Tribunal administratif N° 49571 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49571 3e chambre Inscrit le 17 octobre 2023 Audience publique extraordinaire du 12 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 49571 du rôle et déposée le 17 octobre 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E. HELLAL, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant à L-…, tendant à l’annulation, sinon à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 13 mars 2023 rejetant la demande de regroupement familial dans le chef de sa mère Madame …, son père Monsieur … et ses neveux mineurs … et …, ainsi que de la décision confirmative de refus du 24 mai 2023, prise sur recours gracieux;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 janvier 2024 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif par Maître Nour E.
HELLAL, pour le compte de son mandant, préqualifié, en date du 16 février 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nour E. HELLAL et Monsieur le délégué du gouvernement Tom HANSEN en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 7 mai 2024.
En date du 16 novembre 2021, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Par décision du 21 septembre 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », accorda à Monsieur … le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 20 septembre 2027.
1Par courrier de son litismandataire du 21 octobre 2022, réceptionné le 26 octobre 2022, Monsieur … fit introduire une demande de regroupement familial au sens de l’article 69 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, désignée ci-après par « la loi du 29 août 2008 », dans le chef de son épouse et de ses trois enfants mineurs ainsi que de sa mère, Madame …, son père Monsieur … et ses neveux mineurs … et …, demande complétée par un courrier de son litismandataire du 10 février 2023 par lequel il fit parvenir des documents supplémentaires au ministre.
Par courriers du 3 mars 2023, le ministre fit droit à la demande de regroupement familial dans le chef de l’épouse de Monsieur … ainsi que de ses trois enfants mineurs.
Par décision du 13 mars 2023, le ministre refusa cependant de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de sa mère Madame …, de son père Monsieur … et des neveux mineurs … et … dans les termes suivants :
« […] J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 26 octobre 2022.
I. Demande de regroupement familial en faveur de l'épouse et des enfants mineurs de votre mandant Je tiens à vous informer que le regroupement familial leur a été accordé et je vous prie de bien vouloir trouver en annexe leurs autorisations de séjour temporaire en qualité de membre de famille.
II. Demande de regroupement familial en faveur des ascendants de votre mandant Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, conformément à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration « l'entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont à sa charge et qu'ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d'origine ».
Or, il n'est pas prouvé que Madame … et Monsieur … sont à charge de votre mandant, qu'ils sont privés du soutien familial dans leur pays de résidence respectivement de provenance et qu'ils ne peuvent pas subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens. Des virements entre janvier 2022 et octobre 2022 de moins de 600€ en total sont largement insuffisants afin de prouver que toutes les conditions sont remplies. Par ailleurs, selon votre mandant, son père reçoit une rente en Syrie étant donné qu'il était ….
Par ailleurs, Madame … et Monsieur … ne remplissent aucune condition afin de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L'autorisation de séjour leur est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée.
2III. Demande de regroupement familial en faveur du neveu et de la nièce de votre mandant Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
En effet, le regroupement familial des neveux et nièces n'est pas prévu à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration.
Par ailleurs, les enfants … et … ne remplissent aucune condition qui leur permettrait de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
Par conséquent, l'autorisation de séjour leur est refusée sur base des articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. […] ».
Par courrier de son litismandataire du 12 mai 2023, Monsieur … fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 13 mars 2023 en y annexant des documents supplémentaires.
Par courrier du 24 mai 2023, le ministre confirma sa décision précitée du 13 mars 2023 dans les termes suivants :
« […] J’accuse bonne réception de votre courrier reprenant l’objet sous rubrique qui m’est parvenu en date du 16 mai 2023.
Je suis au regret de vous informer qu’à défaut d’éléments pertinents nouveaux, je ne peux que confirmer ma décision du 13 mars 2023 dans son intégralité. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 17 octobre 2023, inscrite sous le numéro 49571 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation, sinon en réformation à l’encontre des décisions ministérielles précitées des 13 mars 2023 et 24 mai 2023 refusant de faire droit à la demande de regroupement familial dans le chef de sa mère Madame …, de son père Monsieur …, de ses neveux … et ….
Quand bien même une partie a formulé un recours en annulation à titre principal et un recours en réformation à titre subsidiaire, le tribunal a l’obligation d’examiner en premier lieu la possibilité d’exercer un recours en réformation contre la décision critiquée, alors qu’en vertu de l’article 2, paragraphe (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dénommée ci-après « la loi du 7 novembre 1996 », un recours en annulation n’est possible qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements.
Dans la mesure où ni la loi du 29 août 2008, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de regroupement familial, respectivement d’autorisations de séjour, seul un recours en annulation a pu être introduit en la présente matière, de sorte que le tribunal est incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation.
En revanche, le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation introduit à titre principal contre les décisions du 13 mars 2023 et 24 mai 2023, lequel est encore recevable 3pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, étant relevé qu’il n’est pas contesté que la décision confirmative de refus du 24 mai 2023 a été notifiée au demandeur en date du 17 juillet 2023.
Moyens et arguments des parties A l’appui du recours et en ce qui concerne plus particulièrement l’objet de son recours, le demandeur précise limiter son recours au volet de la demande déférée lui refusant le regroupement familial avec ses parents et neveux.
En fait, il expose ensuite les faits et rétroactes tels que repris ci-avant, tout en précisant que par courrier du 26 septembre 2023 il aurait introduit « une demande » auprès du ministre, mais que celle-ci serait restée sans réponse.
En droit, le demandeur reproche aux décisions déférées de ne pas être conformes à la loi et qu’elles seraient basées sur une appréciation erronée des faits, sinon qu’elles seraient disproportionnées.
A cet égard, tout en se prévalant des articles 371 et 205 du Code civil, il fait tout d’abord valoir qu’en sa qualité de fils, il devrait honneur et respect à ses parents, de même qu’il leur devrait des aliments, alors qu’ils seraient dans le besoin.
Après avoir expliqué que l’article 4 la directive européenne 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, désignée ci-après par « la directive 2003/86/CE », aurait été transposé à l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008, il fait valoir que certains faits devraient être considérés comme avérés en l’espèce. Ainsi, sa famille aurait été partiellement tuée pendant la guerre en Syrie, le reste de sa famille se trouvant soit en Allemagne, soit au Luxembourg, de sorte que ses parents se trouveraient privés de tout soutien familial dans leur pays d’origine, tout en se retrouvant sans revenus propres. Le demandeur explique que ses parents, qui seraient en plus de cette situation, âgés et malades, se trouveraient dans un lien de dépendance à son égard, alors qu’il les soutiendrait financièrement, ce soutien s’étendant d’après le demandeur également à ses neveux qui vivraient avec ses parents. Quant au degré de son aide financière apportée à ses parents et neveux, le demandeur estime d’une part, que celui-ci serait tributaire de sa capacité contributive laquelle évoluerait encore « probablement » avec le temps et que, d’autre part, celui-ci serait à mettre en relation avec le pouvoir d’achat en Syrie.
Or, le ministre en contestant le fait que ses parents et neveux seraient à sa charge, aurait méconnu le contexte dans lequel une demande de regroupement familial de la part d’un réfugié aurait lieu, à savoir celui d’une fuite de son pays d’origine l’empêchant d’y mener une vie familiale normale, contexte qui commanderait, suivant le considérant numéro 8 de la directive 2003/86/CE, de prévoir des conditions plus favorables pour l’exercice de leur droit au regroupement familial.
En ce qui concerne plus particulièrement la situation de ses deux neveux mineurs, le demandeur se réfère à son rapport d’entretien sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale, duquel il ressortirait que les parents de ses neveux, à savoir sa sœur et le mari de cette dernière, seraient portés disparus depuis 2019, de sorte que leurs enfants seraient orphelins. Il met ainsi en exergue leur état de vulnérabilité, d’exposition potentielle à des dangers ainsi que l’incertitude quant à leur avenir, ce d’autant plus qu’ils seraient pris en 4charge par leurs grands-parents, qui seraient âgés et malades.
Tout en expliquant qu’il ne saurait abandonner ses neveux en Syrie, le demandeur reproche aux décisions déférées de méconnaître l’intérêt supérieur des deux enfants, prévu par l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989, ci-après désignée par « la CIDE », et de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », alors que le ministre aurait omis de prendre en compte la situation des enfants … et ….
Tout en se référant à des précisions qu’aurait données le Comité des droits de l’enfant de l’Organisation des Nations Unies en 2013 à ce sujet, le demandeur fait valoir que l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être lu en combinaison avec l’ensemble des autres droits que ce principe consacre, notamment l’article 8 de la CEDH prévoyant le droit au respect de la vie familiale. Il explique dans ce contexte que tant la CIDE, en son considérant numéro 6, ainsi qu’en ses articles 9 et 10, paragraphe (1), que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », en ses articles 7 et 24, reconnaîtraient le droit au respect de la vie familiale dans le cadre du respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, analyse qui serait également confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme, désignée ci-
après par « la CourEDH » dans un arrêt du 27 juin 2006, Parlement européen c. Conseil de l’Union européenne, C-540/03.
Or, en l’espèce, sa demande de regroupement familial aurait précisément pour objectif de consolider l’unité familiale avec ses deux neveux, orphelins depuis la disparition de leurs parents, de sorte que les décisions de refus déférées seraient non seulement contraires à l’intérêt supérieur des enfants … et …, mais constitueraient encore une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de leur vie privée et familiale, raison pour laquelle elles devraient encourir l’annulation pour violation de la loi, sinon d’excès de pouvoir.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, il relève que le demandeur n’aurait à de nombreuses reprises pas hésité de communiquer de fausses informations aux services du ministre, de sorte qu’il serait permis de douter de la véracité de ses affirmations quant à la prise en charge de ses parents, neveu et nièce. Ainsi, il aurait, lors de l’entretien sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale en date du 24 février 2022 indiqué que ses frères … et … seraient décédés, tandis que les mêmes deux frères auraient par la suite introduit des demandes de protection internationale au Luxembourg le 28 septembre 2022, respectivement le 8 juin 2023. Par ailleurs, il ressortirait du rapport d’entretien sur les motifs à la base de la demande de protection internationale de Monsieur … que celui-ci n’aurait plus été incarcéré depuis 2015. De même, le demandeur aurait lors de son entretien indiqué que la retraite de son père ne suffirait pas, raison pour laquelle il prendrait en charge toute sa famille, tandis que dans le cadre de sa requête introductive d’instance il avancerait que son père ne toucherait aucune retraite, affirmation qui serait encore contredite par les déclarations de son frère Monsieur … qui aurait indiqué que son père travaillerait en tant que « … ». Il relève encore que le demandeur aurait sciemment menti en indiquant dans son courrier adressé au ministre en date du 26 septembre 2023 que ses parents, neveu et nièce seraient les seuls membres de famille qui resteraient encore en Syrie, alors qu’il ressortirait du rapport d’entretien de son frère Monsieur … que l’ensemble de ces personnes résideraient en Turquie depuis le mois de juillet/août 2023.
5 Le délégué du gouvernement conclut ensuite au rejet du recours, alors que ni les parents du demandeur, ni ses neveu et nièce rempliraient les conditions pour pouvoir bénéficier d’un regroupement familial avec celui-ci.
Après avoir cité les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008, et tout en faisant valoir l’existence dans le chef du ministre d’une compétence discrétionnaire dans le cadre de l’appréciation des conditions posées par lesdits articles, il estime tout d’abord que le demandeur n’aurait pas établi que ses parents seraient à sa charge. Le délégué du gouvernement se réfère, dans ce contexte, à la jurisprudence des juridictions administratives en la matière, ainsi qu’aux travaux parlementaires relatifs à la notion d’être « à charge » dans le cadre du regroupement familial prévu dans la loi du 29 août 2008, pour affirmer que de simples affirmations purement hypothétiques sans être soutenues par une preuve concrète, tangible et vérifiable ne sauraient être prises en compte pour établir une prétendue situation de dépendance effective des parents du demandeur vis-à-vis de lui. Il relève, dans ce contexte, que les preuves de transferts d’argent opérés par le demandeur au profit de ses parents entre janvier et novembre 2022 ne permettraient pas à elles seules de démontrer que ceux-ci seraient nécessaires afin que ses parents puissent subvenir à leurs besoins et que leur absence aurait pour conséquence de les priver des moyens pour y subvenir. En effet, le demandeur ne démontrerait pas que sa sœur vivant en Allemagne depuis 2017, son frère Monsieur … vivant au Luxembourg depuis 2018, ou son frère Monsieur …, qui les hébergerait en Turquie, ne pourraient pas « également » apporter un soutien matériel à leurs parents. Dans ce contexte, le délégué du gouvernement précise encore que le demandeur lui-même aurait, dans son courrier adressé au ministre le 26 septembre 2023, indiqué que ses parents seraient dépendants de « l’aide apportée par les membres de famille qui ont fui en Europe, et particulièrement au Luxembourg ». Il relève encore que l’état de santé des parents du demandeur, lequel ne serait pas contesté, ne permettrait pas d’énerver le constat que celui-ci resterait en défaut d’établir que ses parents ne pourraient, sans le soutien apporté par lui, pas subvenir à leurs propres besoins.
Le délégué du gouvernement conclut, par ailleurs, au rejet des développements du demandeur relatifs à la directive 2003/86/CE, de même que de ceux relatifs au Code civil.
Il fait ensuite valoir que ce serait également à bon droit que le ministre aurait rejeté la demande de regroupement familial du demandeur en ce qui concerne ses neveu et nièce en soulignant tout d’abord que ceux-ci ne seraient pas visés par l’article 70 de la loi du 29 août 2008 lequel ne viserait que les descendants directs, sans que cette conclusion ne serait énervée par la référence du demandeur à l’article 8 de la CEDH. Tout en citant la jurisprudence des juridictions administratives et de la CourEDH à cet égard, le délégué du gouvernement reproche au demandeur de n’avoir apporté le moindre élément de preuve de nature à démontrer la dépendance financière de ses neveu et nièce à son égard ainsi que de l’existence de liens de dépendance supplémentaires autres que les liens affectifs normaux au sein d’une famille. Il précise dans ce contexte qu’il ressortirait des propres affirmations du demandeur qu’il n’aurait vécu avec eux que durant une courte période, alors qu’il aurait quitté la Syrie en septembre 2021 et que les parents de ses neveu et nièce auraient disparu fin 2019, le délégué du gouvernement estimant que le demandeur n’aurait donc pas démontré avoir partagé une vie familiale effective avec eux avant son départ de la Syrie. De même, il ne démontrerait pas qu’il entretiendrait actuellement des liens affectifs et matériels suffisamment étroits avec ces derniers au sens de l’article 8 de la CEDH, de sorte que le moyen y afférent serait à rejeter.
En ce qui concerne encore l’intérêt supérieur des neveu et nièce du demandeur, le 6délégué du gouvernement estime qu’il serait précisément dans leur intérêt de rester auprès de leurs grands-parents et que le demandeur resterait en défaut d’établir le contraire.
Dans son mémoire en réplique, le demandeur s’offusque tout d’abord du reproche du délégué du gouvernement suivant lequel il aurait menti au moment de son entretien sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale en y déclarant que ses frères … et … seraient décédés, en faisant valoir qu’il aurait, d’une part, au moment dudit entretien, seulement indiqué que ses frères auraient été portés disparus et non pas qu’ils seraient décédés, ce qui constituerait, notamment au vu de l’histoire de sa famille dans un contexte de guerre en Syrie, la vérité, et d’autre part, qu’il aurait dans le cadre de sa demande de regroupement familial, clairement informé le ministre que son frère … se trouverait entretemps au Luxembourg en qualité de demandeur de protection internationale. Le demandeur conclut ainsi à la « mauvaise foi » de la partie étatique de lui reprocher des contradictions ou d’avoir fourni des informations mensongères, alors que d’éventuelles erreurs de sa part en ce sens constitueraient des erreurs matérielles, sinon auraient été faites de bonne foi, sinon dans un contexte fortement émotionnel.
Ce même constat vaudrait en ce qui concerne le reproche de la part du délégué du gouvernement suivant lequel il aurait sciemment, dans son courrier adressé au ministre le 26 septembre 2023, omis d’informer le ministre du fait que ses parents et neveux auraient entretemps quitté la Syrie et se trouveraient depuis le mois de juillet/août 2023 en Turquie auprès de l’épouse de son frère …, tel qu’il ressortirait de l’entretien sur les motifs à la base de protection internationale de ce dernier. Il fait à cet égard valoir que le recours gracieux aurait été rédigé par son litismandataire qui n’aurait, à ce moment, pas encore eu cette information.
En deuxième lieu, le demandeur fait plaider qu’il aurait rapporté la preuve tant de l’état de dépendance de ses parents et neveux, moyennant une attestation établissant l’absence de bénéfice d’une pension dans leur chef, que de son soutien financier à leur égard, moyennant des extraits de virements à leur profit. Il reproche dans ce contexte au ministre de simplement affirmer qu’aucun lien de dépendance financière ne serait établi par lui, sans discuter la valeur probante desdits documents, le demandeur se posant la question par quel autre moyen il pourrait établir le lien de dépendance financière de ses parents et neveux à son égard si ce n’est par la production de la preuve de ses contributions financières régulières. A cet égard, il estime encore qu’il reviendrait au tribunal d’apprécier sa contribution financière envers ses parents et neveux en tenant compte du coût de la vie et de la parité du pouvoir d’achat en Syrie.
En ce qui concerne sa demande de regroupement familial au profit de ses neveux, dont le sort serait lié à celui de ses grands-parents, le demandeur se réfère tant à sa demande de regroupement familial initiale, qu’au recours sous analyse, qu’aux preuves versées en cause, pour faire valoir que non seulement le lien de parenté entre lui et ses neveux serait établi, mais également leur lien de dépendance envers lui, le demandeur reprochant plus particulièrement au ministre de contester ces éléments sans apporter de contradiction particulière.
Analyse du tribunal A titre liminaire, force est au tribunal de rappeler que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, il a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de 7nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés1.
Le tribunal relève, ensuite, que le demandeur a expressément indiqué limiter l’objet de son recours au volet des décisions déférées lui refusant le regroupement familial avec ses parents et neveux. Le tribunal constate, par ailleurs, que le concerné n’a formulé aucun moyen par rapport à l’affirmation du ministre selon laquelle aucune condition permettant à ses parents et neveux de bénéficier d’une autorisation de séjour en application de l’article 38 de la loi du 29 août 2008 ne serait remplie en l’espèce, de sorte que ce volet de la décision n’est pas attaqué et n’a pas à être examiné par le tribunal.
Le tribunal rappelle ensuite qu’il n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
1) Concernant la légalité des décisions déférées Il échet de rappeler que le regroupement familial, tel qu’il est défini à l’article 68, point c) de la loi du 29 août 2008, a pour objectif de « maintenir l’unité familiale » entre le regroupant, en l’occurrence le bénéficiaire d’une protection internationale, et les membres de sa famille.
Aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008, « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale ».
1 Trib. adm., 1er octobre 2012, n° 28831 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 39 et les autres références y citées.
8Il ressort du prédit article que le bénéficiaire d’une protection internationale dispose de conditions moins restrictives s’il demande le regroupement familial dans les six mois de l’obtention de son statut. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69 précité.
Dans la mesure où il n’est pas contesté que Monsieur … a introduit la demande de regroupement familial dans les six mois de l’obtention de son statut de protection internationale, il échet de constater qu’il ne doit pas remplir les conditions prévues à l’article 69, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 pour demander le regroupement familial avec sa mère.
L’article 70 de cette même loi, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, est libellé comme suit : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants:
a) le conjoint du regroupant;
b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats;
c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.
(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.
(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.
(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.
(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre:
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;
9 c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. […] ».
Le paragraphe (5) de l’article 70 précité de la loi du 29 août 2008 donne au ministre une compétence discrétionnaire lui permettant d’accorder le droit au regroupement familial aux personnes y visées. Ce regroupement familial étant considéré par le législateur comme étant exceptionnel, il laisse au ministre un pouvoir d’appréciation s’exerçant au cas par cas2.
Néanmoins, si le ministre dispose d’un tel pouvoir discrétionnaire, celui-ci reste soumis au contrôle du tribunal administratif dans les limites du recours en annulation dont il est saisi, en ce qu’il est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision ministérielle, de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, en ce sens qu’au cas où une disproportion manifeste devait être retenue par le tribunal administratif, celle-ci laisserait entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité qui a pris la décision3.
a) Quant au refus de regroupement familial des parents du demandeur En ce qui concerne tout d’abord la demande de regroupement familial dans le chef des parents du demandeur, il se dégage de l’article 70, paragraphe (5), point a) de la loi du 29 août 2008 que l’octroi d’une autorisation de séjour sur le fondement de cette disposition est subordonné aux conditions cumulatives selon lesquelles les ascendants désireux de rejoindre le regroupant doivent, d’une part, être à charge de ce dernier et, d’autre part, être privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine, le respect de ces deux conditions étant en l’espèce contesté par la partie étatique.
En ce qui concerne en premier lieu la condition d’une privation des parents du demandeur du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine, le tribunal constate tout d’abord qu’il n’est pas contesté par la partie étatique que les concernés ne disposent plus d’aucun membre de famille dans leur pays d’origine, à part leurs petits-enfants mineurs … et …, âgés de 8 respectivement 9 ans au moment des décisions déférées, lesquels ne sauraient s’occuper de leurs grands-parents.
Le tribunal relève ensuite que c’est à tort que la partie étatique estime que les parents du demandeur n’auraient pas établi l’absence de soutien familial de la part de leurs autres enfants séjournant au Luxembourg, respectivement en Turquie ou en Allemagne. En effet, aux termes de l’article 70, paragraphe (5), point a) de la loi du 29 août 2008, la présence ou non de membres de familles susceptibles d’apporter un soutien familial à l’ascendant concerné se vérifie par rapport au pays d’origine de celui-ci, de sorte que l’existence de membres de famille qui résident en dehors du pays d’origine, ou du moins en dehors du pays de résidence de l’ascendant concerné, n’est pas équivalente à un soutien familial au sens de l’article précité.
En ce qui concerne plus particulièrement, la circonstance mise en avant par la partie étatique que les parents du demandeur ne se trouveraient plus en Syrie, mais résideraient avec 2 Doc. parl. n° 5802 à la base de la loi du 29 août 2008, commentaire des articles, p. 75.
3 Trib. adm. 20 décembre 2018, n° 40562 du rôle, confirmé par Cour adm. 2 avril 2019, n° 42291C, Pas. adm.
2023, V° Etrangers, n° 567.
10l’épouse de Monsieur …, en Turquie depuis juillet/août 2023, le tribunal relève que la légalité d'une décision administrative s'apprécie en considération de la situation de droit et de fait au jour où elle a été prise4, étant relevé toutefois qu’il n’en reste pas moins qu’il est admis que tous les éléments de preuve et d’établissement de la véracité des éléments de fait ayant existé au moment pertinent peuvent néanmoins encore être réunis en instance contentieuse, même s’ils ne se sont pas entièrement trouvés dégagés au moment de la prise de la décision critiquée5.
En l’espèce et au vu de ce qui précède, le tribunal ne saurait pas prendre en compte cet élément dans le cadre de son analyse de la légalité des décisions déférées, alors qu’il est constant en cause, pour ressortir du dossier administratif, que lors de son entretien sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale en date des 10 juillet et 25 août 2023, Monsieur … a déclaré que ses parents séjourneraient « seit zirka 25 Tagen, mit meiner Frau zusammen, sie haben rezent Syrien verlassen »6. Dans la mesure où il ne ressort dès lors pas de ces déclarations que les parents du demandeur aient effectivement séjourné en Turquie le 13 mars 2023, sinon au plus tard le 24 mai 2023, date à laquelle le ministre a définitivement statué sur la demande de regroupement familial litigieuse, cet élément de fait ne saurait être pris en considération par le tribunal qui statue, tel que relevé ci-avant dans le cadre d’un recours en annulation. Il échet, par ailleurs, de relever que, dans la mesure où il n’est pas établi que l’épouse de Monsieur … et ses parents disposeraient d’une autorisation de séjour en Turquie, ledit séjour est de nature essentiellement précaire et provisoire, de sorte que le soutien dont les parents du demandeur bénéficient, le cas échéant, de la part de l’épouse de Monsieur … est également à qualifier de provisoire.
Il s’ensuit que la condition visée à l’article 70, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 est bien remplie en l’espèce.
En ce qui concerne en deuxième lieu la condition d’être « à charge », il échet de rappeler que cette notion est à entendre en ce sens que le membre de la famille désireux de bénéficier d’un regroupement familial doit nécessiter le soutien matériel du regroupant à un tel point que le soutien matériel fourni est nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels dans le pays d’origine de l’intéressé, respectivement que l’absence de ce soutien aurait pour conséquence de priver le membre de la famille des moyens pour subvenir à ses besoins essentiels.
Le tribunal constate qu’en l’espèce la partie étatique argue que les parents du demandeur ne seraient pas à sa charge, alors (i) qu’il ne serait pas établi que ceux-ci ne disposeraient pas de ressources financières propres et que (ii) le demandeur n’aurait pas établi que ses parents seraient à sa seule charge, respectivement que l’absence de son soutien financier aurait pour conséquence de les priver des moyens pour subvenir à leurs besoins essentiels, dans la mesure où il ne serait pas établi que ses frères et sœurs, tous en Europe et en mesure de travailler, ne contribueraient pas, eux aussi, aux besoins de leurs parents.
En ce qui concerne tout d’abord, l’absence de ressources propres dans le chef des parents du demandeur, le tribunal constate tout d’abord que la partie étatique relève en premier 4 Trib. adm., 27 janvier 1997, n° 9724 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 22 et les autres références y cités.
5 Cour adm., 12 juillet 2016, n° 37814C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 28 et les autres références y citées.
6 Page 7 du rapport d’entretien de Monsieur ….
11lieu l’absence de preuve établissant que le père du demandeur, Monsieur …, n’exercerait pas d’activité professionnelle lui permettant de subvenir à ses propres besoins.
Indépendamment du constat qu’il ne saurait être raisonnablement mis en cause par la partie étatique que les parents de Monsieur …, tous deux nés 1946, ne sauraient plus exercer une activité professionnelle leur permettant de subvenir à leurs besoins, le tribunal ne saurait en tout état de cause suivre la partie étatique dans son raisonnement suivant lequel il ressortirait du rapport d’entretien de Monsieur … sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale que son père exercerait la profession de « … ». En effet, il ne ressort pas dudit rapport d’entretien à quelle période se réfèrent les affirmations de Monsieur …, lequel a également exercé cette profession lors de son séjour provisoire en Turquie, étant rappelé que le tribunal ne saurait prendre en compte une situation de fait n’ayant pas existé au moment où a statué le ministre sur la demande de regroupement familial du demandeur, ni que l’exercice de cette activité professionnelle serait stable et permettrait à Monsieur … de subvenir à ses besoins.
En ce qui concerne ensuite les développements de la partie étatique relatifs à l’absence de preuve établissant que Monsieur … ne bénéficierait pas d’une rente en Syrie, le tribunal relève que si, certes, le demandeur lors de son entretien sur les motifs à la base de sa demande de protection internationale au ministère en date du 24 février 2022 a indiqué « […] je veux dire que je prends en charge tout le monde. La retraite de mon père ne suffit pas. […] »7, il y a lieu de constater que le demandeur a, à l’appui de son recours gracieux du 12 mai 2023 introduit à l’encontre de la décision ministérielle du 13 mars 2023, versé une attestation du ministère des affaires sociales et du travail, institution générale des assurances sociales de la République arabe syrienne, datée au 29 mars 2023, certifiant que Monsieur … « ne bénéficie pas de pension versée par notre institution à ce jour ». Faute pour la partie étatique d’avoir remis en cause l’authenticité dudit document, c’est à bon droit que le demandeur estime avoir établi que ses parents ne bénéficient pas de rente en Syrie leur permettant de subvenir à leurs besoins.
Force est ensuite de constater qu’il ressort des pièces versées en cause que le demandeur a viré à Monsieur … un montant mensuel d’environ 100 euros les mois de janvier et février 2022, correspondant à un montant mensuel d’environ 1.396.385,- livres syriennes, et un montant mensuel de 50,- euros les mois de mars à octobre 2022, correspondant à un montant mensuel d’environ 698.214,- livres syriennes.
Le tribunal constate que dans le cadre de sa décision du 13 mars 2023, le ministre estime que les preuves de transferts de sommes d’argent de la part du demandeur au profit de ses parents seraient, au vu de leur montant, insuffisantes pour établir que ces derniers seraient à sa charge, sans que la partie étatique ne réitère ces développements dans le cadre du recours sous analyse et sans qu’elle ne prenne position par rapport aux développements du demandeur relatifs à la prise en compte de la parité du pouvoir d’achat en Syrie et du fait que ses virements mensuels correspondraient à plus qu’un salaire mensuel en Syrie, argument avancé par le demandeur dans le cadre de son recours gracieux du 12 mai 2023.
Dans la mesure où les virements versés en cause, desquels il n’est pas contesté qu’ils ont été effectués au profit de Monsieur …, sont réguliers et que la partie étatique n’a pas utilement réfuté les développements du demandeur tenant au fait que ces virements mensuels 7 Page 4 du rapport d’entretien de Monsieur ….
12seraient équivalents au salaire mensuel moyen en Syrie, c’est à tort que la partie étatique conteste que ces montants ne permettraient pas aux parents du demandeur de subvenir à leurs besoins.
Ce constat n’est pas énervé par les développements de la partie étatique relatifs à l’absence de preuve que les autres enfants de Monsieur … et de Madame …, dont aucun ne réside avec eux, ne pourraient pas également les prendre en charge et que l’absence de soutien financier du demandeur n’aurait pas pour conséquence de les priver de leurs moyens de subsistance, alors que tel que relevé ci-avant l’absence ou non de soutien familial des autres membres de famille se vérifie par rapport au pays d’origine de la personne à regrouper.
En effet, dans la mesure où il est établi, d’une part, que les parents du demandeur se trouvent dans le besoin, faute de ressources financières propres et faute de soutien familial dans leur pays d’origine et, d’autre part, que leur fils, résidant au Luxembourg, leur envoie des contributions financières mensuelles leur permettant de subvenir à leurs besoins, le demandeur a établi que ses parents sont dans le besoin et à sa charge, sans qu’il lui incombe d’établir que d’autres membres de famille de ses parents, résidant tous dans un autre pays au moment où a statué le ministre, ne contribuent pas également à leurs besoins.
Dans la mesure où le demandeur a, tel que relevé ci-avant fourni des preuves matérielles à l’appui de ses affirmations, les développements de la partie étatique tenant à la crédibilité du demandeur sont, à défaut pour celle-ci d’avoir remis en cause l’authenticité des documents versés en cause, également à rejeter.
Il s’ensuit que c’est à bon droit que le demandeur estime que la décision du ministre de refuser le regroupement familial dans le chef de ses parents est disproportionnée, de sorte que la décision est à annuler dans ce volet.
b) Quant au refus de regroupement familial des neveu et nièce du demandeur En ce qui concerne les décisions de refus ministérielles déférées en ce qu’elles refusent de faire droit à la demande de regroupement familial du demandeur au profit de son neveu et de sa nièce, résidant ensemble avec ses parents, il échet d’abord de relever que si certes l’article 70 de la loi du 29 août 2008 ne vise pas le neveu ou la nièce d’un ressortissant de pays tiers disposant d’une protection internationale, cette disposition légale est toutefois susceptible de heurter les articles 7 de la Charte et 8 de la CEDH, dont les termes respectifs sont les suivants :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », et « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-
être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
A cet égard, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative - telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH - est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne. Par 13voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale8,9.
Partant, si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH10.
Etant relevé que les Etats parties à la CEDH ont l’obligation, en vertu de son article 1er, de reconnaître les droits y consacrés à toute personne relevant de leurs juridictions, force est au tribunal de rappeler que l’étranger a un droit à la protection de sa vie privée et familiale en application de l’article 8 de la CEDH, d’essence supérieure aux dispositions légales et réglementaires faisant partie de l’ordre juridique luxembourgeois11.
Incidemment, il y a lieu de souligner que « l’importance fondamentale »12 de l’article 8 de la CEDH en matière de regroupement familial est par ailleurs consacrée en droit de l’Union européenne et notamment par la directive 2003/86, prémentionnée, transposée par la loi du 29 août 2008, et dont le préambule dispose, en son deuxième alinéa, que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l’obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l’article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».
Il échet de conclure de ce qui précède qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne, au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international doit prévaloir sur les dispositions législatives éventuellement contraires. En ce sens également, une lacune de la loi nationale ne saurait valablement être invoquée pour justifier de déroger à une convention internationale.
En ce qui concerne les faits de l’espèce, il échet de rappeler qu’il est de jurisprudence que l’argumentation consistant à soutenir que le « parent collatéral » serait d’emblée exclu de la protection de l’article 8 de la CEDH est erronée. En effet, s’il est vrai que la notion de famille restreinte, limitée aux parents et aux enfants mineurs, est à la base de la protection accordée par ladite convention, il n’en reste pas moins qu’une famille existe, au-delà de cette cellule fondamentale, chaque fois qu’il y a des liens de consanguinité suffisamment étroits13.
8 Trib. adm., 25 juin 1997, nos 9799 et 9800 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 décembre 1997, nos 9805C et 10191C, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 80 et les autres références y citées.
9 Trib. adm., 26 avril 2019, n° 41089 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 524 et les autres références y citées.
10 Voir par exemple en ce sens CourEDH, 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-bas, n° 1948/04, § 135, et trib.
adm., 24 février 1997, n° 9500 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 476 et les autres références y citées.
11 Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.
12 Voir « Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial », COM/99/0638 final -
CNS 99/0258, 1er décembre 1999, point 3.5.
13 Trib. adm., 18 février 1999, n° 10687 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 542 et les autres références y citées.
14Le tribunal observe que, de la même manière, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH, que si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, la Cour a également reconnu l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, entre autres, entre frères et sœurs adultes14, et entre parents et enfants adultes15, mais aussi entre tantes/oncles et nièces/neveux16.
Il échet, par ailleurs, de rappeler à ce stade-ci des développements que la notion de « vie familiale » ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national17. Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays18, à savoir, en l’occurrence, leur pays d’origine, la Syrie, que Monsieur … a quitté pour solliciter une protection internationale au Luxembourg.
De plus, il y a lieu de constater que cette conception de la notion de « famille », étendue au-delà du noyau familial, pour prendre en compte l’existence d’éléments de dépendance supplémentaires entre parents proches, est cohérente avec les dispositions - certes non applicables à l’espèce - de l’article 56, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, concernant le contenu de la protection internationale, qui prévoit la possibilité pour le ministre d’étendre le bénéfice des droits découlant du statut de bénéficiaire de protection internationale aux membres de la famille du bénéficiaire, sur base d’une définition élargie de la notion de « membre de famille ». L’article 56 (1) de ladite loi dispose, en effet, que « Le ministre veille à ce que l’unité familiale puisse être maintenue. Il peut décider que les dispositions du présent article s’appliquent aux autres parents proches qui vivaient au sein de la famille du bénéficiaire à la date du départ du pays d’origine et qui étaient alors entièrement ou principalement à sa charge ».
A ce propos, la Commission européenne a encouragé, dans la communication précitée, les Etats membres à considérer également comme membres de famille les personnes qui n’ont pas de liens biologiques, mais qui sont prises en charge au sein de l’unité familiale, telles que les enfants recueillis, en soulignant que les Etats membres conservaient toute latitude à cet égard. Elle a également précisé que la notion de « dépendance » était l’élément déterminant19.
Il suit des considérations qui précèdent que les neveux et nièces d’un regroupant peuvent, en principe, être considérés comme membres de sa famille, en tant que parents collatéraux, en application de l’article 8 de la CEDH.
14 Voir en ce sens CourEDH, 24 avril 1996, Boughanemi c. France, n° 22070/93, § 35.
15 Voir CourEDH, 9 octobre 2003, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, §§ 94 et 97.
16 Voir CourEDH, 25 novembre 2008, Jucius et Juciuvienė c. Lituanie, n° 14414/03, §§ 20, 21 et 27, et CourEDH, 4 décembre 2012, Butt c. Norvège, n° 47017/09, § 76.
17 Cour adm., 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 et les autres références y citées.
18 Trib. adm., 8 mars 2012, n° 27556 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 et autres références y citées.
19 Commission européenne, 3 avril 2014, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen concernant les lignes directrices pour l’application de la directive 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial, page 23.
15Cependant, il ressort de la jurisprudence relative à l’article 8 de la CEDH qu’un regroupant ne peut invoquer l’existence d’une vie familiale à propos d’une personne ne faisant pas partie du noyau familial strict qu’à condition qu’il démontre qu’elle est à sa charge et qu’un lien de dépendance autre que les liens affectifs normaux est établi.
Il ressort également de la jurisprudence de la CourEDH, et notamment de l’arrêt du 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, qu’à chaque fois qu’un mineur est concerné, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale et que l’Etat refusant le regroupement familial doit ménager un juste équilibre entre les intérêts des demandeurs d’une part, et son propre intérêt à contrôler l’immigration, d’autre part. La CourEDH y a encore indiqué que, pour mettre en balance ces différents intérêts, elle tenait compte de l’âge des enfants concernés, de leur situation dans leur pays d’origine et de leur degré de dépendance vis-à-vis de leurs parents. Elle y a également précisé qu’elle avait précédemment rejeté des affaires dans lesquelles les enfants concernés par le regroupement familial avaient atteint un âge où ils n’avaient vraisemblablement pas autant besoin de soins que de jeunes enfants et où ils étaient de plus en plus capables de se débrouiller seuls20, avant de retenir que, dans l’affaire dont elle était saisie, il y avait violation de l’article 8 de la CEDH par le refus d’octroyer à la mineure de 15 ans concernée un regroupement familial avec sa mère dans la mesure où sa grand-mère, qui s’en occupait en Ethiopie, l’avait retirée de l’école et qu’elle risquait de la marier21, de sorte que sa situation personnelle, en tant que mineure, dans son pays d’origine faisait pencher la balance en faveur de l’octroi d’un regroupement familial dans son chef.
Dans une autre affaire, la CourEDH a retenu que l’étendue des obligations pour l’Etat variait en fonction de la situation particulière de la personne concernée et de l’intérêt général, et que les facteurs à prendre en considération dans ce contexte étaient la réalité de l’entrave à la vie familiale, l’étendue des liens des personnes concernées avec l’Etat en cause, la question de savoir s’il existait ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine d’une ou plusieurs des personnes concernées et celle de savoir s’il existait des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion22, tout en précisant que lorsqu’il y avait des enfants, les autorités nationales devaient, dans leur examen de la proportionnalité aux fins de la CEDH, faire primer leur intérêt supérieur23.
Il ressort de ces arrêts que, dans le cadre de la demande de regroupement familial avec un mineur, il est nécessaire de prendre en compte l’âge de l’enfant concerné, sa situation dans son pays d’origine et son degré de dépendance vis-à-vis du regroupant, puis de vérifier la réalité de l’entrave à la vie familiale, notamment l’étendue des liens des personnes concernées avec le Luxembourg, s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’une de ces personnes et s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion, tout en faisant primer l’intérêt supérieur de l’enfant.
En l’espèce, il y a, avant tout progrès en cause, lieu de préciser, dans la mesure où il n’est pas allégué qu’il existerait des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des 20 CourEDH, 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, §§ 44 et 49.
21 CourEDH, 1er décembre 2005, Tuquabo-Tekle c. Pays-Bas, n° 60665/00, § 50.
22 CourEDH, 10 juillet 2014, Mugenzi c. France, n° 52701/09, § 44.
23 CourEDH, 10 juillet 2014, Mugenzi c. France, n° 52701/09, § 45.
16considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion à l’encontre de … et …, le tribunal n’analysera pas ce point.
Le tribunal constate ensuite qu’indépendamment des contestations de la partie étatique relatives à la vie familiale effective du demandeur avec ses neveu et nièce, il n’est pas contesté que ces derniers ont perdu leurs parents en 2019, que, depuis, ils vivent auprès de leurs grands-
parents, les seuls membres de famille séjournant, au moment de la demande de regroupement familial du demandeur, avec eux en Syrie et que lesdits enfants ne sauraient subvenir à leur propres besoins.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant que c’est à tort que le ministre a refusé la demande de regroupement familial du demandeur au profit de ses parents, alors que ces derniers sont à charge du demandeur et dans la mesure où ceux-ci constituent les seuls membres de famille pouvant s’occuper des neveu et nièce du demandeur, âgés de 7 respectivement 8 ans au moment de la demande de regroupement familial de ce dernier, le refus de leur accorder également le regroupement familial avec le demandeur au Luxembourg porte atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale avec leurs grands-parents, tel que consacré à l’article 8 de la CEDH et 7 de la Charte, ainsi qu’à l’intérêt supérieur de l’enfant, tel que consacré à l’article 3 de la CIDE et 24 de la Charte, le délégué du gouvernement admettant lui-même qu’il serait dans l’intérêt des enfants de vivre avec leurs grands-parents.
Il s’ensuit que les décisions déférées sont également à annuler en ce qu’elles refusent le regroupement familial au profit des enfants … et ….
Au regard de l’ensemble des considérations qui précèdent, le tribunal est amené à retenir que les décisions ministérielles déférées des 13 mars 2023 et 24 mai 2023 encourent l’annulation, sans qu’il n’y ait lieu de statuer sur les autres moyens invoqués.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation ;
reçoit en la forme le recours en annulation ;
au fond, le déclare justifié, partant annule les décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile des 13 mars 2023 et 24 mai 2023 et renvoie l’affaire en prosécution de cause au ministre actuellement compétent ;
condamne l’Etat aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 12 juillet 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
17 s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 12 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 18