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22/07/2024 | LUXEMBOURG | N°47368

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 22 juillet 2024, 47368


Tribunal administratif N° 47368 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47368 4e chambre Inscrit le 28 avril 2022 Audience publique extraordinaire du 22 juillet 2024 Recours formé par Monsieur … et consort, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47368 du rôle et déposée le 28 avril 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au no

m de Monsieur …, né le … à … (Turquie), demeurant à L-…, et de sa mère, Madame …, né...

Tribunal administratif N° 47368 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47368 4e chambre Inscrit le 28 avril 2022 Audience publique extraordinaire du 22 juillet 2024 Recours formé par Monsieur … et consort, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47368 du rôle et déposée le 28 avril 2022 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Turquie), demeurant à L-…, et de sa mère, Madame …, née le … à …, demeurant à … (Turquie), tous les deux de nationalité turque, ayant élu domicile en l’étude de leur litismandataire, préqualifié, sise à L-1867 Howald, 27 rue Ferdinand Kuhn, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 10 janvier 2022 1) rejetant la demande de regroupement familial dans le chef de Madame … et d’une décision confirmative du 29 mars 2022, rendue sur recours gracieux 2) ayant rejeté la demande subsidiaire de Madame … en délivrance d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, et 3) visant la demande subsidiaire de Madame … en délivrance d’une autorisation de séjour pour des raisons privées basée sur les liens familiaux ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 septembre 2022 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 24 octobre 2022 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, préqualifié, au nom et pour le compte de ses mandants, préqualifiés ;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 23 novembre 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en sa plaidoirie à l’audience publique du 11 juin 2024 ;

Vu la constitution de nouvel avocat de Maître Marlène AYBEK, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, du 13 juin 2024, au nom et pour le compte de Monsieur … et Madame …, préqualifiés ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Marlène AYBEK et Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en leurs plaidoiries 1respectives à l’audience publique du 18 juin 2024.

En date du 28 août 2019, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 ».

En date du 9 septembre 2019, Monsieur … présenta une demande de réunification avec son épouse, Madame …, ainsi qu’avec leurs enfants mineurs, …, …, … et …, alors qu’il se trouvaient en Grèce, demande à laquelle les autorités grecques furent droit le 22 octobre 2019, ces derniers étant arrivés au Luxembourg le 14 janvier 2020 et introduisirent une demande de protection internationale le 15 janvier 2020.

Par décision du 29 septembre 2021, le ministre accorda aux époux …, ainsi qu’à leurs enfants, le statut de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 28 septembre 2026.

Par courrier de son litismandataire du 31 décembre 2021, réceptionné par le ministre en date du 4 janvier 2022, Monsieur … fit introduire auprès du service compétent du ministère une demande de regroupement familial dans le chef de sa mère, Madame …, et de son père, Monsieur ….

Par décision du 10 janvier 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé « le ministre », refusa de faire droit à cette demande dans les termes suivants :

« (…) J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 4 janvier 2022.

Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

En effet, conformément à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration « l'entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont à sa charge et qu'ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d'origine ».

Or, il n'est pas prouvé que Monsieur … et Madame … sont à charge de votre mandant, qu'ils sont privés du soutien familial dans leur pays d'origine et qu'ils ne peuvent pas subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens.

Par ailleurs, Monsieur … et Madame … ne remplissent aucune condition afin de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.

L'autorisation de séjour leur est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. (…) ».

2 Par courrier de son litismandataire du 14 mars 2022, Monsieur … informa le ministre du décès de son père en date du … 2022, fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision précitée du 10 janvier 2022 et sollicita, à titre subsidiaire, la délivrance, dans le chef de sa mère, d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité sur le fondement de l’article 78, point (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, désignée ci-après par « la loi du 29 août 2008 », sinon d’une autorisation de séjour vie privée basée sur les liens familiaux en vertu de l’article 78, paragraphe (1), point c) de la même loi.

Par décision du 29 mars 2022, le ministre confirma sa décision de rejet du 10 janvier 2022, tout en rejetant la demande en obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires et en sollicitant la communication des pièces justificatives en vue de l’examen de la demande en obtention d’une autorisation de séjour pour des raisons privées, dans les termes suivants :

« (…) J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 16 mars 2022.

I.

Recours gracieux contre ma décision du 10 janvier 2022 refusant le regroupement familial Je tiens à vous informer qu'à défaut d'éléments nouveaux, je ne peux que confirmer ma décision du 10 janvier 2022 dans son intégralité.

II.

Demande d'autorisation de séjour pour motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité Il y a lieu de soulever que le ressortissant d'un pays tiers doit se trouver en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois conformément à l'article 39, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration pour solliciter une autorisation de séjour sur base de l'article 78(3).

Dans ce contexte, je me permets de citer une partie d'un arrêt de la Cour administrative du 25 juin 2015 (numéro 36058C du rôle) et une partie d'un jugement du 2 décembre 2015 (numéro 35581 du rôle) :

« Cette façon de procéder de la norme communautaire consiste à conférer aux Etats membres une option par rapport à laquelle ceux-ci ont conservé la possibilité d'en faire usage ou de ne pas en faire usage et, dans l'hypothèse où ils en font l'usage, de le faire avec une plus ou moins grande latitude, étant entendu que les raisons de la délivrance du titre de séjour à une personne, par hypothèse en séjour irrégulier, relèvent du spectre humanitaire au sens large.

Dès lors, les Etats membres ont gardé la latitude de prendre en considération des motifs du spectre humanitaire au sens large avec plus ou moins d'amplitude et ont dès lors conservé la possibilité d'encadrer plus ou moins strictement la délivrance de pareil titre de séjour, s'agissant par hypothèse de personnes en séjour irrégulier, pourvu toutefois que la base humanitaire n'en fasse pas défaut ».

« En ce qui concerne le refus de qualifier les faits invoqués de motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité, force est au tribunal de rappeler que cette disposition est le fruit de la 3 transposition de l'article 6 paragraphe 4 de la directive européenne 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, prévoyant la possibilité pour les Etats membres d'accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d'un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le législateur luxembourgeois en prévoyant à ce titre une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d'une exceptionnelle gravité a limité ce pouvoir discrétionnaire aux cas d'espèces où les faits ou circonstances invoqués sont de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l'Homme ».

La demande en obtention d'une autorisation de séjour pour des raisons humanitaires d'une exceptionnelle gravité dans le chef des intéressés précités et séjournant hors territoire luxembourgeois n'est en conséquence pas recevable.

La présente décision est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le Tribunal administratif. La requête doit être déposée par un avocat à la Cour dans un délai de 3 mois à partir de la notification de la présente décision.

III.

Demande en obtention d'une autorisation de séjour vie privée basée sur les liens familiaux Avant tout progrès en cause et sans préjudice du fait que toutes les conditions en vue de l'obtention d'une autorisation de séjour doivent être remplies au moment de la prise de décision, je vous prie de bien vouloir me faire parvenir les documents suivants :

• un engagement de prise en charge financier souscrit en faveur de Madame … en indiquant une durée déterminée telle que prévue par l'article 4 paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l'immigration, ainsi qu'une copie des trois dernières fiches de salaire du garant dont le revenu mensuel équivaut au moins au salaire social minimum ;

• la preuve que votre mandant dispose d'un logement approprié sur le territoire luxembourgeois ainsi que l'accord écrit, accompagné d'une pièce d'identité, à y loger une personne supplémentaire ;

• la preuve que Madame … dispose d'une assurance maladie couvrant tous les risques sur le territoire lux[e]mbourgeoise (assurance de voyage).

Veuillez nous adresser les documents demandés en un seul envoi, conjointement avec la présente. (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 avril 2022, inscrite sous le numéro 47368 du rôle, Monsieur … et sa mère, Madame …, ci-après désignés par « les consorts … », ont fait introduire un recours tendant à l’annulation des décisions ministérielles, précitées, des 10 janvier et 29 mars 2022.

Etant donné que ni la loi du 29 août 2008, ni aucune autre disposition légale ne prévoit de recours au fond en matière de regroupement familial, respectivement d’autorisation de séjour, seul un recours en annulation a pu être introduit en la présente matière.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement a soulevé l’irrecevabilité du recours en ce qu’il vise le volet de la décision du 23 mars 2022 relatif à la demande d’autorisation de séjour basée sur l’article 78, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 août 2008, 4alors que ledit recours ne serait pas dirigé contre un acte administratif susceptible de recours, mais contre un courrier, voire une mesure d’instruction, par lequel le ministre ne ferait qu’accuser réception de la demande d’autorisation de séjour prémentionnée, en sollicitant la production de pièces supplémentaires.

Dans leur mémoire en réplique, les demandeurs se limitent à indiquer qu’ils contestent « la position de l’autorité étatique en se rapportant aux arguments amplement développés dans le cadre de la requête introductive d’instance », sans prendre position par rapport au moyen d’irrecevabilité.

La compétence du tribunal administratif pour connaître d’un recours en annulation est conditionnée par l’existence d’un acte administratif, étant précisé que l’action susceptible d’être portée devant le tribunal administratif n’est pas dirigée contre les personnes ou autorités auteurs des décisions critiquées, mais contre l’acte critiqué en tant que tel1.

Il convient donc en premier lieu d’examiner la nature et l’objet de la décision litigieuse pour déterminer si elle est susceptible d’être qualifiée d’acte administratif susceptible de recours.

A cet égard, il échet de rappeler que pour valoir décision administrative, un acte doit constituer la décision définitive dans la procédure engagée et non pas une simple mesure d’instruction destinée à permettre à l’autorité compétente de recueillir les éléments d’information en vue de sa décision ultérieure2, éléments tels que des pièces justificatives permettant l’instruction d’un dossier.

Le tribunal doit relever, en l’occurrence, que par courrier du 29 mars 2022, le ministre, en ce qui concerne la demande subsidiaire en délivrance d’une autorisation de séjour sur base des liens familiaux entre Monsieur … et sa mère, après avoir précisé que « toutes les conditions en vue de l’obtention d’une autorisation de séjour doivent être remplies au moment de la prise de décision », s’est limité à inviter Monsieur … à lui faire parvenir, « avant tout progrès en cause », les pièces justificatives requises pour l’octroi de l’autorisation de séjour litigieuse, à savoir un engagement de prise en charge financier souscrit en faveur de sa mère, les preuves d’un logement approprié et d’une assurance couvrant l’ensemble des risques de maladie de Madame … au Luxembourg, ce qui constitue une mesure d’instruction de la demande afférente.

Il y a partant lieu de retenir qu’il n’existe pas, en l’espèce, en ce qui concerne la demande en délivrance d’une autorisation de séjour vie privée dans le chef de Madame …, une décision administrative de nature à faire grief susceptible de faire l’objet d’un recours.

Le recours afférent doit dès lors être déclaré irrecevable pour autant qu’il est dirigé contre le volet du courrier du ministre du 29 mars 2022 portant sur la demande de délivrance d’une autorisation de séjour sur base de l’article 78, paragraphe (1), point c) de la loi du 29 août 2008.

Pour le surplus, le recours en annulation est à déclarer recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

1 Trib. adm. 5 février 2009, n° 24249 du rôle, disponible sur le site www.justice.public.lu.

2 Trib. adm. 6 janvier 1998, n° 10138 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Actes administratifs, n° 95, et les autres références y citées.

5A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs rappellent en substance les faits et rétroactes tels qu’exposés ci-dessus, en précisant que depuis le décès de Monsieur …, le père de Monsieur …, la mère de ce dernier « (…) se trouve livrée à ses propres moyens, et n’arrive pas à subvenir à ses besoins personnels sans l’assistance du requérant (…) ».

En droit, ils sollicitent l’annulation des décisions ministérielles déférées pour violation de la loi, respectivement pour erreur manifeste d’appréciation dans le chef du ministre.

En ce qui concerne le refus du regroupement familial dans le chef de la mère de Monsieur …, les demandeurs soutiennent qu’il serait en contradiction avec l’article 69, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 pour conduire à l’abandon de l’intéressée et, corollairement, à sa privation du soutien tant matériel qu’affectueux fourni par son fils, Monsieur …, à sa famille en Turquie.

Ils reprochent, dans ce contexte, au ministre d’avoir méconnu le principe du maintien de l’unité familiale, un principe d’importance singulière au regard de l’obligation imposée aux autorités publiques des Etats membres d’interpréter leur droit national à la lumière de ce principe, « sous-tendant la portée de la directive 2003/86/CE et l’article 8 » de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », alors qu’en l’occurrence, le refus du regroupement familial conduirait à détruire l’unité familiale et les liens intrinsèquement étroits existant entre les consorts …, ayant vécu en Turquie sous le même toit.

Ils citent encore, dans ce contexte, un arrêt C-635/17 de la Cour de Justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », du 13 mars 2019, E. contre Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, lequel aurait permis de clarifier le but poursuivi par la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, désignée ci-après par « la directive 2003/86/CE », et de faire ainsi émerger un objectif de protection accrue des personnes ayant obtenu la protection d’un Etat membre en facilitant leur demande de regroupement familial, par le biais de la prise en compte de leur vulnérabilité, « et ce, notamment lorsque la vie de mineur non-accompagné est en jeux ».

Dans cet ordre d’idées, les consorts … s’emparent d’un jugement du tribunal administratif du 7 décembre 2021, inscrit sous le numéro 45054 du rôle, qui aurait adopté, dans le contexte de la notion de membre de famille « à charge » du regroupant, « un raisonnement respectueux des buts poursuivis de la directive, en matière de protection au droit à la vie privée et familiale », ayant permis « une interprétation de la notion d’ascendants directs, comprise dans la [l]oi, moins restrictive que celle apportée par l’autorité étatique ».

Ils soutiennent, ensuite, en se fondant sur le jugement prémentionné, que Madame … serait « à charge » de son fils installé au Luxembourg alors que, tel qu’il ressortirait des attestations testimoniales versées en cause, la mère et le fils auraient vécu ensemble en Turquie et étant donné que le second fils de Madame …, Monsieur …, dont ils verseraient également une attestation testimoniale, serait dans l’impossibilité de recourir au regroupement familial avec sa mère.

En se prévalant encore de l’article 205 du Code civil luxembourgeois, les demandeurs estiment que le regroupement familial serait, en l’espèce, indispensable pour honorer l’obligation incombant à Monsieur … en vertu de cette disposition et qu’il serait actuellement dans l’impossibilité de respecter, puisqu’il ne serait pas en mesure de fournir des aliments à sa 6mère démunie du fait de l’absence de ses proches et de sa condition physique, tout en donnant à considérer que la qualité de bénéficiaire de la protection internationale de Monsieur … l’empêcherait actuellement de rentrer en Turquie pour s’occuper de sa mère.

Ils en concluent, d’une part, qu’en raison de la dépendance financière et affective à l’égard de son fils et vu le décès de son époux, Madame … serait à charge du demandeur, tout en précisant que le refus du regroupement familial lui ôterait tout espoir de revoir son enfant, et, d’autre part, que les liens entre eux seraient tels qu’ils ne pourraient être séparés sans qu’il n’y aurait une atteinte à leur unité familiale, Madame … étant à considérer comme membre de famille « à charge » au sens de l’article 12 de la loi du 29 août 2008.

Sur base du jugement, précité, du tribunal administratif du 7 décembre 2021, précité, les demandeurs se prévalent de l’interprétation large de la notion de famille, telle que retenue par ledit jugement, tout en précisant, dans ce contexte, qu’une interprétation restrictive de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 serait contraire à l’article 8 de la CEDH, pour en conclure qu’au-delà d’un lien biologique, la mère du demandeur serait à considérer en tant que membre de famille devant bénéficier du regroupement familial, alors que seul ce dernier permettrait de reconstituer l’unité familiale dont elle ferait partie.

Les demandeurs s’emparent finalement d’un arrêt C-4/73 de la CJUE du 14 mai 1974, Nold KG contre la Commission, de la déclaration conjointe de l’Assemblée, du Conseil et de la Commission de la Communauté européenne du 5 avril 1977, de l’article 6, paragraphe (3) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et des articles 52, paragraphe (3), et 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désigné par « la Charte », pour souligner la nécessité de l’interprétation du droit dérivé de l’Union européenne à la lumière de la CEDH, alors que cette dernière constituerait une source de droit et non pas simplement une source de connaissances.

Ils concluent à l’annulation des décisions déférées pour violation de la loi, respectivement de la directive 2003/86/CE, de la CEDH et de la Charte.

A titre subsidiaire, les demandeurs demandent au tribunal de saisir la CJUE de questions préjudicielles en interprétation de l’article 11, paragraphe (2) de la directive 2003/86/CE de la teneur suivante :

« (…) - L'article 11, paragraphe 2, de la Directive [2003/86] doit-il être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un Etat membre puisse refuser le droit au regroupement familial à un ascendant direct, respectivement la mère du demandeur, alors que cette dernière vivait avec le demandeur avant qu'il ait obtenu le bénéfice d'une protection internationale dans ledit Etat, que les preuves apportées par la partie requérantes permettent d'établir un lien réel et suffisamment étroit entre ces derniers et que le demandeur est dans l'impossibilité de prouver actuellement qu'il subvient financièrement aux besoins de sa mère compte tenu de sa situation particulière ? Ou - Un ascendant direct, respectivement la mère du demandeur, ayant depuis toujours vécu avec son fils, lequel ayant été contraint de quitter son pays d'origine pour obtenir la protection internationale d'un Etat membre, peut-il se voir opposer son droit au regroupement familial, tel que défini par l'article 11 de la directive 2003/86/CE, et ce, en combinaison avec l'article 8 7de la Convention européenne des droits de l'Homme, respectivement l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux ? Ou - L'article 11, paragraphe 2, de la Directive [2003/86], respectivement l'article 7 de la Charte de l'Union européenne, lus à la lumière de l'article 8 de la CEDH, englobent-ils, dans le cadre du droit au regroupement familial d'un bénéficiaire de protection internationale, la situation d'une mère, restée seule dans le pays d'origine, ayant un lien particulièrement étroit avec le regroupant, et étant à la charge de ce dernier, et à l'égard duquel le regroupant, ne dispose pas actuellement de moyens financiers suffisants, afin de prouver qu'il a bien son ascendante directe à sa charge et ce, indépendamment de sa volonté ? Ou - L'article 11, paragraphe 2, de la Directive [2003/86], respectivement les articles 3, paragraphe 2, sous c), et 4, paragraphe 2, sous a), de la Directive [2003/86], doivent-ils être interprétés en ce sens que le soutien familial octroyé par un regroupant, auquel un Etat membre a accordé le bénéfice de la protection internationale, et qui a introduit une demande de regroupement familial dans le chef de sa mère, laquelle ayant toujours vécue sous le même toit, et a toujours pu bénéficier du soutien financier de la part de ce dernier avant son départ du pays d'origine, soit pris en considération, au sens de l'article 4, paragraphe 2, sous a) précité, antérieurement au départ du regroupant bénéficiaire de protection internationale de son pays d'origine ou postérieurement à l'octroi de la protection internationale de ce dernier par ledit Etat membre ? (…) ».

Dans leur mémoire en réplique, les demandeurs donnent à considérer, quant à l’argumentation du délégué du gouvernement portant sur la charge de la preuve d’un lien de dépendance économique entre les demandeurs d’un regroupement familial, conformément à l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008, que la preuve de cette dépendance serait libre, ce au vu du but poursuivi par la directive 2003/86/CE, dont le huitième considérant préconiserait d’accorder une attention particulière à la situation des réfugiés, ayant été contraints de fuir leur pays d’origine, et, dès lors, l’instauration de conditions plus favorables pour l’exercice de leur droit au regroupement familial. Ils estiment que les termes employés dans ledit considérant laisseraient entrevoir « une certaine clémence » à l’égard de ces personnes.

En se prévalant de l’arrêt C-519/18 de la CJUE du 12 décembre 2019, TB contre Bevándorlási és Menekültügyi Hivatal, portant sur l’émergence d’un objectif de protection accrue des bénéficiaires de la protection internationale en matière de regroupement familial, les consorts … estiment que le jugement, précité, du tribunal administratif du 7 décembre 2021, aurait consacré le principe du respect du maintien de l’unité familiale et devrait leur permettre d’apporter la preuve de la qualité d’ascendant à charge dans le chef de Madame … par tout moyen.

Dans ce contexte, ils se réfèrent à un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belge, du 22 mars 2022, portant le numéro 270266, lequel aurait retenu, à l’égard d’une décision de refus du regroupement familial demandé par un bénéficiaire de protection internationale, la violation de l’obligation matérielle de motivation et du devoir de sollicitude, en ce que le refus en question se serait uniquement basé sur l’absence d’une pièce justificative 8 officielle confirmant l’existence d’un lien d’union, alors que la motivation d’un refus de regroupement familial ne pourrait pas se fonder sur l’absence de documents officiels, et estiment qu’il devrait en être de même en l’espèce, alors qu’il serait évident que pour des raisons indépendantes de la volonté de Monsieur … et compte tenu de sa vulnérabilité, il ne serait pas en mesure de prouver qu’il subviendrait effectivement aux besoins financiers de sa mère.

Dans cet ordre d’idées, les consorts … donnent, ensuite, à considérer que l’arrêt, précité, C-519/18 de la CJUE du 12 décembre 2019, et plus particulièrement ses paragraphes 51 et 52, permettrait aux autorités nationales de tenir compte de l’impossibilité matérielle dans le chef du regroupant de faire parvenir des fonds nécessaires au membre de sa famille avec lequel il souhaiterait être regroupé, ce qui s’opposerait aux conclusions de la partie étatique, lesquelles ne tiendraient compte ni des exigences du droit international, ni de la jurisprudence belge, ni de la CEDH, ni enfin de l’obligation incombant aux autorités étatiques de prendre en compte la vulnérabilité de la situation d’un bénéficiaire de protection internationale. Or, le demandeur serait justement en situation de vulnérabilité générale, caractérisée notamment par sa précarité financière, de sorte qu’il ne serait pas en mesure de prouver qu’il fournirait une aide matérielle dont sa mère dépendrait, circonstance dont les autorités étatiques n’auraient pas dû faire abstraction lors de l’examen de sa demande de regroupement familial. De même, il ne saurait lui être reproché, compte tenu de sa vulnérabilité financière, de ne pas effectuer « des transferts d’argent conséquents », alors qu’il peinerait à subvenir à ses propres besoins au Luxembourg.

Les demandeurs font encore valoir, dans ce même ordre d’idées tenant à la charge de la preuve leur incombant, que le bénéfice du doute devrait trouver à s’appliquer en l’espèce et qu’ils ne seraient, de ce fait, soumis qu’à une obligation de coopérer avec les autorités étatiques en rapportant l’ensemble des informations et pièces dont ils pourraient raisonnablement disposer et que dans l’hypothèse de l’absence de telles pièces, « le doute s’impose[rait] en leur faveur et non autrement ».

C’est également dans ce contexte que les demandeurs s’emparent encore d’un rapport de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, intitulé « Au-delà de la preuve – Evaluation de la crédibilité dans les systèmes d’asile européens », paru en mai 2013, pour conclure à l’importance d’accorder le bénéfice du doute aux personnes en situation vulnérable, dont les consorts …, ayant, par ailleurs, remis l’ensemble des documents dont ils auraient disposé lors de leur demande de regroupement familial.

S’agissant des doutes émis par la partie étatique concernant la valeur des attestations testimoniales versées en cause, au vu notamment de leur contenu identique, respectivement de leur contradiction avec les déclarations du demandeur et de son épouse actées dans le cadre de l’instruction de leurs demandes de protection internationale, les demandeurs font valoir qu’il serait courant que de telles pièces puissent avoir la même forme, voire qu’il serait admis qu’elles pourraient sembler similaires, alors que l’article 402 du Nouveau code de procédure civile, lequel s’appliquerait en l’espèce, prescrirait des conditions à remplir par toutes les attestations testimoniales, les demandeurs précisant encore que l’importance des prédites attestations résiderait dans la signature et la preuve d’identité de leurs auteurs devant permettre de justifier de leur lien avec les faits attestés.

Les consorts … estiment encore qu’à défaut d’avoir engagé la procédure d’inscription en faux, telle que prévue par l’article 19 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de la procédure devant les juridictions administratives, la partie étatique ne saurait contester ni 9l’authenticité, ni la véracité des pièces fournies par les demandeurs, ni « remettre en cause la prise en charge effective de la mère par le demandeur ».

En ce qui concerne la condition de l’absence du soutien familial dans le pays d’origine, imposée par l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008, les demandeurs répliquent à la partie étatique qu’en vertu d’une pratique ministérielle habituelle et constante consistant en une interprétation stricte des liens familiaux, la belle-famille ne saurait être considérée comme suffisamment proche pour subvenir aux besoins d’une femme âgée, l’autorité étatique ne disposant par ailleurs d’aucune preuve d’un quelconque lien particulier existant entre la mère du demandeur et la famille de l’épouse de ce dernier.

En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, les demandeurs estiment que le cas de figure de la mère de Monsieur … tomberait dans le champ d’application de cette disposition en raison notamment de son état de santé vulnérable, de son isolement et de son âge, circonstances caractérisant la gravité exceptionnelle de sa situation, de sorte que Madame …, laquelle ne représenterait, par ailleurs, aucune menace pour l’ordre public luxembourgeois, devrait bénéficier, compte tenu des dispositions du droit international protégeant l’unité familiale, d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires.

Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé.

A titre liminaire, le tribunal entend rappeler que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, il a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés3.

1) Quant au recours visant la décision ministérielle portant refus du regroupement familial Il échet de rappeler que le regroupement familial, tel qu’il est défini à l’article 68, point c) de la loi du 29 août 2008, a pour objectif de « maintenir l’unité familiale » entre le regroupant, en l’occurrence bénéficiaire d’une protection internationale, et les membres de sa famille.

Il convient ensuite de rappeler qu’aux termes de l’article 69 de la loi du 29 août 2008 « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :

1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;

3 Cour adm., 4 mars 1997, n°9517C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 39 et les autres références y citées.

102. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;

3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.

(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.

(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale ».

Il ressort du prédit article que le bénéficiaire d’une protection internationale, lequel souhaite recourir au regroupement familial en faveur d’un membre de sa famille, jouit de conditions moins restrictives s’il sollicite ledit regroupement dans les six mois de l’obtention de son statut. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69, précité.

Dans la mesure où il n’est pas contesté que la demande de regroupement familial émanant de Monsieur … a été introduite dans les six mois de l’obtention de son statut de protection internationale, il échet de constater qu’il est dispensé de l’obligation de satisfaire aux conditions imposées par l’article 69, paragraphe (1), précité, de la loi du 29 août 2008 pour prétendre au regroupement familial avec les membres de sa famille demeurant dans son pays d’origine.

L’article 70 de la même loi, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, est libellé comme suit : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants:

a) le conjoint du regroupant ;

b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats ;

c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.

(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.

(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.

11(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.

(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre :

a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ;

b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé ;

c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. (…) ».

Ainsi, les articles 69 et 70 de la loi du 29 août 2008 règlent les conditions dans lesquelles un ressortissant de pays tiers, membre de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement au Luxembourg, peut rejoindre celui-ci. L’article 69 concerne les conditions à remplir par le regroupant pour être admis à demander le regroupement familial, tandis que l’article 70 définit les conditions à remplir par les différentes catégories de personnes y visées pour être considérées comme membre de famille, susceptibles de faire l’objet d’un regroupement familial.

En considération du fait que le regroupant bénéficie de la dispense précitée de l’article 69, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, il convient uniquement d’examiner si les conditions figurant à l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008 sont remplies en l’espèce.

Le tribunal constate que les liens familiaux entre Monsieur … et sa mère, Madame …, ne sont pas contestés par le ministre, de sorte qu’ils sont à considérer comme avérés.

Il échet néanmoins de relever que s’il n’est pas contesté que Madame … est l’ascendante en ligne directe de Monsieur …, il n’en reste pas moins que, contrairement aux affirmations de leur litismandataire à l’audience des plaidoiries du 18 juin 2024, l’octroi dans le chef de l’intéressée d’une autorisation de séjour sur le fondement de l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008 n’est pas un automatisme découlant du recours à la procédure simplifiée ouverte aux bénéficiaires de la protection internationale en vertu de l’article 69, paragraphe (3) de la loi précitée, mais nécessite la réunion des deux conditions cumulatives du prédit article 70, paragraphe (5), à savoir que l’intéressée soit à charge de son fils et qu’elle soit privée du soutien familial nécessaire dans son pays d’origine.

A cet égard, il y a lieu de relever que le ministre dispose en la matière d’un pouvoir d’appréciation discrétionnaire, ce qui ne doit cependant pas l’empêcher de respecter le principe général de proportionnalité. Ainsi, le pouvoir discrétionnaire du ministre n’échappe pas au contrôle des juridictions administratives, en ce que le ministre ne saurait verser dans l’arbitraire. En effet, confronté à une décision relevant d’un pouvoir d’appréciation étendu, le juge administratif, saisi d’un recours en annulation, est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration, sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision, 12de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis. Au cas où une disproportion devait être retenue par le tribunal administratif, celle-ci laisserait dès lors entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité qui a pris la décision4.

En ce qui concerne la question de savoir si Madame … est à charge de son fils résidant au Luxembourg, l’article 70, paragraphe (5) de la loi du 29 août 2008 se limite à imposer l’exigence suivant laquelle les ascendants y visés soient « à charge » du regroupant, sans autrement préciser la portée exacte de cette notion, plus particulièrement quant au degré de dépendance requis. Cependant, l’article 12 de la loi du 29 août 2008, visant le regroupement familial des membres de la famille d’un ressortissant communautaire, reprend la même notion d’ascendant à charge telle qu’inscrite à l’article 70, paragraphe (5) de la même loi, de sorte qu’il y a lieu de se référer à la volonté du législateur exprimée par rapport à cet article dans les travaux parlementaires afférents, où les auteurs de la loi ont relevé qu’on entend par « être à charge », « le fait pour le membre de la famille d’un ressortissant communautaire établi dans un autre Etat membre au sens de l’article 43 CE, de nécessiter le soutien matériel de ce ressortissant ou de son conjoint afin de subvenir à ses besoins essentiels dans l’Etat d’origine ou de provenance de ce membre de la famille au moment où il demande à rejoindre ledit ressortissant (…). La preuve de la nécessité d’un soutien matériel peut être faite par tout moyen approprié, alors que le seul engagement de prendre en charge ce même membre de la famille, émanant du ressortissant communautaire ou de son conjoint, peut ne pas être regardé comme établissant l’existence d’une situation de dépendance réelle de celui-ci (CJCE du 9 janvier 2007, affaire C-1-05). »5.

Il ressort de la volonté du législateur, précitée, concernant l’article 12 de la loi du 29 août 2008, que la notion d’être « à charge » est à entendre en ce sens que les membres de la famille désireux de bénéficier d’un regroupement familial, ne disposant pas de ressources personnelles suffisantes, ont besoin du soutien matériel, donc financier, du regroupant à un point tel que son défaut aurait pour conséquence de les priver des moyens de subvenir à leurs besoins essentiels.

Il ressort tant des développements écrits des demandeurs que des déclarations de leur litismandataire à l’audience des plaidoiries du 18 juin 2024, qu’en raison de la précarité de sa situation financière personnelle, Monsieur … n’est pas en mesure de subvenir matériellement aux besoins de sa mère.

Les consorts … soutiennent cependant que cette circonstance ne saurait les priver du bénéfice du regroupement familial, alors qu’il résulterait de l’arrêt, précité, C-519/18 de la CJUE du 12 décembre 2019 que la demande de regroupement familial émanant d’un bénéficiaire de la protection internationale ne saurait être refusée au seul motif qu’il n’est pas en mesure de produire des documents officiels ou de faire parvenir des fonds nécessaires à la personne avec laquelle le regroupement est sollicité, au vu de la particularité de sa situation, caractérisée par une vulnérabilité et soumise, au vœu de la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 et de la jurisprudence en la matière, à un objectif de protection accrue.

Ce raisonnement ne saurait pour autant être suivi par le tribunal, alors que, s’il est certes exact que la motivation d’une décision de refus d’une demande de regroupement familial ne devrait pas se baser sur le seul motif de l’absence de documents officiels, éventuellement 4 Voir dans ce sens : Trib. adm., 8 mai 2017, n° 38205 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etranger, n° 592.

5 Cf. travaux parlementaires n° 5802, commentaire des articles, p. 61.

13difficiles à fournir par un bénéficiaire d’une protection internationale, il n’en reste pas moins qu’il est de jurisprudence qu’une telle demande n’est justifiée qu’en présence de la preuve de l’existence d’une situation réelle de dépendance économique de l’ascendant à regrouper vis-à-

vis du regroupant, étant rappelé que la charge de cette preuve incombe principalement au demandeur au regroupement6.

Or, force est au tribunal de constater que non seulement cette preuve n’est pas rapportée en l’espèce, mais que la prétendue dépendance économique de la mère de Monsieur … à l’égard de son fils est encore et surtout contredite par des déclarations du litismandataire des consorts … à l’audience des plaidoiries du 18 juin 2024, ayant affirmé que Madame … touche une pension de vieillesse en Turquie et qu’elle y est affiliée à la sécurité sociale, tandis que son fils, installé au Luxembourg, n’aurait pas la « capacité financière » de prendre sa mère à sa charge.

Pour être complet, le tribunal doit encore relever qu’indépendamment d’une éventuelle impossibilité matérielle dans le chef du bénéficiaire de la protection internationale regroupant de faire parvenir au membre de sa famille du soutien financier, il lui incombe, en tout état de cause, de démontrer que ce dernier est, du moins en principe, à sa charge, tel que cela est, d’ailleurs, souligné par l’arrêt, précité, C-519/18 de la CJUE du 12 décembre 2019. L’arrêt en question de la CJUE précise en effet que dans l’hypothèse où le demandeur ne serait pas en mesure de procurer le soutien financier aux membres de sa famille à regrouper à la date de la demande du regroupement familial, il devrait néanmoins démontrer que « compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, telles que le degré de parenté du membre de la famille concerné avec le réfugié, la nature et la solidité de ses autres liens familiaux ainsi que l’âge et la situation économique de ses autres parents, le réfugié apparaît comme étant le membre de la famille le plus à même à assurer le soutien matériel requis ». Or, une telle preuve, dont le demandeur ne saurait se décharger, n’est manifestement pas rapportée en l’espèce, alors que les consorts … ont ouvertement déclaré que, d’une part, Madame … subvenait par elle-

même à ses besoins, notamment par le biais de la pension de vieillesse qu’elle touchait en Turquie, et, d’autre part, que le regroupant lui-même n’était financièrement pas en mesure de subvenir aux besoins de sa mère, en indiquant, par ailleurs, à l’audience des plaidoiries du 18 juin 2024, que le but actuel de leur demande de regroupement familial consistait en la régularisation d’une situation de fait créée par la présence de Madame … au Luxembourg depuis janvier 2024.

Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut pour les demandeurs de rapporter des preuves circonstanciées, il ne saurait, en l’état actuel d’instruction du dossier, être reproché au ministre d’avoir retenu que Madame … n’est pas à considérer comme étant « à charge » de son fils au sens de la loi.

La première des deux conditions cumulatives du paragraphe (5) de l’article 70 de la loi du 29 août 2008 n’étant pas remplie en l’espèce, il devient surabondant d’examiner le respect de la deuxième condition cumulative, tenant à l’existence d’un soutien familial auquel la mère du demandeur pourrait prétendre dans son pays d’origine.

Le tribunal doit dès lors retenir que c’est, a priori, à bon droit que le ministre a pu refuser le regroupement familial sollicité en faveur de la mère de Monsieur ….

6 Trib. adm., 27 janvier 2020, n° 41955 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 350 et les autres références y citées.

14Cette conclusion n’est pas infirmée par le moyen des demandeurs tiré de la violation de l’article 8 de la CEDH et consistant à reprocher aux décisions déférées de les priver de l’unité familiale à la protection de laquelle ils pourraient prétendre en vertu du prédit article aux termes duquel : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».

Dans ce contexte, le tribunal rappelle d’abord le principe de primauté du droit international, en vertu duquel un traité international, incorporé dans la législation interne par une loi approbative, telle que la loi du 29 août 1953 portant approbation de la CEDH, est une loi d’essence supérieure ayant une origine plus haute que la volonté d’un organe interne. Par voie de conséquence, en cas de conflit entre les dispositions d’un traité international et celles d’une loi nationale, même postérieure, la loi internationale doit prévaloir sur la loi nationale.7 Partant, le tribunal souligne que si les Etats ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, ils doivent toutefois, dans l’exercice de ce droit, se conformer aux engagements découlant pour eux de traités internationaux auxquels ils sont parties, y compris la CEDH.8 Etant relevé que les Etats parties à la CEDH ont l’obligation, en vertu de son article 1er, de reconnaître les droits y consacrés à toute personne relevant de leurs juridictions, force est au tribunal de rappeler que l’étranger a un droit à la protection de sa vie privée et familiale en application de l’article 8 de la CEDH, d’essence supérieure aux dispositions légales et réglementaires faisant partie de l’ordre juridique luxembourgeois9.

Incidemment, le tribunal souligne que « l’importance fondamentale »10 de l’article 8 de la CEDH en matière de regroupement familial est par ailleurs consacrée en droit de l’Union européenne et notamment par la directive 2003/86/CE, que transpose la loi du 29 août 2008, et dont le préambule dispose, en son deuxième alinéa, que « Les mesures concernant le regroupement familial devraient être adoptées en conformité avec l'obligation de protection de la famille et de respect de la vie familiale qui est consacrée dans de nombreux instruments du droit international. La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par l'article 8 de la convention européenne pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales et par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. ».

7 Trib. adm., 25 juin 1997, nos 9799 et 9800 du rôle, confirmé par Cour adm., 11 décembre 1997, nos 9805C et 10191C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 80 et les autres références y citées.

8 Voir par exemple en ce sens CourEDH, 11 janvier 2007, Salah Sheekh c. Pays-bas, (req. n° 1948/04), § 135, et trib. adm., 24 février 1997, n° 9500 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 476 et les autres références y citées.

9 Trib. adm., 8 janvier 2004, n° 15226a du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 477 et les autres références y citées.

10 Voir « Proposition de directive du Conseil relative au droit au regroupement familial », COM/99/0638 final -

CNS 99/0258, 1er décembre 1999, point 3.5.

15Il échet de conclure de ce qui précède qu’au cas où la législation nationale n’assure pas une protection appropriée de la vie privée et familiale d’une personne, au sens de l’article 8 de la CEDH, cette disposition de droit international doit prévaloir sur les dispositions législatives éventuellement contraires.

A cet égard, il convient de relever qu’en matière d’immigration, le droit au regroupement familial consacré par l’article 8 de la CEDH est reconnu s’il existe des attaches suffisamment fortes avec l’Etat dans lequel le noyau familial entend s’installer, consistant soit en des obstacles rendant difficile de quitter ledit Etat d’accueil ou s’il existe des obstacles rendant difficile de rester ou de s’installer dans l’Etat d’origine. Cependant, l’article 8 de la CEDH ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non national d’une famille dans le pays. En effet, l’article 8 de la CEDH ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale et il faut des raisons convaincantes pour qu’un droit de séjour puisse être fondé sur cette disposition.

Concernant plus particulièrement l’hypothèse de personnes adultes désireuses de venir rejoindre un membre de leur famille dans le pays d’accueil, elles ne sauraient être admises au bénéfice de la protection de l’article 8 de la CEDH que lorsqu’il existe des éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine11.

Il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que si la notion de « vie familiale » se limite normalement au noyau familial, la Cour a également reconnu l’existence d’une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH, entre autres, entre frères et sœurs adultes12, et entre parents et enfants adultes.13 La Cour précise dans ces cas que « les rapports entre adultes […] ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux.14 ».

Il échet, par ailleurs, de rappeler à ce stade-ci des développements que la notion de vie familiale ne se résume pas uniquement à l’existence d’un lien de parenté, mais requiert un lien réel et suffisamment étroit entre les différents membres dans le sens d’une vie familiale effective, c’est-à-dire caractérisée par des relations réelles et suffisamment étroites parmi ses membres, et existantes, voire préexistantes à l’entrée sur le territoire national15. Ainsi, le but du regroupement familial est de reconstituer l’unité familiale, avec impossibilité corrélative pour les intéressés de s’installer et de mener une vie familiale normale dans un autre pays16, à savoir, le pays d’origine du demandeur, en l’occurrence la Turquie, qu’il a dû quitter pour solliciter une protection internationale au Luxembourg.

11 Cour adm., 13 octobre 2015, n° 36420C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 505 et les autres références y citées.

12 Voir en ce sens CourEDH, 24 avril 1996, Boughanemi c. France, n° 22070/93, § 35.

13 Voir CourEDH, 9 octobre 2003, Slivenko c. Lettonie, n° 48321/99, §§ 94 et 97.

14 Commission EDH, 10 décembre 1984, S. et S. c. Royaume-Uni (req. n° 10375/83), D.R. 40, p. 201. En ce sens, voir également par exemple CEDH, 17 septembre 2013, F.N. c. Royaume-Uni (req. n° 3202/09), § 36 ; CEDH, 30 juin 2015, A.S. c. Suisse (req. n° 39350/13), § 49.

15 Cour adm. 12 octobre 2004, n° 18241C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 (2e volet) et les autres références y citées.

16 Trib. adm. 8 mars 2012, n° 27556 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 479 (3e volet) et les autres références y citées.

16 Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont font état Monsieur … et sa mère pour conclure à l’existence, dans leur chef, d’un droit à la protection de cette vie, rentre effectivement dans les prévisions de l’article 8 de la CEDH, lequel est de nature à tenir en échec la législation nationale.

Or, en l’espèce, les demandeurs restent en défaut de prouver qu’il existerait entre eux un lien allant au-delà du simple lien de parenté, qui serait suffisamment réel et étroit pour pouvoir être qualifié de vie privée et familiale effective.

En effet, s’ils affirment, à travers leur requête introductive d’instance, que Madame … aurait vécu avec son fils avant que ce dernier quitte la Turquie, élément qu’ils essaient de démontrer moyennant, entre autres, deux attestations testimoniales, cette affirmation est contredite par les déclarations de Monsieur … issues de son rapport d’entretien portant sur les motifs de sa demande de protection internationale. Ainsi, il ressort du prédit rapport que si Monsieur … a d’abord déclaré que l’« adresse officielle » de son lieu de séjour permanent dans son pays d’origine, à savoir « …, Turquie »17, était l’adresse de son père, il a aussitôt répondu, à la question de l’agent du ministère « Avec qui avez-vous vécu ? »18, « J’y ai vécu avec mon épouse et mes deux enfants. Mes parents et mes frères vivaient sur un autre étage »19. Monsieur … a par ailleurs affirmé qu’en 2012, il a été muté d’… à …20, ville dans laquelle il a résidé jusqu’en juillet 201621 avant de s’installer dans un village dénommé …22 et ensuite retourner à …, où il a vécu clandestinement, caché dans l’entrepôt de l’entreprise appartenant à un ami23, pendant une période de six mois24, avant de se rendre à …, pour occuper un logement mis à sa disposition par un autre ami25, étant précisé qu’à son retour à …, l’adresse officielle qu’il a déclarée aux autorités locales, était celle de son beau-père26.

Force est partant au tribunal de retenir qu’une vie commune, dont les demandeurs réclament la protection sur le fondement de l’article 8 de la CEDH, n’existait pas, alors que, déjà avant le départ de Monsieur … d’… en 2012, départ motivé par des raisons purement professionnelles27, les demandeurs ne vivaient pas ensemble, Monsieur … ayant formé avec son épouse et, à l’époque, leurs deux enfants, un foyer familial distinct de celui formé par ses parents. Une vie commune en Turquie entre les demandeurs était encore exclue au regard de la mutation professionnelle de Monsieur …, alors que la ville de sa nouvelle affectation était éloignée de la ville de résidence de sa mère. Enfin, aucune reprise de cette vie ne saurait être déduite du retour de Monsieur … à … au cours de l’année 2016, alors qu’il ressort de ses déclarations qu’il y était déclaré à l’adresse de son beau-père et vivait clandestinement dans l’entrepôt commercial d’un ami.

Ce constat n’est pas énervé par les attestations testimoniales versées en cause par les demandeurs, alors qu’elles ne sont pas de nature à emporter la conviction du tribunal. En effet, 17 Rapport d’entretien portant sur les motifs de la demande de protection internationale de Monsieur …, p. 2.

18 Ibidem, p. 2.

19 Ibidem, p. 2.

20 Ibidem, p. 4.

21 Ibidem, p. 4.

22 Ibidem, p. 5.

23 Ibidem, p. 5.

24 Ibidem, p. 11.

25 Rapport d’entretien portant sur les motifs de la demande de protection internationale de Monsieur …, p. 5.

26 Ibidem, p. 5.

27 Ibidem, p. 7.

17indépendamment du fait que ces écrits ne remplissent pas les conditions de forme prescrites par la loi, il ressort des attestations testimoniales établies par Madame … et Monsieur …, voisins des demandeurs en Turquie, que « … et … (…) have no one to look after than their sons, … and …. They lived together with their sons when they were in Turkey. As a result, they have devastated in compassion and morale », déclarations lesquelles sont non seulement parfaitement identiques du point de vue de leur teneur, mais également en contradiction avec celles de Monsieur …, actées pendant son audition portant sur les motifs de sa demande de protection internationale, concernant la composition de son ménage en Turquie. Quant à l’attestation testimoniale établie par le frère de Monsieur …, Monsieur …, elle se limite à expliquer, en substance, l’impossibilité, dans le chef de son auteur, bénéficiaire du statut de réfugiés aux Etats-Unis, d’obtenir le regroupement familial en faveur de sa mère, la raison pour laquelle, Monsieur … serait, aux yeux de son frère, le descendant le plus apte, « in the current conditions », de prendre soin de Madame ….

Eu égard aux considérations qui précèdent, le tribunal retient que les demandeurs restent en défaut de prouver qu’il existerait entre eux un lien allant au-delà du simple lien de parenté, qui serait suffisamment réel et étroit pour pouvoir être qualifié de vie privée et familiale effective, ainsi que des liens de dépendance supplémentaires. Dans ces circonstances, ils ne sauraient utilement se prévaloir de leur droit au respect de leur vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la CEDH. Le moyen afférent est partant rejeté.

S’agissant du moyen des demandeurs tenant à l’absence de la procédure d’inscription en faux quant aux attestations testimoniales litigieuses, le tribunal entend relever que le doute formulé par le ministre ne concerne que le contenu des attestations testimoniales établies par les voisins de parents de Monsieur …, mais ne porte pas sur leur authenticité, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas fondé, étant par ailleurs rappelé que la procédure du faux incident est une faculté pour le juge et non une obligation28.

Le moyen des demandeurs tiré de la violation de la directive 2003/86/CE est également à rejeter alors que cette norme de droit européen, a été transposée en droit national par le biais de la loi du 29 août 2008 et est dépourvue d’effet direct. En effet, les directives ne peuvent être directement applicables et invoquées par les seuls justiciables que si leurs dispositions sont inconditionnelles et suffisamment précises et que l’Etat n’a pas transposé dans les délais ladite directive ou s’il en a fait une transposition incorrecte29, aucun de ces cas de figure n’étant donné en l’espèce.

Dans ce contexte et pour les mêmes raisons, il y a lieu de rejeter les questions préjudicielles proposées par les demandeurs lesquelles se basent toutes sur la directive 2003/86/CE, disposition communautaire qui n’est pas applicable au litige sous examen faute d’effet direct.

Dans la mesure où, en l’espèce, les demandeurs ne démontrent pas que l’Etat luxembourgeois serait resté en défaut de transposer ladite directive dans les délais impartis ou en aurait fait une transposition incorrecte, il y a lieu de retenir qu’ils ne sont pas fondés à se prévaloir directement des dispositions communautaires invoquées, mais qu’il leur aurait appartenu d’invoquer à la base de leurs prétentions les dispositions pertinentes de la loi du 29 28 Trib. adm., du 16 juin 2020, n°42664 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.

29 Trib. adm. 9 octobre 2003, n° 15375 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Lois et règlements, n° 97 et les autres références y citées.

18août 2008, à savoir l’article 70, paragraphe (5), disposition qui, tel que retenu ci-avant, n’a pas été violée par le ministre à travers les décisions déférées.

Concernant le moyen des demandeurs tiré de la violation de la Charte, il encourt également le rejet pour être simplement suggéré sans être effectivement soutenu, étant rappelé que le tribunal n’a pas à effectuer lui-même des recherches juridiques pour palier la carence d’un requérant en vue de soutenir sa thèse.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, le recours sous examen, en ce qu’il vise le refus du regroupement familial entre les demandeurs, matérialisé à travers les décisions ministérielles des 10 janvier et 29 mars 2022, est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

2) Quant au recours visant le refus de l’autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité Aux termes de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, dans sa rédaction antérieure à la modification législative opérée par la loi du 21 avril 2023 portant modification de la loi du 29 août 2008, « A condition que sa présence ne constitue pas de menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, le ministre peut accorder une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité au ressortissant de pays tiers. ».

Dès lors, ledit article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 permet au ministre, sauf dans l’hypothèse où l’intéressé constitue une menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, d’accorder un droit de séjour s’il estime que le ressortissant du pays tiers a fait état de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité.

Quant à la condition de l’existence de « motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité », il y a lieu de rappeler que l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 est le fruit de la transposition de l’article 6, paragraphe (4) de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, prévoyant la possibilité pour les Etats membres d’accorder un titre de séjour autonome pour des « motifs charitables, humanitaires ou autres » à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire. Le législateur luxembourgeois, en prévoyant à ce titre une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, a limité ce pouvoir discrétionnaire aux cas d’espèce où les faits ou circonstances invoqués sont de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l’homme.

Afin d’établir l’existence dans leur chef de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, les demandeurs se prévalent, en substance, de l’état de santé vulnérable, de l’isolement et de l’âge de Madame … dans son pays d’origine.

Or, la personne au profit de laquelle une autorisation de séjour est demandée doit, conformément à l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, se trouver en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois, afin de pouvoir se voir octroyer ladite autorisation.

En effet, la Cour administrative a précisé dans son arrêt du 27 mars 2018, inscrit sous le numéro 40516C du rôle, que même si l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 19ne reprend pas les termes « en séjour irrégulier », cette prémisse de base conditionne fondamentalement le cas de figure légalement entrevu de l’octroi d’une autorisation de séjour à titre humanitaire.

Cette conclusion s’impose aussi à la lumière d’une lecture combinée des articles 34, 38 et 78 de la loi du 29 août 2008, voire a fortiori dans une approche systémique des lois du 29 août 2008 et du 18 décembre 2015 et de leurs champs d’application respectifs. En effet, l’interaction de ces textes et la logique des choses ne permet pas d’admettre que des ressortissants de pays tiers se trouvant hors du territoire luxembourgeois puissent solliciter depuis l’extérieur une autorisation de séjour à titre humanitaire. Admettre le contraire, c’est-à-

dire admettre que par le truchement d’une demande d’autorisation de séjour à titre humanitaire formulée depuis l'extérieur des Etats de l'Union européenne, serait admettre que la législation européenne relative à l’asile puisse être largement déjouée30.

Il échet de rappeler, dans ce contexte, que dans le cadre d’un recours en annulation, l’analyse du tribunal ne saurait se rapporter qu’à la situation de fait et de droit telle qu’elle s’est présentée au moment de la prise de la décision déférée, le juge de l’annulation ne pouvant faire portant son analyse ni à la date où il statue, ni à une date postérieure au jour où la décision déférée a été prise31, de sorte que le tribunal n’aura, en l’espèce, égard qu’à la situation factuelle et juridique ayant existé au moment de la prise de la décision ministérielle litigieuse.

Or, force est de constater qu’à l’époque de la décision déférée, Madame … ne se trouvait pas en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois, mais demeurait toujours en Turquie, de sorte que le tribunal est amené à conclure que c’est à bon droit que le ministre a déclaré sa demande d’octroi d’une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité irrecevable.

Le moyen ayant trait à la violation de l’article 78, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008 est partant à rejeter pour être non fondé.

Au vu de l’ensemble des développements qui précèdent, le recours sous analyse en ce qu’il vise la décision ministérielle ayant retenu l’irrecevabilité de la demande d’autorisation de séjour pour des raisons humanitaires, est également à rejeter comme non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;

déclare le recours en annulation irrecevable en ce qu’il vise une décision ministérielle portant refus d’une autorisation de séjour pour des raisons privées basée sur les liens familiaux ;

reçoit le recours en annulation en la forme pour le surplus;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne les demandeurs aux frais et dépens de l’instance.

30 Cour adm., 5 décembre 2017, n° 39776C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 591 et les autres références y citées.

31 Trib. Adm., 23 mars 2005, n° 19061 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 23 et les autres références y citées.

20 Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 22 juillet 2024 par :

Paul Nourissier, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, Anna Chebotaryova, attachée de justice déléguée, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes s. Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 22 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 21


Synthèse
Formation : Quatrième chambre
Numéro d'arrêt : 47368
Date de la décision : 22/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 13/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-07-22;47368 ?

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