure actuelle l’existence de défaillances systémiques en Autriche, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Autriche seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.
En ce qui concerne plus particulièrement la crainte du demandeur de ne pas avoir accès à des soins de santé, le tribunal constate, en ce qui concerne d’abord la santé mentale du demandeur, que ce dernier reste en défaut d’établir la nature de troubles psychologiques desquels il serait atteint ainsi que des traitements qu’il nécessiterait dans ce contexte. En effet, l’intéressé se borne à verser une « Attestation de suivi psychologique » établie par le Service Migrants et Réfugiés de la Croix-Rouge suivant lequel il « a bénéficié d’un suivi psychologique du 28/12/2023 au 19/03/2024 », sans qu’il n’y soit spécifié un quelconque besoin de continuation d’un suivi ou d’un traitement dans le chef du demandeur. Le tribunal constate, par ailleurs, qu’aucune affectation mentale ne résulte des autres pièces médicales versées en cause par le demandeur.
En ce qui concerne ensuite l’état de santé physique du demandeur, s’il ressort certes d’un compte-rendu du docteur … du 19 juin 2024 que le demandeur est atteint du VIH et qu’il est sous traitement du médicament « biktarvy », d’un rapport du même médecin du 10 juin 2024 que l’intéressé est atteint d’une tuberculose latente, ainsi que d’un rapport du docteur …, établi le 21 décembre 2023, que le demandeur présente une « Beginnende Facettenarthrose », celui-ci reste pour autant non seulement en défaut d’établir quelles seraient les conséquences concrètes dans son chef en cas d’absence d’un accès aux traitements nécessités par lui, mais encore d’établir une telle absence d’accès en Autriche. En effet, il ne se dégage d’aucun élément soumis au tribunal que les demandeurs de protection internationale n’auraient pas en Autriche accès à des soins médicaux, la seule référence quant à une telle absence d’accès faite dans le rapport précité du CPT étant relative aux personnes migrantes sans papiers et demandeurs de protection internationale déboutés de leur demande en attente de leur expulsion de l’Autriche, ce qui n’est pas le cas du demandeur, la demande de protection internationale de ce dernier n’ayant pas encore fait l’objet d’un examen de la part des autorités autrichiennes, 11étant encore relevé que le concerné ne fait pas état d’un risque dans son chef de faire l’objet en Autriche d’une mesure d’expulsion.
Ce constat n’est pas énervé par le « certificat de présence » établi le 24 juin 2024 par le … suivant lequel le demandeur y a été hospitalisé depuis le 21 juin 2024, ledit certificat n’établissant pas les raisons médicales de son hospitalisation.
Il s’ensuit que ces développements sont à rejeter.
En ce qui concerne ensuite la crainte mise en avant par le concerné d’être soumis à une mesure de rétention en cas de transfert en Autriche, laquelle serait contraire aux articles 7 et 8 de la directive Accueil, le tribunal relève tout d’abord que l’article 8 de la directive Accueil prévoit expressément la possibilité de soumettre un demandeur de protection internationale, certes sous certaines conditions, à une mesure de rétention. Or, le tribunal constate que, contrairement aux développements du demandeur, il ne résulte pas du rapport précité de l’AIDA que les demandeurs de protection internationale seraient systématiquement soumis à une mesure de rétention en Autriche, ledit rapport citant en effet les conditions légales autrichiennes d’une telle mesure, sans constater pour autant une quelconque contrariété desdites dispositions légales autrichiennes avec la directive Accueil. Il échet, par ailleurs, de constater que si, certes, il ressort dudit rapport que les personnes faisant l’objet d’une procédure Dublin III risquent « frequently » de faire l’objet d’une mesure de rétention en Autriche, cet élément a été pris hors son contexte par le demandeur, alors que cette information est relative aux personnes se trouvant en Autriche en procédure Dublin III en attendant leur transfert vers un Etat membre responsable de leur demande de protection internationale, ce qui n’est pas le cas du demandeur, lequel fait justement l’objet d’une décision de transfert vers l’Autriche et non pas l’inverse.
Il échet, par ailleurs, de constater que les articles et rapports versés par le demandeur n’établissent pas des lacunes dans les conditions de détention des demandeurs de protection internationale en Autriche, les références y relatives ayant encore été citées par le demandeur hors contexte, alors qu’y sont visées les conditions d’hébergement des migrants sans papiers et des demandeurs des protection internationale déboutés de leur demande en attente de leur expulsion, ce qui n’est, tel que relevé ci-avant, pas le cas du demandeur.
Dans la mesure où le demandeur reste, par ailleurs, en défaut d’établir en quelle mesure concrètement il risquerait de faire l’objet d’une telle mesure en Autriche, d’une part, et de quelle façon une telle mesure de rétention, forcément hypothétique à l’heure actuelle, se heurterait aux dispositions relatives aux obligations incombant à l’Autriche en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale, d’autre part, ces développements encourent également le rejet.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») relative à une suspension générale des transferts vers l’Autriche, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Autriche de ressortissants afghans dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile autrichienne qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, étant relevé qu’indépendamment 12du constat que l’article de presse relatif à un arrêt de la Cour de Rome ayant prétendument constaté des défaillances systémiques en Autriche est en italien et n’a pas été traduit dans une des langues officielles du Luxembourg, le tribunal n’est pas tenu par des jurisprudences de juridictions étrangères.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Autriche, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays, de sorte que le moyen afférent est à rejeter.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable6.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte7, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant8.
Or, force est de constater qu’en l’espèce, le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Autriche, étant relevé que le seul fait, à le supposer établi, qu’il se serait trouvé en Autriche au moment d’avoir appris le décès de ses parents et la détention de son épouse et enfant, de sorte que l’Autriche serait le lieu qu’il associerait avec ce traumatisme, est insuffisant pour retenir dans son chef l’existence d’un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, étant encore rappelé, tel que relevé ci-avant, que le demandeur reste en défaut d’établir la réalité d’un tel traumatisme, sinon les troubles psychologiques qui en auraient résulté dans son chef.
Il n’établit pas non plus que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Autriche ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Autriche aucun droit ou 6 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier.
2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
7 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
8 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
13aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités autrichiennes en usant des voies de droit adéquates9.
Pour le surplus, il convient de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile autrichien était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités autrichiennes en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système autrichien n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il appartiendrait au requérant de faire valoir ses droits sur base de la directive n° 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités autrichiennes en usant des voies de droit adéquates.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Autriche, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
Dans la mesure où le demandeur reste, par ailleurs, en défaut d’établir en quelle mesure la décision déférée serait contraire aux articles 2 et 13 de la CEDH, ces moyens sont, à défaut d’un quelconque développement y relatif de sa part, également à rejeter, étant rappelé qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer la carence des parties et de rechercher lui-même le raisonnement qui aurait pu se trouver à la base de leurs conclusions.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres10, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt de la CJUE du 16 février 201711.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 9 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
10 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
11 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
14satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge12, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration13.
Or, en l’espèce, il n’apparaît pas que le ministre, en ne faisant pas usage de la simple faculté lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ait commis une quelconque erreur d’appréciation susceptible d’être sanctionnée par la réformation de sa décision, en ce qu'il aurait fait un mauvais usage du pouvoir discrétionnaire qui lui est offert au regard notamment de la situation individuelle du demandeur. En effet, dans la mesure où le tribunal a retenu ci-avant dans le cadre de l’examen de la conformité de la décision entreprise par rapport aux articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, que le demandeur n’avait pas rapporté la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Autriche et que le seul fait d’avoir appris, dans ledit pays la nouvelle du décès de ses parents et de la détention de son épouse et enfant dans son pays d’origine, était insuffisant pour retenir dans son chef un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant en Autriche, il ne saurait, sur base de cette même argumentation, valablement être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale de Monsieur …, alors même que cet examen incombe aux autorités autrichiennes, le contraire constituant, en effet, une façon de procéder qui relèverait du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise justement à éviter.
Ensuite, il y a lieu de relever que le demandeur n’a pas non plus fait valablement état d’un quelconque élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement Dublin III et qui aurait dû amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables du traitement de sa demande de protection internationale.
Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est également à rejeter.
En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;
12 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
13 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
15 dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 9 juillet 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 9 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 16