Tribunal administratif N° 49797 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49797 3e chambre Inscrit le 14 décembre 2023 Audience publique du 10 juillet 2024 Recours formé par Madame …, …, contre une décision de la directrice de l’Agence pour le Développement de l’Emploi en matière d’indemnité de chômage
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 49797 du rôle et déposée le 14 décembre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître David GIABBANI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, demeurant à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision de la directrice de l’Agence pour le Développement de l’Emploi du 22 septembre 2023 portant refus de sa demande en obtention d’une dispense en vue de la création d’entreprise au sens de l’article L.521-9, paragraphe (5) du Code du Travail ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé le 20 février 2024 au greffe du tribunal administratif ;
Vu le mémoire en réplique déposé le 20 mars 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître David GIABBANI au nom de Madame …;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé le 3 avril 2024 au greffe du tribunal administratif ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN en sa plaidoirie à l’audience publique du 7 mai 2024 ;
Vu l’avis du tribunal administratif du 20 juin 2024 prononçant la rupture du délibéré́ et fixant l’affaire pour continuation des débats à l’audience du 2 juillet 2024, afin de permettre aux parties de prendre oralement position quant à la compétence d’attribution du tribunal administratif ;
Vu les pièces versées en cause et plus particulièrement la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport complémentaire et Maître David GIABBANI en sa plaidoirie à l’audience publique du 2 juillet 2024.
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En date du 13 mars 2023, Madame … s'inscrivit comme demandeur d'emploi à l’Agence pour le Développement de l’Emploi, ci-après désignée par « l’ADEM », et, en date du 17 mars 2023, elle introduisit une demande d'octroi des indemnités de chômage complet, demande à laquelle il a été fait droit avec effet au 14 mars 2023.
1Le 12 septembre 2023, Madame … introduisit une demande de dispense en vue de la création d’entreprise telle que prévue à l’article L.521-9, paragraphe (5) du Code du Travail, demande qui fut présentée au comité de pilotage le 20 septembre 2023.
Le 22 septembre 2023, la directrice de l’ADEM informa Madame … du rejet de sa demande de dispense dans les termes suivants :
« […] Par la présente, je me permets de revenir vers vous dans le cadre de votre demande de dispense en vue de la création d'entreprise.
En date du 21 septembre 2023, vous avez été informée que votre demande de dispense a été refusée au motif qu'elle a été faite hors délai.
En effet, aux termes de l'article L.521-9 § 5 du Code du travail, cette demande doit être introduite et accordée au plus tard avant la fin du sixième mois d'indemnisation par le demandeur d'emploi indemnisé.
Votre droit à l'indemnité de chômage a commencé à courir à partir du 14 mars 2023, de sorte que la fin de votre sixième mois d'indemnisation se situait au 14 septembre 2023.
Le 12 septembre 2023, vous avez envoyé un courriel avec les documents nécessaires pour demander la dispense pour la création de votre entreprise. Par conséquent, votre dossier a été présenté au comité de pilotage, qui a eu lieu en date du 20 septembre 2023, donc après le 14 septembre 2023.
Le refus de la demande de dispense est donc justifié au vu de l'article L. 521-9 § 5 du Code du travail, alors que votre demande n'a pas été introduite et accordée avant la fin du sixième mois d'indemnisation, soit avant le 14 septembre 2023.
Contre la présente décision de la directrice de l’Agence pour le développement de l’emploi un recours en annulation devant le Tribunal administratif est admissible au titre de l’article 2 de la loi du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif. […] ».
En date du 25 septembre 2023, Madame … adressa une demande de réexamen de son dossier à la Commission spéciale de réexamen.
Par courrier du 20 novembre 2023, le secrétariat de la Commission spéciale de réexamen informa Madame … que sa demande de réexamen serait irrecevable, alors que ladite commission serait incompétente.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 14 décembre 2023, inscrite sous le numéro 49797 du rôle, Madame … fit introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision précitée de la directrice de l’ADEM du 22 septembre 2023.
Suite à la rupture du délibéré permettant aux parties de s’exprimer sur la question de la compétence d’attribution du tribunal administratif, Maître GIABBANI a, en substance, fait valoir qu’il aurait, dans un premier temps, conclu à la compétence de la Commission spéciale de réexamen ainsi que du Conseil arbitral des assurances sociales, mais qu’il aurait, par la 2suite, au vu de l’indication des voies de recours dans la décision litigieuse et de la missive du 20 novembre 2023 prémentionnée du secrétariat de la Commission spéciale de réexamen, porté les doléances de sa mandante devant le tribunal de céans en introduisant le recours sous analyse.
La partie étatique n’ayant pas été présente à l’audience complémentaire des plaidoiries du 2 juillet 2024, elle n’a pas pris position quant à la question de la compétence d’attribution du tribunal soulevée d’office à travers l’avis de rupture du 20 juin 2024.
Le tribunal est amené à vérifier sa propre compétence d'attribution, laquelle répond à des règles d'organisation juridictionnelle d'ordre public1.
A cet égard, il convient d’abord de rappeler qu’en vertu de l’article 98 de la Constitution révisée, entrée en vigueur le 1er juillet 2023, applicable en ce qui concerne la question de la compétence du tribunal de statuer sur le présent recours « Les juridictions de l’ordre judiciaire ont compétence générale en toute matière, à l’exception des attributions conférées par la Constitution à d’autres juridictions à compétence particulière. », tandis que l’article 99 de la Constitution révisée prévoit que « Le contentieux administratif et fiscal est du ressort des juridictions de l’ordre administratif, dans les cas et sous les conditions déterminés par la loi. ». Il s’agit ici du contentieux administratif au sens strict qui est un contentieux objectif consistant en un procès fait non pas à une partie défenderesse, mais à l’acte, en vue de contester sa conformité au droit objectif.
La Constitution révisée ne définit pas le contentieux administratif, énoncé à son article 99 à l’instar de son prédécesseur : l’article 95bis. Les définitions y relatives résultent de la loi. Or, la loi n’est pas absolument cohérente en la matière. Plus particulièrement en matière sociale et plus précisément encore concernant les prestations d’ordre social, la loi prévoit tantôt que les juridictions judiciaires, dont plus particulièrement les juridictions sociales ou les juridictions du travail, sont compétentes, tantôt que ce sont les juridictions administratives qui le sont2.
En raison de l’échafaudage des articles respectifs 84, 85 et 95bis de l’ancienne Constitution - il s’agit désormais et dans une certaine correspondance des articles 98, 99 et 100 de la Constitution révisée - il n’est pas permis de dire que le Constituant aurait eu l’intention de voir soumettre aux juridictions administratives toutes les décisions émanant d’une autorité administrative. La conséquence en est que si la loi, en dépit des exigences de cohérence primaires, opère une distribution entre les juridictions administratives et des juridictions autres, en l’occurrence les juridictions du travail, cette distinction est à opérer comme telle, sauf argument juridique majeur contraire vérifié3.
Force est de constater qu’en l’espèce la décision déférée porte refus de faire droit à la demande de Madame … de se voir accorder, en vue de la création d’entreprise, une dispense d’accepter, pendant une durée maximale de six mois, tout emploi approprié proposé par l’ADEM, une telle dispense étant prévue à l’article L.521-9, paragraphe (5), alinéa 2 du Code du Travail aux termes duquel :
1 Trib. adm., 28 mai 2001 n°12802 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Compétence, n° 59 et les autres références y citées.
2 LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF EN DROIT LUXEMBOURGEOIS RUSEN ERGEC, mis à jour par FRANCIS DELAPORTE, président de la Cour administrative, Pasicrisie 2023, page 46.
3 Ibidem.
3 « La condition d’être prêt à accepter tout emploi approprié prévue au point 4 de l’article L.521-3 n’est pas applicable pour une durée maximale de six mois au chômeur indemnisé qui, sur demande et après avoir reçu l’accord de l’Agence pour le développement de l’emploi, prépare au cours de la période d’indemnisation la création d’une entreprise ou la reprise d’une entreprise existante, dans laquelle il ne détenait et ne détient pas de parts, sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg dans laquelle il viendra à détenir la majorité du capital. Cette demande doit être introduite et accordée au plus tard avant la fin du sixième mois d’indemnisation par le demandeur d’emploi indemnisé. […] ».
S’il est vrai que ledit article n’attribue pas explicitement compétence aux juridictions sociales pour statuer sur une contestation relative à une décision ayant trait à la dispense y visée il le fait toutefois implicitement dans la mesure où il prévoit au premier alinéa de son paragraphe (5) que « Le refus par le chômeur indemnisé d’un emploi approprié ou d’une mesure active en faveur de l’emploi proposée par les services de l’Agence pour le développement de l’emploi, avant de pouvoir faire l’objet d’un refus ou d’un retrait des indemnités de chômage complet tel que prévu par l’article L.527-1, paragraphe (1), donne lieu à un débat contradictoire entre le conseiller professionnel et le demandeur d’emploi. », et règle ainsi de manière générale le non-respect par un chômeur indemnisé, dont celui sollicitant la dispense prévue à l’alinéa suivant, d’accepter un emploi approprié lui proposé par l’ADEM, ledit article précisant que celui-ci pourra faire l’objet, après débat contradictoire, d’un refus ou d’un retrait des indemnités de chômage complet.
S’impose ainsi la conclusion que la décision de l’ADEM relative à une dispense telle que visée à l’article L.521-9, paragraphe (5) conditionne l’octroi, respectivement le maintien d’octroi de l’indemnité de chômage de la personne sollicitant cette même dispense. Ledit article, en faisant référence à l’article L.527-1 du Code de Travail, attribue dès lors pour le moins implicitement compétence aux juridictions sociales alors que cette même disposition légale institue, en ce qui concerne les décisions y visées et notamment celles portant maintien, refus ou retrait de l’indemnité de chômage prises par l’ADEM, un recours devant la Commission spéciale de réexamen dans un premier temps et, dans un deuxième temps, devant le Conseil arbitral des assurances sociales en prévoyant en ses paragraphes (2) et (3) que :
« (2) Les décisions de refus ou de retrait visées au paragraphe 1er, les décisions de clôture du dossier, de refus d’attribution, de retrait ou de recalcul de l’indemnité compensatoire, les décisions de refus d’attribution, de recalcul, de retrait temporaire ou définitif de l’indemnité professionnelle d’attente et les décisions de refus d’attribution, de retrait, de fixation et d’adaptation de la participation au salaire des travailleurs en reclassement interne ou bénéficiant du statut de personne en reclassement externe prévues au titre V du présent livre sont prises par le directeur de l’Agence pour le développement de l’emploi et peuvent faire l’objet d’une demande en réexamen auprès d’une commission spéciale instituée par le ministre ayant l’Emploi dans ses attributions. […] », « (3) Contre les décisions prises par la commission spéciale un recours est ouvert au requérant débouté et au ministre ayant l’Emploi et le Travail dans ses attributions. Ce recours est porté devant le Conseil arbitral des assurances sociales; il n’a pas d’effet suspensif. […] ».
Il en résulte que le tribunal administratif doit se déclarer incompétent rationae materiae pour analyser le présent recours.
4Cette conclusion n’est pas énervée par le fait que la décision litigieuse prévoit, au titre de l’indication des voies de recours, la possibilité d’introduire un recours en annulation devant le tribunal administratif, et ce, au titre de l’article 2 de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, alors qu’il est patent que l’ADEM ne peut pas, contra legem, à travers une indication des voies de recours, conférer une compétence à une juridiction, au-delà des règles émanant de la loi, qui sont par ailleurs d’ordre public4.
A toutes fins utiles, il convient encore de rappeler que les exigences minimales d’équité comportent que l’administré concerné ne pâtisse pas de cette situation.
L’article 14 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, éminemment applicable également lorsque les juridictions sociales sont compétentes – la compétence juridictionnelle ne représentant en l’occurrence aucun critère pour l’applicabilité dudit article – emporte comme sanction, en cas d’indication erronée, telle celle sous analyse, qu’aucun délai contentieux ne commence à courir. Autrement dit, le délai est suspendu jusqu’à ce qu’il soit définitivement décidé sur la compétence d’attribution de la juridiction mentionnée dans l’indication des voies de recours, tel le cas d’espèce, ou que l’indication des voies de recours soit redressée, opération visiblement non intervenue en l’espèce5.
Il découle dès lors directement de l’article 14 du règlement grand-ducal précité du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, que les délais de recours de Madame … se trouvent suspendus par rapport à la décision de la directrice de l’ADEM du 22 septembre 2023 jusqu’au prononcé du présent jugement.
Eu égard à l’issue du litige, la demande en paiement d’une indemnité de procédure telle que formulée par la demanderesse sur le fondement de l’article 33 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives d’un montant de 1.500 euros est rejetée.
Finalement, il convient de relever qu’en application des dispositions combinées des articles 32 et 54 de la loi précitée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, il y a lieu d’imposer les frais et dépens à l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, alors que le détour par les juridictions de l’ordre administratif n’a été nécessité qu’en raison d’une indication des voies de recours erronée émanant d’une autorité étatique.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent ratione materiae pour connaître du recours en réformation sinon en annulation introduit par Madame … ;
4 Cour adm. 29 mars 2018, n°40851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Compétence n° 60.
5 Cour adm. 29 mars 2018, n°40851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Compétence n° 61.
5rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure telle que formulée par Madame … ;
condamne l’Etat aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 10 juillet 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 6