Tribunal administratif N° 50474 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50474 3e chambre Inscrit le 21 mai 2024 Audience publique du 10 juillet 2024 Recours formé par Madame … et consort, sans domicile connu, contre une décision du ministre des Affaires intérieures, en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50474 du rôle et déposée le 21 mai 2024 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée WH Avocats SARL, établie à L-1630 Luxembourg, 46, rue Glesener, inscrite sur la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B265326, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Ethiopie), agissant en son nom personnel ainsi qu’au nom de son enfant mineur …, né le … à … (Grèce), tous deux de nationalité éthiopienne, sans domicile connu et élisant domicile en l’étude de leur litismandataire préqualifié sise à L-1630 Luxembourg, 46, rue Glesener, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 3 mai 2024 ayant déclaré irrecevables leurs demandes de protection internationale sur le fondement de l’article 28, paragraphe (2), point a) de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 18 juin 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Parina MASKEEN, en remplacement de Maître Frank WIES, et Madame le délégué du gouvernement Sarah ERNST en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 2 juillet 2024.
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Le 3 mai 2024, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 », pour son propre compte ainsi que pour le compte de son fils mineur …, désignés ci-après par « les consorts … ».
Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
1A l’occasion d’une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC par la comparaison des empreintes digitales aux fins de l’application efficace du règlement (UE) 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », il s’avéra que Madame … avait introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 13 juin 2023 et qu’un statut de protection internationale lui y avait été accordé, en date du 25 août 2023. Il s’avéra encore à cette occasion, suite à une recherche dans le téléphone portable de Madame …, sur lequel elle disposait d’une photo d’un document de voyage grec au nom de son enfant …, que ce dernier s’est également vu reconnaître un des statuts de la protection internationale en Grèce.
Toujours en date du 3 mai 2024, Madame … fut entendue par un agent du ministère dans le cadre d’un entretien concernant la recevabilité de sa demande de protection internationale ainsi que de celle de son enfant.
Par décision du même jour, notifiée en mains propres à l’intéressée à la même date, le ministre des Affaires intérieures, ci-après dénommé le « ministre », informa Madame … que sa demande de protection internationale, ainsi que celle introduite au nom de son enfant … seraient irrecevables en application des dispositions de l’article 28, paragraphe (2), point a) de la loi du 18 décembre 2015, au motif qu’ils sont bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce.
Ladite décision est libellée comme suit :
« […] J'ai l'honneur de me référer à vos demandes en obtention d'une protection internationale que vous avez introduites auprès du service compétent du Ministère des Affaires intérieures en date du 3 mai 2024 pour votre propre compte ainsi que pour le compte de votre enfant, …, né le … à …/Grèce, de nationalité éthiopienne.
En mains le rapport « Eurodac », le rapport du Service de Police Judiciaire du 3 mai 2024, votre rapport d'entretien sur la recevabilité de vos demandes de protection internationale du 3 mai 2024, ainsi que les pièces contenues dans votre dossier administratif.
Il ressort des recherches effectuées dans la base de données « Eurodac » que vous, Madame, avez fait l'objet d'une prise de vos empreintes digitales en Grèce suite à une entrée irrégulière dans l'espace Schengen en date du 22 mai 2023 et que vous avez introduit une demande en obtention d'une protection internationale en Grèce en date du 13 juin 2023. Il en ressort en outre qu'une protection internationale vous a été accordée en date du 25 août 2023.
Par ailleurs, des photos repérées sur votre téléphone portable prouvent que vous êtes en possession d'un titre de voyage pour réfugiés grec, valable du 4 octobre 2023 au 3 octobre 2028, ainsi que d'un titre de séjour grec. Pareil pour votre fille qui est titulaire d'un titre de voyage grec valable du 29 février 2024 au 27 février 2027 et d'un titre de séjour grec. Votre titre de séjour grec vous aurait été volé à la gare en Belgique.
Vous déclarez ne pas pouvoir rester en Grèce alors que vous ne recevriez pas d'aide et rien à manger. Vous recevriez uniquement des dons à l'église. Jusqu'à la naissance de votre fille, vous auriez séjourné chez une copine laquelle serait mariée à un ressortissant grec. Par la suite, vous auriez dormi chez « verschiedenen Leuten » (rapport de police page 2). Vous auriez pris un avion depuis la Grèce jusqu'en Belgique où vous auriez pris le train pour venir au Luxembourg.
2Vous prétendez ne pas pouvoir travailler en Grèce alors que vous devriez vous occuper de votre enfant. Vous seriez venue au Luxembourg « damit ich eine Wohnung bekomme und Essen ». Vous voudriez travailler au Luxembourg, ce qui ne vous serait néanmoins pas possible alors que vos documents d'identité auraient été volés. Vous déclarez en outre ne pas avoir reçu en Grèce une aide financière pour votre enfant et pour vous-même. Vous estimez encore « I need a good life. I moved from stress » (entretien page 2). En Grèce, il y aurait par ailleurs beaucoup d'Ethiopiens, pour la plupart d'ethnie Oromo, lesquels vous menaceraient.
Madame, je suis au regret de vous informer qu'en vertu des dispositions de l'article 28 (2) a) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée la « Loi de 2015 »), vos demandes de protection internationale sont irrecevables au motif que le statut de réfugié vous a été accordé par un autre Etat membre de l'Union européenne, en l'occurrence la Grèce.
Or, il ne ressort pas des éléments disponibles que vous ou votre enfant auriez été victimes de traitements inhumains en Grèce au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme (ci-après « la CEDH »), sinon de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la CharteUE ») ou qu'il existe dans votre chef, en cas de retour en Grèce, un risque de faire l'objet de traitements contraires à ces mêmes dispositions. En effet, la Grèce, en tant qu'Etat membre de l'Union européenne est signataire de la CharteUE, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est présumée en appliquer les dispositions. En tout état de cause, vous n'apportez pas la preuve que, dans votre cas précis, vos droits n'auraient pas été ou ne seraient pas garantis en cas de retour en Grèce ou encore que vous n'auriez aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités grecques.
En outre, la finalité d'une demande de protection internationale est d'obtenir par un Etat membre de l'Union européenne une protection lorsque la personne concernée présente une crainte fondée de persécution respectivement de subir des atteintes graves en cas de retour dans son pays d'origine. En l'espèce, il est constant qu'une telle protection par rapport à votre pays d'origine vous a été accordée de sorte qu'a priori, l'introduction d'une nouvelle demande de protection internationale dans un autre Etat membre, en l'occurrence le Luxembourg, n'est pas nécessaire alors que la finalité de la procédure n'est pas de permettre à des personnes, d'ores et déjà titulaires du statut de réfugié, de continuer leur voyage en Europe à la recherche de conditions de vie correspondant à leurs aspirations.
Or, il ressort de manière claire de vos dires que votre arrivée au Luxembourg est motivée par des seules considérations de convenance personnelle, notamment économiques.
Vous déclarez en effet ne pas pouvoir travailler alors que vous devriez vous occuper de votre enfant et que vous seriez venue au Luxembourg pour avoir un logement. Vous voudriez en outre travailler au Luxembourg. Hormis le constat que vous ne voudriez donc pas travailler en Grèce, mais que vous voudriez quand même travailler au Luxembourg, il échet de constater que vous êtes donc venue au Luxembourg avec votre enfant pour des motifs ne s'apparentant, ni de près, ni de loin, à une violation, par les autorités grecques, de l'article 3 de la CEDH ou que vous auriez été soumis par les autorités grecques à des traitements inhumains ou dégradants.
2 3 /4 Il peut également être noté que vous laissez de rapporter la moindre preuve par rapport à vos dires, de même que vous laissez de prouver d'avoir effectué une quelconque démarche de vous trouver éventuellement un logement, sinon de vous trouver un emploi, ni que vous auriez contacté les autorités grecques pour solliciter leur assistance dans ce contexte. Si vous déclarez ne pas avoir trouvé d'emploi en Grèce en raison de votre enfant, vous laissez, d'une part, de rapporter la preuve de vos postulations et des refus que vous auriez reçus, d'autre part, des difficultés pour des monoparentaux pour trouver un emploi ne constituent pas un phénomène grec. Par ailleurs, introduire une demande de protection internationale en tant que bénéficiaire d'une telle protection pour vivre « a good life » et pour ne pas avoir de stress, se résume clairement à vouloir choisir la loi du moindre effort, tout en estimant pouvoir ainsi profiter des avantages sociaux s'offrant, selon vos estimations, au Luxembourg.
Cette même conclusion s'impose en ce qui concerne votre affirmation vague selon laquelle vous seriez menacée en Grèce par des ressortissants éthiopiens d'ethnie Oromo. En effet, d'une part, vous laissez de rapporter la moindre preuve de vos dires, d'autre part, si jamais vous deviez estimer être la victime d'une infraction, il vous appartient de porter plainte auprès des autorités grecques, notamment policières, et de solliciter leur aide ou protection.
En tout état de cause, vous restez en défaut de faire état d'un fait ou événement concret qui laisserait croire à l'existence dans votre chef ou celui de votre enfant d'avoir fait l'objet de traitements contraires à l'article 3 CEDH ou encore que vous seriez à risque réel d'être victimes de tels traitements en cas de retour en Grèce.
A toutes fins utiles, un ressortissant de pays tiers qui souhaite un logement et un travail au Luxembourg a des possibilités légales pour introduire une demande en obtention d'un titre de séjour, l'introduction d'une demande de protection internationale à ces fins étant clairement à qualifier d'abus des procédures prévues en matière de protection internationale.
Le Grand-Duché de Luxembourg ne peut par conséquent pas donner suite à vos demandes qui sont déclarées irrecevables. […] ».
Par arrêté séparé du même jour, notifié à l’intéressée en mains propres le même jour, le ministre déclara irrégulier le séjour de Madame … et de son enfant mineur sur le territoire luxembourgeois, tout en leur ordonnant de se rendre immédiatement vers la Grèce, Etat membre qui leur a délivré un titre de séjour en tant que bénéficiaire de la protection internationale.
Par courrier du 6 mai 2024, les autorités luxembourgeoises firent parvenir une demande de réadmission aux autorités grecques, laquelle fut acceptée par ces dernières par courrier du 13 mai 2024.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 21 mai 2024, inscrite sous le numéro 50474 du rôle, Madame … a, en son propre nom ainsi qu’au nom de son fils mineur …, fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 3 mai 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit expressément un recours en annulation en la matière, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle précitée du 3 mai 2024.
4Il s’ensuit que le tribunal est compétent pour connaître du recours sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été déposé dans les formes et délai prévu par la loi.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse fait valoir que malgré le fait d’avoir obtenu pour elle-même, ainsi que pour son fils le statut de réfugié en Grèce, elle aurait été contrainte de quitter ledit pays ensemble avec ce dernier, alors âgé de 6 mois, alors qu’ils y auraient été privés de logement, de nourriture, d’aides sociales et financières, la demanderesse ajoutant que les seuls dons qu’ils auraient reçus seraient provenus de l’église. Son enfant n’aurait, par ailleurs, pas eu accès aux soins médicaux malgré son bas âge et elle aurait été contrainte de vivre dans un camp pour réfugiés de … à … pendant toute la durée de sa grossesse, la demanderesse précisant que ledit camp serait critiqué pour les conditions d’hygiène y régnant ainsi que du fait que deux personnes y seraient décédées par manque de soins médicaux ou de malnutrition. Elle aurait, par la suite, été hébergée un certain temps chez une amie, puis chez différentes autres personnes et se serait retrouvée sans logement propre.
Suite à l’obtention du statut de réfugié, elle aurait contacté une organisation grecque afin d’être accompagnée dans sa recherche d’un logement et d’un emploi, laquelle n’aurait toutefois pas pu l’aider, alors que son programme s’adresserait uniquement aux bénéficiaires d’une protection internationale disposant de ressources permettant le paiement d’un loyer, ce qui n’aurait pas été son cas, la demanderesse précisant à cet égard qu’elle n’aurait pas obtenu d’aides financières de l’Etat grec et qu’elle se serait trouvée dans l’impossibilité de trouver un emploi, de sorte qu’elle aurait décidé de quitter la Grèce et de venir déposer une demande de protection internationale au Luxembourg dans l’espoir d’y pouvoir bénéficier d’un logement pour elle et son enfant en bas âge.
L’intéressée fait encore valoir que le fait que le ministre lui aurait notifié la décision d’irrecevabilité de sa demande de protection internationale le jour même où elle aurait déposé cette demande témoignerait du fait que les autorités luxembourgeoises n’auraient pas concrètement vérifié auprès des autorités grecques dans quelles conditions elle et son enfant y seraient accueillis en cas de retour.
Elle précise ensuite que si elle et son enfant auraient été logés dans un foyer pour demandeurs d’asile à leur arrivée au Luxembourg, l’Office national de l’Accueil, désigné ci-
par « l’ONA », l’aurait, le jour même, suite à la notification de la décision litigieuse, fait signer un engagement de quitter les lieux, ensemble avec son enfant âgé alors de 7 mois, au plus tard le 7 mai 2024 et qu’il n’aurait été que suite à l’intervention de l’Ombudskomittee fir Jugendlecher a Kanner auprès de l’ONA qu’elle se serait vue émettre un bon d’hébergement d’urgence et aurait été logée à différents endroits depuis le 8 mai 2024.
En droit, la demanderesse précise d’abord que l’article 28, paragraphe (2) de la loi du 18 décembre 2015, sur lequel le ministre se serait basé pour déclarer irrecevables sa demande de protection internationale ainsi que celle de son fils, serait la transposition dans le droit national de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte), désignée ci-après par « la directive Procédure ».
En se prévalant, ensuite, d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », du 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° 5C-163/17 se prononçant sur l’interprétation à donner à l’article 33, paragraphe (2), sous a) de la directive Procédure, elle invoque, après avoir relevé que le principe de confiance mutuelle entre Etats membres ne constituerait qu’une présomption réfragable, une violation des articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, désignée ci-après par « la CEDH », en ce qu’elle et son fils, un enfant en bas âge, n’auraient, en leur qualité de bénéficiaires de la protection internationale en Grèce, en cas de retour, pas d’accès à l’emploi, à l’éducation, à la protection sociale et aux soins tels que prévus par les articles 26, 27, 29 et 30 de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, désignée ci-après par « la directive Qualification » et 17 à 19, 22, 23 et 24 de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, désignée ci-après par « la Convention de Genève », imposant un traitement identique à celui réservé aux ressortissants de l’Etat membre.
Tout en se référant, à cet égard, à un rapport intitulé « Country Report : Greece 2022 Update» de l’ « Asylum Information Database », désigné ci-après « AIDA », pour mettre en avant une absence d’accès aux soins indispensables en Grèce tant pour les demandeurs d’asile que pour les bénéficiaires d’une protection internationale, l’intéressée fait encore valoir qu’elle aurait indiqué lors de son entretien qu’elle n’aurait pas eu accès à une aide financière, qu’elle aurait dû continuer à allaiter son fils, faute de disposer de moyens financiers pour le nourrir d’autre chose et qu’elle ne trouverait pas d’emploi en Grèce, alors qu’elle devrait s’occuper de son fils. Elle précise, par ailleurs, que l’accès aux soins leur aurait été refusé en Grèce.
Après s’être référé à l’arrêt de de la Cour européenne des droits de l’homme, désignée ci-après par « la CourEDH », du 21 janvier 2011, dans lequel la Grèce aurait été désignée d’« exemple prototypique des défaillances systémiques » et aurait été condamnée pour violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, la demanderesse fait valoir qu’il ressortirait du rapport de l’organisation non gouvernementale « Amnesty International », intitulé « La situation des droits humains dans le monde », publié en avril 2024, que la Commission européenne aurait déclenché une procédure d’infraction contre la Grèce pour non-respect du droit communautaire relatif à l’asile et à la migration, ce notamment en raison des obstacles qui empêcheraient les personnes réfugiées de bénéficier d’une protection sociale. Toujours dans ce contexte, la demanderesse relève que la Grèce aurait, par ailleurs, été condamnée par un arrêt récent de la CourEDH, Muhammad c. Grèce, du 4 avril 2023, pour ne pas avoir accueilli dans de bonnes conditions une demandeuse de protection internationale enceinte de six mois, laquelle aurait été contrainte de vivre dans une tente et n’aurait, tout au long de sa grossesse, pas eu accès à des moyens de subsistance, à de bonnes conditions d’hygiène et à des soins.
La demanderesse se réfère encore à divers articles de presse en relation avec la situation des bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce, ainsi qu’à un rapport de l’organisation non gouvernementale « Organisation suisse d’aide aux réfugiés », désignée ci-
après par « l’OSAR », desquels il ressortirait que les personnes bénéficiaires de la protection internationale en Grèce se verraient retirer leur place d’hébergement trente jours après leur obtention de la protection internationale et qu’il n’y existerait aucune prestation sociale dédiée à ceux-ci, l’octroi d’un numéro de sécurité sociale étant, d’après lesdits documents, notamment conditionné par une adresse de correspondance, l’intéressée expliquant de s’être, ensemble 6avec son nourrisson, retrouvée dans une telle situation en Grèce, situation qu’elle qualifie de dénuement matériel extrême et incompatible avec la dignité humaine, et de risquer de s’y retrouver de nouveau en cas de retour.
A cet égard, la demanderesse se réfère encore à deux jugements du tribunal administratif des 6 novembre 2019 et 25 mars 2020, inscrits respectivement sous les numéros de rôle 43536 et 44081, par lesquels deux décisions d’irrecevabilité du ministre de l’Immigration et de l’Asile auraient été annulées au motif que l’accès aux soins médicaux en Grèce ne seraient pas garanti.
En ce qui concerne ensuite plus particulièrement le reproche que le ministre n’aurait pas pris en compte son état de vulnérabilité ainsi que celui de son enfant, la demanderesse met en exergue que la décision litigieuse aurait été prise le jour même auquel elle aurait déposé sa demande de protection internationale, la concernée soulignant encore que l’agent en charge de son entretien auprès du ministère lui aurait, par ailleurs, annoncé déjà au moment dudit entretien qu’il serait envisagé de prendre une telle décision à son encontre. L’intéressée en conclut que le ministre aurait omis de chercher à comprendre les raisons qui l’auraient poussée à quitter la Grèce, et ce en violation du principe de coopération réciproque prévu à l’article 37, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et découlant de l’article 4, paragraphe (1) de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié, et telle que rappelé par un arrêt de la CJUE du 22 novembre 2012, C-277/11, ainsi que par la jurisprudence nationale dans un jugement du tribunal administratif du 6 juin 2014, inscrit sous le numéro 34417 du rôle.
La demanderesse fait plaider, qu’en l’espèce, le risque d’être exposé à des traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Grèce, toucherait avant tout son enfant mineur, alors qu’il tomberait sous le sens que la santé d’un nourrisson de 7 mois risquerait sérieusement d’être affectée si aucun logement n’était disponible.
Outre le reproche que le ministre aurait omis de rechercher s’il existait en cas de retour en Grèce, des solutions d’hébergement d’urgence pour elle et son enfant, la demanderesse estime encore que la décision litigieuse serait contraire à l’intérêt supérieur de son enfant, tel que consacré à l’article 3, point 1 de la Convention internationale des droits de l’enfant, désignée ci-après par « la CIDE ». A cet égard, l’intéressée relève que le ministre aurait eu connaissance de l’absence de logement pour elle en Grèce, alors qu’elle l’en aurait informé et que la charge de la preuve de ses dires ne lui incomberait pas seule, tel qu’il ressortirait également de l’arrêt précité de la CourEDH du 21 janvier 2011 et qu’il lui aurait partant appartenu de s’assurer de ses conditions d’accueil en Grèce auprès des autorités dudit pays. Or, en se basant sur les uniques informations recherchées par son service, sans prendre en compte sa situation personnelle ainsi que celle de son enfant, le ministre aurait violé l’article 37, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, de sorte que la décision encourrait également l’annulation de ce chef.
Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé, alors que, tant la demanderesse que son enfant bénéficieraient du statut de réfugié en Grèce, de sorte que ce aurait été à bon droit que le ministre aurait déclaré irrecevables les demandes de protection internationales de Madame … et de son fils sur base de l’article 28, paragraphe (2), point a) de la loi du 18 décembre 2015.
7Après avoir rappelé le principe de la confiance mutuelle entre les pays de l’Union européenne, ainsi que la jurisprudence européenne afférente, la partie étatique se réfère aux arrêts de la CJUE du 19 mars 2019, affaires C-297/17, C-318/17, C-319/17, C-428/17 et C-
163/17 suivant lesquels le risque sérieux pour un bénéficiaire d’une protection internationale de subir un traitement incompatible avec ses droits fondamentaux dans l’Etat membre qui lui a accordé ce statut, devrait atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité pour qu’une nouvelle demande de protection internationale de sa part soit déclarée recevable dans un autre Etat membre de l’Union européenne, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce.
A cet égard, il estime que les intéressés resteraient en défaut d’établir que l’Etat grec leur aurait refusé un accès aux soins de santé, aux aides sociales, à un hébergement ou un emploi, alors qu’ils se seraient contentés de reproduire des extraits de diverses publications, ainsi que des arrêts de la CourEDH, sans pour autant remettre ces considérations générales en lien avec leur vécu personnel en Grèce. Ainsi, les consorts … n’auraient plus particulièrement pas établi avoir été dans la même situation que la demandeuse en cause dans l’arrêt de la CourEDH, cité par eux, du 4 avril 2023, leurs affirmations de ne pas avoir eu accès à un logement, une aide financière ou encore aux soins de santé restant, par ailleurs, d’après le délégué du gouvernement, à l’état de pures allégations.
Il en conclut qu’il ne serait pas établi, en l’espèce, que les concernés risqueraient en Grèce un traitement inhumain ou dégradant contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
La partie étatique fait encore valoir que les demandeurs auraient déposé une nouvelle demande de protection internationale au Luxembourg pour des raisons de pure convenance personnelle, alors que Madame … aurait indiqué elle-même souhaiter trouver un logement et un travail au Luxembourg, le délégué du gouvernement en concluant qu’elle chercherait à vouloir choisir la « loi du moindre effort ». Dans ce contexte, après avoir mis en exergue que l’affirmation de celle-ci de souhaiter de travailler au Luxembourg serait en contradiction avec son affirmation de ne pas avoir pu travailler en Grèce en raison du fait de devoir s’occuper de son enfant, il relève qu’en tout état de cause, la demanderesse resterait en défaut d’établir concrètement quelles auraient été ses démarches en ce sens en Grèce, respectivement qu’elle resterait en défaut de verser des preuves établissant lesdites démarches.
Ce même constat s’imposerait en ce qui concerne l’allégation de la demanderesse, non reprise dans le cadre du recours sous analyse, tenant à sa crainte de menaces de la part d’autres ressortissants éthiopiens en Grèce, alors qu’elle resterait en défaut d’établir concrètement la réalité d’une telle crainte.
Le délégué du gouvernement estime encore qu’en tout état de cause, la demanderesse n’aurait pas établi qu’ils n’auraient aucune possibilité de faire valoir leurs droits auprès des autorités grecques en usant des voies de droit adéquates.
Ce constat ne serait, par ailleurs, pas contesté par les développements de la demanderesse tenant à son prétendu état de vulnérabilité, le simple fait de ne pas être dans une bonne situation financière, être mère d’un enfant ou être un enfant en bas âge, n’étant, d’après la partie étatique pas suffisant à cet égard. Il précise encore dans ce contexte, que les jugements précités du tribunal administratif des 6 novembre 2019 et 25 mars 2020 ne seraient pas transposables en l’espèce, alors qu’ils auraient concerné un bénéficiaire de protection 8internationale en Grèce qui aurait nécessité des soins de santé spécifiques, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce.
En ce qui concerne ensuite le moyen de la demanderesse tiré d’une prétendue violation de l’article 3, point 1 de la CIDE, ensemble l’article 37, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, le délégué du gouvernement fait d’abord valoir que la charge de la preuve du risque de se retrouver sans logement, sans aide financière et sans accès aux soins médicaux reposerait sur les intéressés et qu’en l’espèce ces derniers se seraient contentés de simplement affirmer un tel risque dans leur chef sans fournir un élément concret en ce sens. Il en conclut qu’il n’aurait pas appartenu au ministre de rechercher si l’enfant de Madame … serait pris en charge en Grèce et plus particulièrement de faire des démarches nécessaires pour leur trouver un logement dans ledit pays.
Le délégué du gouvernement rajoute que le ministre aurait pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant … qui serait précisément de rester auprès de sa mère et ce dans une situation légale en Grèce où ils possèderaient tous deux le statut de réfugié, la partie étatique se référant encore à cet égard à un arrêt de la Cour administrative du 19 octobre 2021, inscrit sous le numéro 46380C du rôle, ainsi qu’à un jugement du tribunal administratif du 3 août 2020, inscrit sous le numéro 44233 du rôle, lesquels seraient transposables en l’espèce. En ce qui concerne, dans le contexte de l’intérêt supérieur de l’enfant, le risque pour l’enfant de la demanderesse de subir en Grèce des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le délégué du gouvernement, réitère ses développements relatifs à l’absence de preuve d’un tel risque dans le chef de la demanderesse et de son fils, alors que la crainte que la santé d’un nourrisson de 7 mois risquerait d’être affectée en cas d’absence de logement en Grèce serait purement hypothétique.
La partie étatique donne encore à considérer qu’il serait loisible à la demanderesse, bénéficiaire d’une protection internationale, de demander l’octroi d’un titre de séjour au Luxembourg.
Finalement, tout en se référant à la jurisprudence administrative en la matière, le délégué du gouvernement réfute encore les développements de la demanderesse relatifs à la directive Procédure, en faisant valoir que, faute d’avoir invoqué une absence de transposition au droit national, sinon une mauvaise transposition, de ladite directive, celle-ci ne serait pas invocable et que les développements y relatifs devraient être rejetés.
Analyse du tribunal Le tribunal relève d’abord qu’il n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés mais il lui appartient de les toiser suivant la logique juridique dans laquelle ils s’insèrent, l’examen de la légalité externe devant précéder celui de la légalité interne.
Dans ces conditions, le tribunal examinera, en premier lieu, les reproches d’ordre procédural soulevés par la demanderesse.
S’agissant, à cet égard, de la violation alléguée du devoir de collaboration que la demanderesse rattache à l’article 37, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 disposant que « (1) Il appartient au demandeur de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande de protection internationale. Il appartient au ministre d’évaluer, en coopération avec le demandeur, les éléments pertinents de la 9demande. », force est de constater que cet article figurant dans la loi du 18 décembre 2015 sous le chapitre 3, intitulé « Des normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés et les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire », n’est pas applicable en l’espèce, alors qu’il vise les hypothèses où le ministre examine le bien-fondé d’une demande de protection internationale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce dans la mesure où la demande de Madame …, ainsi que celle au nom de fils … a été déclarée irrecevable impliquant que le ministre n’a pas examiné le bien-fondé de leurs demandes.
Le moyen afférent est partant rejeté.
En ce qui concerne ensuite la légalité interne de la décision déférée, le tribunal relève qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015, « […] le ministre peut prendre une décision d’irrecevabilité, sans vérifier si les conditions d’octroi de la protection internationale sont réunies, dans les cas suivants:
a) une protection internationale a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne ; […] ».
Il ressort de cette disposition que le ministre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale, sans vérifier si les conditions d’octroi en sont réunies, dans le cas où le demandeur s’est vu accorder une protection internationale dans un autre pays membre de l’Union européenne.
En l’espèce, il est constant en cause que Madame … et son fils se sont vus accorder le statut de réfugié en Grèce en date du 25 août 2023 et qu’un titre de séjour afférent a été octroyé à la demanderesse d’une validité du 25 août 2023 au 24 août 2026, de même qu’à son fils d’une validité du 13 novembre 2023 au 24 août 2026.
Face à ce constat, le ministre a a priori valablement pu déclarer irrecevables les demandes de protection internationale de la demanderesse et de son fils sur le fondement de l’article 28, paragraphe (2), point a), de la loi du 18 décembre 2015.
S’agissant du moyen fondé sur une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le tribunal relève tout d’abord que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1.
Le tribunal relève encore que la CJUE2 vient, dans l’arrêt du 19 mars 2019 invoqué par les demandeurs, de confirmer ce principe selon lequel le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
2 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17, précité.
10de l’Union qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs ou aux bénéficiaires d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH. Il en va ainsi, notamment, lors de l’application de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive Procédures aux termes duquel : « 2. Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque: a) une protection internationale a été accordée par un autre État membre ; », qui constitue, dans le cadre de la procédure d’asile commune établie par cette directive, une expression du principe de confiance mutuelle.
Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale soient traités, dans cet Etat membre, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.
Dans ce contexte, il importe de relever que, eu égard au caractère général et absolu de l’interdiction énoncée à l’article 4 de la Charte, qui est étroitement liée au respect de la dignité humaine et qui interdit, sans aucune possibilité de dérogation, les traitements inhumains ou dégradants sous toutes leurs formes, il est indifférent, aux fins de l’application de cet article 4, que ce soit au moment même d’un transfert, au cours de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait un risque sérieux de subir un tel traitement.
Ainsi, le tribunal relève que dans ses arrêts du 19 mars 2019, rendus dans les affaires jointes C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17, ainsi que dans l’affaire C-163/17, la CJUE a retenu que lorsque la juridiction saisie d’un recours contre une décision rejetant une nouvelle demande de protection internationale comme irrecevable dispose d’éléments produits par le demandeur aux fins d’établir l’existence d’un tel risque dans l’Etat membre ayant déjà accordé l’un des statuts conférés par la protection internationale, cette juridiction est tenue d’apprécier, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union européenne, la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes.
Elle a, à cet égard, souligné que, pour relever de l’article 4 de la Charte, correspondant à l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52, paragraphe (3) de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, les défaillances en question doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Elle a encore précisé que ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant : le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement 11responsable du demandeur n’est ainsi pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.
La demanderesse remettant en question la présomption du respect par les autorités grecques de ses droits fondamentaux ainsi que ceux de son enfant mineur tels que consacrés par la Charte et la CEDH, puisqu’elle affirme que plus particulièrement elle et son fils risqueraient des traitements inhumains et dégradants en Grèce, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
Le tribunal constate tout d’abord que, contrairement aux développements de la partie étatique, la demanderesse a dès son entretien auprès d’un agent de la police grand-ducale en date du 3 mai 20243, ainsi qu’auprès d’un agent du ministère en date du même jour4, expliqué qu’elle n’aurait pas bénéficié d’une quelconque aide financière en Grèce et qu’elle n’aurait pas eu accès à un logement ou un travail. Il échet, par ailleurs, de constater que la demanderesse a, dans sa requête introductive d’instance, indiqué qu’elle n’y aurait pas eu accès à une protection sociale et, par extension, aux soins médicaux pour son enfant, âgé de 6 mois au moment de son départ de la Grèce.
En ce qui concerne d’abord l’absence d’accès à un emploi et à un logement, il convient de relever que les difficultés rencontrées pour trouver un logement, respectivement un emploi rémunéré, ne peuvent être considérées comme étant contraires à l’article 4 de la Charte, dans la mesure où il n’existe a priori dans aucun pays une obligation de l’Etat de pourvoir un emploi à l’un de ses résidents, et, par extension, à un bénéficiaire d’une protection internationale, ou même de lui garantir l’accès à un logement5, des résidents et nationaux grecs étant susceptibles d’être confrontés aux mêmes difficultés, étant relevé qu’aucune garantie d’un logement ou d’emploi ne figure parmi les droits des bénéficiaires d’une protection internationale prévus à la Convention de Genève et à la directive Qualification, invoquées par la demanderesse.
En ce qui concerne plus particulièrement l’absence alléguée d’un accès en Grèce à un emploi, le tribunal constate que la demanderesse, en mettant en avant son besoin de rester auprès de son enfant âgé de 7 mois, n’allègue en tout état de cause et n’établit a fortiori pas que les autorités grecques lui refuseraient l’accès à un emploi, le fait de ne pas disposer d’un contrat de travail résultant de circonstances de fait étrangères aux autorités grecques.
En ce qui concerne ensuite l’absence d’accès à une aide financière, voire à une protection sociale et, par extension, aux soins médicaux, le tribunal constate qu’il ressort de l’article précité de l’ « OSAR » qu’en Grèce, l’accès des bénéficiaires de la protection internationale à une protection sociale est conditionné par l’attribution d’un numéro de sécurité sociale, attribution conditionnée à son tour par la disposition d’une adresse de correspondance, voire d’un logement, cette condition constituant dès lors un obstacle pour les bénéficiaires de protection internationale ne disposant pas d’un logement en Grèce pour pouvoir y accéder à une protection sociale. Dans la mesure où il ressort, par ailleurs, du rapport précité d’« Amnesty 3 Page 2 du rapport n° … de la police grand-ducale du 3 mai 2023 : « […] In Griechenland kann ich nicht bleiben da ich keine Hilfe bekomme und nichts zu Essen. Ich bekomme nur Spenden in der Kirche. Ich habe bis mein Kind geboren wurde bei einer Freundin […] geschlafen, danach bei verschiedenen Leuten. […] ».
4 Page 2 du rapport d’entretien « […] I did not have financial help for the baby and for me also. I don’t have financial means. […] I breastfeed my baby because I do not have any money to give him something else. […] ».
5 Trib. adm., 22 février 2021, n°45439 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Droits de l’homme et libertés fondamentales, n° 14 et les autres références y citées.
12International » qu’en Grèce le droit des demandeurs de protection internationale à un logement expire automatiquement après un délai de 30 jours suite à l’obtention d’une protection internationale, l’affirmation de la demanderesse qu’elle risquerait, en cas de retour en Grèce, de ne pas bénéficier d’une protection sociale, se trouve confortée par lesdits rapports, étant encore relevé que la partie étatique ne conteste pas la réalité d’un tel risque dans le chef des bénéficiaires de protection internationale en Grèce, mais conteste, en substance, l’état de vulnérabilité de la demanderesse et de son fils et en conclut que l’absence d’une protection sociale dans leur chef n’atteindrait pas le degré de gravité suffisant pour pouvoir être qualifiée de traitement contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Or, c’est à tort que la partie étatique estime que le fait que le fils de la demanderesse soit un nourrisson de 7 mois ne suffirait pas pour établir son état de particulière vulnérabilité.
En effet, si la demanderesse n’a, certes, pas versé des certificats médiaux en cause établissant des problèmes de santé particuliers de son enfant, il ne saurait toutefois être nié qu’un enfant en bas âge, nécessitant des contrôles médicaux fréquents, ce tant au regard de son développement normal qu’au regard de la fragilité de son système immunitaire, a nécessairement besoin d’un accès aux soins médicaux afin de garantir son plein développement et son intégrité physique, étant relevé qu’au regard de l’article 3 de la CEDH, la CourEDH prend notamment en compte l’âge de la personne concernée, le bas âge d’un enfant nécessitant nécessairement une protection plus large dans le cadre dudit article 36.
C’est ainsi à bon droit que la demanderesse invoque, outre les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, l’intérêt supérieur de son enfant tel que consacré à l’article 3 de la CIDE, lequel prévoit que « 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.
3. Les Etats parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. », alors qu’il ne ressort en effet pas de la décision ministérielle déférée que le ministre aurait pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, au regard plus particulièrement de son besoin spécifique en tant qu’enfant en bas âge, d’avoir accès à une protection sociale et, par extension, à des soins médicaux en Grèce, sinon que la partie étatique aurait eu à sa disposition d’éléments permettant d’exclure le risque pour l’enfant de la demanderesse de se retrouver sans protection sociale et sans accès aux soins médicaux en cas de retour en Grèce.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’à défaut pour la partie étatique d’avoir utilement réfuté le constat ci-avant tenant au risque pour l’enfant en bas âge de la demanderesse, de ne pas avoir accès à une protection sociale et à des soins médicaux 6 Voire en ce sens: CourEDH, 4 mai 2023, A.C. et M.C. c France, requête n°4289/21.
13nécessaires, au péril de son développement et son intégrité physique, la décision ministérielle du 3 mai 2024 doit être annulée, sans qu’il n’y ait lieu de statuer sur les autres moyens de la demanderesse, cet examen étant devenu surabondant.
Encore que le sort de la demanderesse n’est, a priori, pas nécessairement lié à celui de son fils mineur, le tribunal est néanmoins amené à annuler la décision dans son ensemble, dans la mesure où l’article 9, point 1 de la CIDE prévoit : « (1) Les Etats parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. […] », de sorte qu’une annulation partielle de la décision déférée se limitant au volet de la décision déclarant irrecevable la demande de protection internationale introduite par la demanderesse au nom de son fils, conduirait à la séparation de ce dernier de sa mère et serait dès lors, tel que relevé d’ailleurs par la partie étatique, contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant ….
Par ces motifs;
le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en annulation dirigé contre la décision ministérielle du 3 mai 2024 ayant déclaré irrecevables les demandes de protection internationale des consorts … ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, annule la décision ministérielle du 3 mai 2024 ;
renvoie le dossier en prosécution de cause devant le ministre ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 10 juillet 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 14