La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/07/2024 | LUXEMBOURG | N°50131

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 26 juillet 2024, 50131


Tribunal administratif N° 50131 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50131 3e chambre Inscrit le 1er mars 2024 Audience publique extraordinaire du 26 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, sans domicile, contre une décision du directeur de l’Office national de l’accueil, en matière d’accès aux conditions matérielles d’accueil

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50131 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 1er mars 2024

par Maître Max LENERS, avocat à la Cour, inscrit au tableau l’Ordre des avocats de Luxembou...

Tribunal administratif N° 50131 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50131 3e chambre Inscrit le 1er mars 2024 Audience publique extraordinaire du 26 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, sans domicile, contre une décision du directeur de l’Office national de l’accueil, en matière d’accès aux conditions matérielles d’accueil

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 50131 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 1er mars 2024 par Maître Max LENERS, avocat à la Cour, inscrit au tableau l’Ordre des avocats de Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Djibouti), de nationalité djiboutienne, actuellement sans domicile et élisant domicile en l’étude de son litismandataire préqualifié, sise à L-1631 Luxembourg, 15, rue Glesener, tendant à l’annulation sinon à la réformation d’une décision du directeur de l’Office national de l’accueil du 5 février 2024, l’informant de son inscription sur une liste d’attente en vue de l’attribution d’un logement ;

Vu la requête en abréviation des délais de Maître Max LENERS, déposée au greffe du tribunal administratif le 5 mars 2024 et l’accord y relatif du délégué du gouvernement ;

Vu l’ordonnance du premier vice-président du tribunal administratif, président de la troisième chambre du tribunal administratif , du 6 mars 2024 ordonnant l’abréviation des délais d’instruction ;

Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 8 mars 2024, inscrite sous le numéro 50138R du rôle instaurant une mesure de sauvegarde à l’égard de Monsieur …, préqualifié ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 avril 2024 ;

Vu le mémoire en réplique de Maître Max LENERS déposé au greffe du tribunal administratif le 24 avril 2024 pour compte de son mandant préqualifié ;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 24 mai 2024 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Max LENERS et Monsieur le délégué du gouvernement Yannick GENOT en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 11 juin 2024.

Le 5 février 2024, Monsieur …, de nationalité djiboutienne, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire.

A cette occasion, Monsieur … se vit remettre un courrier du directeur de l’Office national de l’accueil (ONA), daté du 5 février 2024, précisant ce qui suit :

« […] Par la présente, je me réfère à votre demande du 5 février 2024 visant à bénéficier des conditions matérielles d’accueil octroyées par l’Office national de l’accueil (ONA) conformément aux dispositions de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire.

En tant que demandeur de protection internationale, vous pouvez prétendre aux aides de l’ONA. Conformément aux articles 2, lettre g) et 13 de la précitée loi modifiée du 18 décembre 2015, vous bénéficiez des conditions matérielles d’accueil suivantes :

1° Aide alimentaire immédiate de 10€ par jour jusqu’à votre passage à l’ONA, distribuée sous forme de bons à la Direction de l’Immigration.

2° Aide pour l’alimentation de 121,84€ distribuée 2 fois par mois sous forme de bons lors de votre passage à l’ONA.

3° Aide vestimentaire de 121,84€ distribuée sur demande 2 fois par an sous forme de bons lors de votre passage à l’ONA.

4° Aide pour l’hygiène de 24,23€ distribuée 2 fois par mois sous forme de bons lors de votre passage à l’ONA.

5° Allocation pécuniaire de 31,22€ distribuée 1 fois par mois à partir de la date d’ouverture du droit aux conditions matérielles d’accueil.

A ces aides s’ajoutent la prise en charge des besoins nutritionnels spécifiques et des soins médicaux de base.

Ces aides sont garanties en tout état de cause.

Cependant, le réseau d’hébergement est saturé au point que nous ne sommes actuellement pas en mesure de vous attribuer un logement dans l’une de nos structures d’hébergement. Je tiens toutefois à préciser que vous êtes inscrit sur une liste d’attente en vue de l’attribution d’un logement dans notre réseau. Par conséquent, dès que les capacités d’accueil le permettent, l’ONA vous contactera sans délai.

Soyez convaincu que l’ONA met tout en œuvre pour garantir au mieux votre droit à l’accueil et ce même en situation de saturation du réseau d’hébergement. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 1er mars 2024, inscrite sous le numéro 50131 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à l’annulation, sinon à la réformation de la décision précitée du 5 février 2024.

Par requête séparée déposée le 5 mars 2024, inscrite sous le numéro 50138R du rôle, il a demandé à voir instaurer des mesures de sauvegarde par rapport à la décision déférée en attendant la solution de son recours au fond, demande à laquelle il a été fait donné droit par une ordonnance du président du tribunal administratif du 8 mars 2024 laquelle ordonna à l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg par l’intermédiaire de l’Office National de l’Accueil sinon de toute autre administration étatique ou paraétatique d’admettre Monsieur … dans une des structures d’hébergement pour demandeurs de protection internationale, sinon de faire admettre le concerné dans toute autre structure publique d’hébergement adéquate, sinon de le faire loger dans une chambre d’hôtel ou tout autre logement assurant des conditions de vie dignes, ceci aux frais de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, sinon de lui procurer les moyens pour se loger, jusqu’au jour où le tribunal administratif aura statué sur le mérite du recours au fond introduit sous le numéro 50131 du rôle.

I. Quant à la compétence du tribunal et la recevabilité du recours Quand bien même une partie a formulé un recours en annulation à titre principal et un recours en réformation à titre subsidiaire, le tribunal a l’obligation d’examiner en premier lieu la possibilité d’exercer un recours en réformation contre la décision critiquée, alors qu’en vertu de l’article 2, paragraphe (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dénommée ci-après « la loi du 7 novembre 1996 », un recours en annulation n’est possible qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements.

Dans la mesure où l’article 23, paragraphe (1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 », prévoit que « (1) Contre les décisions portant limitation ou retrait des conditions matérielles d’accueil, un recours en réformation est ouvert devant le tribunal administratif. », il n’y a pas lieu de statuer sur le recours principal en annulation dirigé contre la décision du directeur de l’ONA du 5 février 2024 limitant temporairement l’exercice du droit de Monsieur … d’accéder aux conditions matérielles d’accueil de l’ONA.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement soulève l’irrecevabilité du recours sous analyse au motif qu’il serait devenu sans objet « du fait de la disparition de l’intérêt à agir » de Monsieur ….

A cet égard, il met en exergue que, suite à l’ordonnance du président du tribunal administratif du 8 mars 2024, l’intéressé aurait, le jour même, été logé au Centre de primo-

accueil du Kirchberg, de sorte qu’il ne saurait plus, au jour du jugement, se prévaloir de la lésion d’un intérêt personnel, alors qu’il n’y aurait plus de conséquences découlant de ladite décision et qu’une annulation de celle-ci ne saurait dès lors lui conférer une satisfaction certaine et personnelle, le délégué du gouvernement citant dans ce contexte la jurisprudence des juridictions administratives en matière d’intérêt à agir.

Monsieur … entend résister audit moyen d’irrecevabilité en arguant que la décision litigieuse n’aurait pas disparu de l’ordonnancement juridique, alors que l’ONA ne l’aurait ni retiré, ni pris une nouvelle décision, mais aurait simplement exécuté l’ordonnance du président du tribunal administratif du 8 mars 2024, de sorte qu’il aurait toujours intérêt à agir à son encontre. Il précise à cet égard, que même si la partie étatique n’aurait, au moment de son hébergement, pas explicité si elle révoquait la décision litigieuse ou bien si elle donnait simplement suite à l’ordonnance précitée, il résulterait néanmoins des plaidoiries de la partie étatique devant le juge des référés du 7 mars 2024 que celle-ci aurait estimé qu’il n’aurait guère de chance de bénéficier d’un logement ou d’un hébergement de l’ONA, de sorte que son hébergement le lendemain de cette plaidoirie ne serait que le résultat de l’ordonnance précitée rendue le lendemain.

Il fait encore plaider, jurisprudence des juridictions administratives à l’appui, qu’en tout état de cause, l’annulation de la décision litigieuse serait nécessaire pour la mise en œuvre de la responsabilité des pouvoirs publics du chef du préjudice lui causé, de sorte qu’il maintiendrait, à ce jour, un intérêt à voir annuler la décision litigieuse.

Dans son mémoire en duplique, le délégué du gouvernement maintient l’ensemble de ses développements, tout en précisant encore que le concerné aurait été transféré vers la Suisse en date du 30 avril 2024.

Le tribunal est tout d’abord amené à préciser que la recevabilité d’un recours est conditionnée en principe par l’existence et la subsistance d’un objet, qui s’apprécie du moment de l’introduction du recours jusqu’au prononcé du jugement, sous peine de vider ce dernier de tout effet utile, les juridictions administratives n’ayant pas été instituées pour procurer aux plaideurs des satisfactions purement platoniques ou leur fournir des consultations1, ainsi que sous peine, le cas échéant, outre d’encombrer le rôle des juridictions administratives, d’entraver la bonne marche des services publics en imposant à l’autorité compétente de se justifier inutilement devant les juridictions administratives et en exposant, le cas échéant, ses décisions à la sanction de l’annulation ou de la réformation sans que l’administré ayant initialement introduit le recours ne soit encore intéressé par l’issue de ce dernier.

L’exigence de la subsistance de l’objet du recours est en général liée à l’exigence du maintien de l’intérêt à agir, et plus particulièrement de l’intérêt à voir sanctionner l’acte faisant l’objet du recours, étant précisé que l’existence d’un tel intérêt à agir présuppose que la censure de l’acte querellé soit de nature à procurer au demandeur une satisfaction personnelle et certaine2. Ainsi, le recours en annulation, recevable pour avoir rencontré notamment la condition de l’intérêt à agir au moment de son introduction, devient sans objet en cours d’instance contentieuse lorsque le demandeur est resté en défaut d’établir, voir seulement d’alléguer un quelconque avantage que l’annulation de l’acte litigieux pourrait lui procurer3.

Or, en ce qui concerne tout d’abord l’argumentation de la partie étatique que le recours serait devenu sans objet du fait de l’hébergement du concerné en date du 8 mars 2024 jusqu’à son transfert en Suisse en date du 30 avril 2024, celle-ci laisse d’être fondée, étant donné qu’il ne se dégage pas du dossier soumis au tribunal que la décision de refus existante dans le chef de Monsieur … ait été explicitement retirée par l’autorité administrative, la partie étatique restant, par ailleurs, en défaut d’alléguer et a fortiori d’établir un retrait formel de la décision en question. Il s’ensuit que la décision litigieuse, objet du présent recours, n’a pas disparu de l’ordonnancement juridique, l’hébergement du concerné en date du 8 mars 2024 résultant, en effet de l’exécution de l’ordonnance précitée du président du tribunal administratif rendue le 1 Trib. adm. 14 janvier 2009, n° 22029 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 65 et les autres références y citées.

2 Trib. adm., 20 octobre 2010, n° 26758 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 33 et les autres références y citées.

3 Trib. adm. 6 octobre 2004, n°17642 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n°61 et les autres références y citées.

même jour ayant ordonné à l’Etat de faire héberger l’intéressé jusqu’au jour du présent jugement, de sorte que ledit hébergement est de nature essentiellement provisoire et non définitive.

En ce qui concerne ensuite l’intérêt du concerné à voir annuler la décision sous examen, il échet de relever qu’en effet, s'il est établi que ni la réformation, ni l'annulation d'une décision administrative ne sauraient avoir un effet concret, le demandeur garde néanmoins un intérêt à obtenir une décision relativement à la légalité de la mesure, de la part de la juridiction administrative, puisqu'en vertu d'un courant jurisprudentiel des tribunaux judiciaires, respectivement la réformation ou l'annulation des décisions administratives individuelle constitue une condition nécessaire pour la mise en œuvre de la responsabilité des pouvoirs publics du chef du préjudice causé aux particuliers par les décisions en question 4.

Il s’ensuit que Monsieur … a conservé, à ce jour, malgré son transfert en Suisse en date du 30 avril 2024 et malgré la circonstance que l’annulation de la décision litigieuse n’est dès lors pas de nature à procurer un effet utile au demandeur au jour du présent jugement, un intérêt à agir à l’encontre de celle-ci.

Le moyen tenant à l’irrecevabilité du recours sous analyse est par conséquent à rejeter.

Dans la mesure où ledit recours en réformation a, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, celui-ci est à déclarer recevable.

II. Quant au fond A l’appui de son recours et en fait, le demandeur explique être arrivé au Luxembourg au mois de février 2024 et s’être retrouvé, une fois enregistré comme demandeur de protection internationale, sans hébergement ou logement, de sorte à avoir dû recourir à la « Wanteraktioun » afin de pouvoir dormir à l’abri. Or, la « Wanteraktioun » serait un simple abri de nuit ouvert de 19h15 à 8h45, respectivement un abri de jour ouvert de 12h00 à 16h00, de sorte à ne pas pouvoir être considérée comme un « logement » ou comme une « structure d’hébergement » au sens de la loi du 18 décembre 2015.

Il relève par ailleurs que s’il semblerait que le directeur de l’ONA ne nierait pas son droit objectif à prétendre aux conditions matérielles d’accueil, il l’aurait toutefois informé que compte tenu d’une « saturation du réseau d’hébergement pour les demandeurs de protection internationale », il ne saurait lui trouver dans l’immédiat un hébergement, respectivement un logement, ce qui serait contraire à la législation nationale ayant transposé le droit communautaire, à savoir la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), désignée ci-après par « la directive 2013/33/UE ».

En droit, il entend d’abord exciper de l’illégalité de la décision déférée au vu de la loi du 18 décembre 2015.

Dans ce contexte, il rappelle être demandeur de protection internationale et reproche en conséquence aux autorités luxembourgeoises et au directeur de l’ONA de lui avoir refusé 4 Cour. adm. 13 novembre 2012, n° 30638C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 47 et les autres références y citées.

un hébergement ou logement et ainsi de ne pas lui avoir accordé son droit à l’hébergement conformément à la loi du 18 décembre 2015, laquelle porterait transposition de la directive 2013/33/UE dans le droit national et à la lumière de laquelle ladite loi devrait donc être interprétée.

Le demandeur se prévaut ainsi plus particulièrement de l’article 8, paragraphes (1) et (2) de la loi du 18 décembre 2015 suivant lequel : « (1) Le demandeur a droit aux conditions matérielles d’accueil dès la présentation de sa demande de protection internationale.

(2) Les conditions matérielles d’accueil assurent au demandeur un niveau de vie adéquat qui garantit sa subsistance et protège sa santé physique et mentale. […] » et de l’article 2, point g), de la loi du 18 décembre 2015, qui indiquerait que les conditions matérielles d’accueil comprennent notamment le logement.

Il relève encore que si l’article 10, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, lequel serait la transposition de l’article 18 de la directive 2013/33/UE, prévoirait notamment, au titre de logement, le logement dans une structure d’hébergement, laquelle serait définie par l’article 2, point h) de la loi du 18 décembre 2015 comme une « structure communautaire ou individuelle où sont hébergées les demandeurs [de protection internationale] », l’ONA ne lui aurait fourni ni un logement en nature, puisqu’il ne l’aurait uniquement informé que son réseau d’hébergement serait saturé, ni fourni une allocation financière adéquate pour le logement, mais l’aurait simplement renvoyé vers la « Wanteraktioun » où il serait accueilli depuis le 5 février 2024, laquelle ne constituerait toutefois ni une structure d’hébergement, ni un logement.

Monsieur … considère en effet que la « Wanteraktioun » ne pourrait pas être vue comme une « structure d’hébergement » au sens de l’article 2, point h), de la loi du 18 décembre 2015, alors qu’il s’agirait d’une structure d’hébergement garantissant un hébergement temporaire aux personnes sans-abri, de sorte à ne pas pouvoir être considérée comme une « […] structure communautaire ou individuelle où sont hébergées les demandeurs [de protection internationale] ».

Le demandeur explique encore que le Foyer de jour de la « Wanteraktioun » serait uniquement ouvert de 12h00 à 16h00 et offrirait un repas chaud et un lieu de repos ainsi qu’un vestiaire d’urgence tandis que le Foyer de nuit de la « Wanteraktioun » serait ouvert de 19h15 à 8h45 et accueillerait les bénéficiaires pour l’hébergement de nuit, tout en organisant la collation du soir et le petit-déjeuner et en distribuant notamment le matériel pour l’hygiène corporelle et garantissant l’accès aux douches, de sorte qu’en dehors de ces heures tous les occupants de la « Wanteraktioun » y compris les demandeurs de protection internationale, devraient quitter les lieux.

Dès lors, sa présence sur les lieux et pendant toute la journée ne serait que précaire et limitée dès son arrivée à un laps de temps de quelques heures, le demandeur en concluant que la « Wanteraktioun » serait donc un abri de nuit éphémère qui ne remplirait pas les conditions pour pouvoir être qualifié de « structure d’hébergement » au sens de la loi du 18 décembre 2015.

Il fait ensuite plaider que la « Wanteraktioun » ne respecterait, pour les mêmes raisons, pas non plus l’article 8, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015, lequel exigerait que les conditions matérielles d’accueil devraient assurer au demandeur de protection internationale un niveau de vie adéquat garantissant sa subsistance et protégeant sa santé physique et mentale.

Monsieur … donne à considérer qu’une telle situation ne pourrait pas assurer, surtout à un demandeur de protection internationale, un niveau de vie adéquat lequel garantirait la subsistance et protégerait la santé physique et mentale du concerné, alors qu’il serait exposé à un stress physique et mental quotidien en devant quitter les lieux de la « Wanteraktioun » le matin, tout en espérant y retrouver une place pour la prochaine nuit, en ne disposant pas d’un lieu où se maintenir pendant la journée.

Il ajoute que les autres structures d’accueil, telles que le service « Streetwork » de la Croix-Rouge, le bistrot social « Le Courage » de la Caritas, la « Stemm vun der Strooss », le service « Premier Appel » qui offriraient principalement une aide alimentaire, ne sauraient par ailleurs, pas non plus être considérées comme une « structure d’hébergement » au sens de l’article 2, point h), ou comme un « logement » au sens de l’article 2, point g), de la loi du 18 décembre 2015.

Monsieur … conteste ensuite que la condition de l’épuisement temporaire des structures d’accueil, telle que prévue par l’article 11 de la loi du 18 décembre 2015, légitimant son hébergement temporaire dans une structure d’accueil d’urgence, serait donnée en l’espèce, le demandeur estimant qu’au contraire, les structures d’hébergement n’auraient pas été épuisées à la date du dépôt de sa demande de protection internationale, tandis qu’en tout état de cause la « Wanteraktioun » ne constituerait ni une structure d’hébergement, ni une structure d’accueil d’urgence en vertu de la loi du 18 décembre 2015.

Par ailleurs, si l’article 11 de la loi du 18 décembre 2015 limite le recours à une structure d’accueil d’urgence à une période aussi courte que possible, il serait accueilli par la « Wanteraktioun » depuis le 5 février 2024, sans que cette attente n’ait été limitée dans le temps.

Le demandeur conteste toute possibilité dans le chef de l’ONA, au vu de la directive 2013/33/UE et de la loi du 18 décembre 2015, prise en son article 10, paragraphe (5), de refuser à un demandeur de protection internationale une condition matérielle d’accueil, en vertu de sa moindre vulnérabilité. Il fait plus particulièrement valoir que si certes l’ONA, au moment de l’hébergement, pourrait faire une discrimination positive en vertu d’une personne vulnérable afin de considérer ses besoins spécifiques, il ne pourrait en revanche pas, se prévaloir de la « non-vulnérabilité » d’un demandeur de protection internationale pour justifier un refus d’hébergement de ce dernier.

Il estime encore que les articles 22 à 24 de la loi du 18 décembre 2015, lesquels transposeraient en droit national l’article 20 de la directive 2013/33/UE prévoyant sous certaines conditions la limitation ou le retrait des conditions matérielles d’accueil, ne seraient pas applicables en l’espèce dans la mesure où il n’aurait jamais profité du bénéfice de la condition matérielle d’hébergement.

Le demandeur excipe ensuite de l’illégalité de la « pratique » de l’ONA au vu de l’article 15 de la Constitution, le demandeur s’emparant, pour ce faire, des déclarations du ministre de l’Immigration et de l’Asile de l’époque, faites notamment publiquement le 20 octobre 2023, selon lesquelles dorénavant les hommes voyageant seuls, déjà enregistrés dans un autre pays, seraient placés sur une liste d’attente jusqu’à ce que l’ONA prenne une décision, le demandeur estimant qu’une telle pratique serait discriminatoire et violerait les articles 15, paragraphe 1er et 3, ainsi que 16 de la Constitution, consacrant le principe de l’égalité devant la loi, alors qu’elle opérerait une différence de traitement entre un demandeur de protection internationale de sexe masculin, qui, s’il n’est pas considéré comme être particulièrement vulnérable, serait inscrit sur une liste d’attente et devrait attendre à ce qu’une place dans une structure d’hébergement se libère, et un demandeur de protection internationale, de sexe féminin, qui serait immédiatement admis après la présentation de sa demande de protection internationale au Luxembourg dans une structure d’hébergement de l’ONA.

Le demandeur s’empare encore directement de la directive 2013/33/UE pour soutenir que celle-ci ne permettrait pas de faire une distinction entre les demandeurs de protection internationale, de sorte que la « pratique » de l’ONA consistant à établir un test de « vulnérabilité particulière » pour les hommes majeurs voyageant seuls, avant qu’ils puissent accéder à une structure d’hébergement, ne serait pas conforme à la prédite directive.

Par ailleurs, cette pratique l’exposerait à un traitement humiliant témoignant d’un manque de respect pour sa dignité, alors que la situation actuelle susciterait chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à conduire au désespoir, puisque les conditions d’existence dans la « Wanteraktioun », combinées à l’incertitude dans laquelle il resterait et l’absence totale de perspective de voir sa situation s’améliorer, auraient atteint le seuil de gravité requis pour constituer une violation de l’article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Le demandeur fait encore plaider qu’en n’étant pas en mesure de lui garantir un hébergement, donc en lui refusant une composante des conditions matérielles d’accueil et en le renvoyant à la « Wanteraktioun », l’ONA, même à admettre qu’une telle décision serait conforme à la loi du 18 décembre 2015, violerait la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

Il avance également que la « Wanteraktioun » ne pourrait pas non plus être considérée comme « logement » vu qu’elle ne remplirait pas les exigences des articles 18, paragraphe (1), paragraphe (2) et paragraphe (7), et 25, paragraphe (2), de la directive précitée, lus à la lumière de la définition du « centre d’hébergement » prévu à l’article 2, point i), de cette directive.

Reprenant son moyen développé par rapport aux dispositions de la loi du 18 décembre 2015, il relève que la directive en question ne permettrait pas de refuser à un demandeur de protection internationale une condition matérielle d’accueil, en vertu de sa « non-vulnérabilité », alors que la vulnérabilité des demandeurs de protection internationale ne pourrait pas constituer un prérequis afin d’accéder à certaines conditions matérielles d’accueil, en l’espèce le logement.

De même, il réitère son moyen selon lequel les conditions pouvant justifier la limitation ou le retrait du bénéfice des conditions matérielles d’accueil ne seraient pas remplies en l’espèce, en basant cette fois-ci ce moyen directement sur les dispositions de la directive.

Monsieur … en conclut que la décision du directeur de l’ONA violerait l’obligation de l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, en vertu de cette directive, de faire en sorte que les demandeurs de protection internationale aient accès à un logement / hébergement conformément aux conditions matérielles d’accueil.

Le délégué du gouvernement pour sa part conclut, dans le dispositif de ses mémoires en réponse et duplique, au rejet du recours, sans pour autant développer de moyen ou d’argument à cet égard.

En vertu de l’article 8, paragraphes (1) et (2) de la loi du 18 décembre 2015 : « (1) Le demandeur a droit aux conditions matérielles d’accueil dès la présentation de sa demande de protection internationale.

(2) Les conditions matérielles d’accueil assurent au demandeur un niveau de vie adéquat qui garantit sa subsistance et protège sa santé physique et mentale. », tandis que l’article 2, point g) de la même loi définit les « conditions matérielles d’accueil » comme suit :

« […] les conditions d’accueil comprenant principalement le logement, l’alimentation, l’hygiène et l’habillement, fournis en nature, en espèces ou sous forme de bons, ou en combinant ces trois formules, ainsi qu’une allocation pécuniaire et les soins médicaux ».

En l’espèce, il est constant en cause que le demandeur à, suite à l’introduction de sa demande de protection internationale au Luxembourg en date du 5 février 2024, la qualité de demandeur de protection internationale. Il ressort encore de la décision litigieuse citée in extenso ci-avant que le droit du demandeur de prétendre aux aides de l’ONA prévus à l’article 2, point g) précité n’est pas remis en cause par la partie étatique et qu’uniquement l’accès à un hébergement au sens dudit article est temporairement refusé à celui-ci, au motif d’une saturation des structures d’hébergement de l’ONA.

Le tribunal constate, en outre que quand bien même la partie étatique a déposé un mémoire en réponse respectivement en duplique et qu’elle conclut au rejet du recours pour ne pas être fondé, celle-ci reste tel que relevé ci-avant en défaut de prendre position par rapport aux moyens et arguments circonstanciés développés par le demandeur dans le cadre de sa requête introductive d’instance, étant encore relevé qu’il résulte de l’ordonnance précitée du président du tribunal administratif du 8 mars 2024 qu’à l’audience des plaidoiries dans le cadre de cette affaire le délégué du gouvernement a expressément indiqué ne pas souhaiter prendre position par rapport aux moyens soulevés par le demandeur dans le cadre du présent recours.

Il échet, par ailleurs, de constater que le dossier administratif ne contient pas une quelconque pièce relative au nombre de places dans les structures d’hébergement de l’ONA ou de leur occupation au moment de la décision déférée, sinon à l’heure actuelle.

Or, dans la mesure où le demandeur conteste précisément la saturation des structures d’hébergement de l’ONA, l’omission de la partie étatique de prendre position quant à cet élément de fait, lequel se trouve pourtant à la base de la motivation de la décision déférée, constitue, non seulement une violation des droits du demandeur d’examiner la régularité de la procédure poursuivie et celle des motifs énoncés et de formuler et développer leurs moyens en connaissance de cause, mais encore, et surtout, un manquement flagrant à l’obligation primordiale de collaboration du pouvoir exécutif à la bonne administration de la justice, spécialement lorsqu’il détient seul les pièces ou informations nécessaires à la connaissance de la vérité, étant encore relevé que le tribunal est ainsi également mis dans l’impossibilité de vérifier la matérialité des faits à la base de la décision déférée.

Or, lorsque l’administration manque à son obligation de rendre compte envers les administrés de l’exercice des compétences lui dévolues et lorsqu’elle refuse de collaborer à la manifestation de la vérité et entrave le fonctionnement de la justice, en mettant le juge dans l’impossibilité d’exercer sa mission de contrôle, son comportement pour le moins désinvolte et dilatoire doit se résoudre dans l’annulation pure et simple de la décision litigieuse5.

Au vu de l’absence, par la partie étatique, de toute prise de position ou de dépôt de pièces permettant de vérifier la matérialité des faits à la base de la décision déférée, la décision déférée encourt dès lors l’annulation.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours subsidiaire en réformation en la forme ;

au fond le déclare fondé ;

partant, dans le cadre du recours subsidiaire en réformation, annule la décision du directeur de l’Office national de l’accueil du 5 février 2024 ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours principal en annulation ;

condamne l’Etat aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique extraordinaire du 26 juillet 2024 par :

Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 5 Trib. adm., 14 avril 2005, n°18700 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 866 et es autres références y citées.


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 50131
Date de la décision : 26/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 13/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-07-26;50131 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award